Chapitre 11 : Les braves

Septembre 1825, Paris.

« J'étais lieutenant d'infanterie, tout comme mon frère Tomek. Nous étions détachés de notre régiment et affectés à l'escorte de quelques civils polonais, fuyant Moscou où ils auraient inévitablement connu la mort. Le hasard fit que nous rencontrâmes et nous liâmes d'amitié avec deux officiers français qui venaient de survivre à l'un des plus beaux faits d'armes du maréchal Ney. Je vous propose aujourd'hui de vous offrir le récit. »

Pavel était reçu ce soir-là à dîner, chez le notaire parisien qu'il avait rencontré pour rendre service à madame Deleuvre en retrouvant les documents de propriété qui lui manquaient. Sa réputation de conteur insatiable le précédait et le notaire l'avait pressé d'accepter une invitation à dîner où il réunirait quelques amis.

La légende napoléonienne était à la mode, malgré l'hostilité du gouvernement de Charles X ; la nouvelle mode romantique s'en emparait allègrement dans les poèmes, les récits littéraires, les théâtres, les morceaux de presse, les airs musicaux, les peintures, gravures et autres arts en pleine floraison. Dès que le nom « Napoléon » sortait, les bourgeois étaient pris de passion et clamaient à la grandeur d'une époque trop vite renversée par une monarchie dépassée. On en venait jusqu'à déformer les récits d'une époque tragique pour y donner plus de panache. La folle épopée napoléonienne prenait le corps d'un fabuleux monstre chimérique, populaire et grandiose, meurtrier et tyrannique, qui venait peser son ombre fantastique sur ce XIXe siècle.

Pavel, dont le métier même était de raconter, l'avait bien compris. Il commençait toujours par cerner son public avant de choisir l'histoire qui les ferait frémir. Ici, un fait d'armes s'imposait, et il se trouvait qu'il en avait un quelque peu extraordinaire sous la main.

« A Smolensk, l'empereur avait fait réserver des vivres pour les troupes de chaque corps, mais la mauvaise organisation d'une armée qui frôlait la déroute fit que les officiers laissèrent piller une partie des réserves destinées à l'arrière-garde. Celle-ci ne put donc refaire ses forces, quand elle arrivait épuisée, à bout de souffle, à Smolensk. Et la retraite ne faisait que commencer.

« L'arrière-garde était composée d'environ dix mille hommes, dont plus de quatre mille avaient déjà jeté leurs fusils, n'ayant plus assez de forces pour les porter. Dans cet état, ils parvinrent à grand-peine, à une heure avancée, près d'un profond ravin, éloigné d'environ quinze kilomètres de Krasnoë. Un pont étroit, au-dessus de cette dépression, établissait la communication d'un bord à l'autre. Le maréchal Ney fit arrêter la troupe sur une butte qui précédait le ravin. Sur l'autre versant, au sommet d'un plateau qui surplombait la butte, on distinguait très clairement les troupes russes, déjà disposées en ordre d'attaque et prêtes à attaquer l'arrière-garde de la Grande Armée.

« Le maréchal, brave enfant de la Révolution et des guerres de l'Empire, n'hésita guère avant d'ordonner le combat. Il laissa une réserve de traînards et blessés sur la butte, et lança six mille Français gravirent le talus. Ce ne fut qu'après être arrivés au sommet qu'ils s'aperçurent du piège : les ondulations du terrain avaient dissimulé plus de cinquante mille hommes. »

Un « Oh » de stupeur parcourut les convives. Ils retrouvaient les conditions du génie militaire, où l'armée en minorité doit échapper au piège formé par l'armée majoritaire. C'était le thème même de la Berezina, bataille trop célèbre, mais à l'échelle plus réduite du corps du maréchal Ney. Le cadre était posé. La bravoure pouvait se révéler, et ces notables en costume, confortablement assis à leur table de dîner, étaient de fins connaisseurs de la bravoure française.

« Forcés d'opérer une retraite, ils s'aperçurent en revenant sur la butte que leur position était presque parfaitement encerclée. Pourtant, cette brève attaque avait surpris les Russes par son audace et son intrépidité. Le général russe envoya au maréchal un officier supérieur pour le sommer de se rendre, en l'exhortant à ne pas prolonger une lutte meurtrière qui n'aurait aucun espoir de succès. Le maréchal écouta l'envoyé avec indignation, avant de s'adresser à ses troupes, avec toute l'énergie de son caractère : « Ce serait une honte éternelle pour chacun de vous, si vous abandonniez aux Russes un maréchal d'empire ! ». Tous jurèrent de mourir à ses côtés, plutôt que d'accepter un pareil déshonneur. « Et moi aussi, poursuivit le maréchal, je vous jure qu'ils ne m'auront pas vivant ! ».

« Alors que les rayons du soleil couchant atteignaient la cime des pins, le maréchal aperçut l'extrémité des lignes russes. Un plan se dessina dans son esprit, mais il ne fallait pas perdre un instant. Il ordonna de couper du bois et d'établir des feux sur une longue ligne, de manière à couvrir le front de sa position.

« Mes deux amis étaient chargés également de l'entretien de l'un de ses feux. Ils aperçurent les feux du camp russe s'allumer un à un, signe que les Russes, prétentieux imbéciles, pensaient tenir fermement leur position. L'armée française profita de l'obscurité pour s'évanouir, avec tous ceux qui étaient en état de le suivre et de combattre. Elle s'enfonça dans une épaisse forêt, traversa péniblement les massifs de fougères et de ronces qui les griffaient au passage, chercha son chemin parmi les sentes animalières et parvint finalement au bord du Boristhène. Les glaçons tirent lieu de radeaux de fortune, instables esquifs de fortune. Ils ralentirent les troupes, sans les bloquer tout-à-fait. L'armée était sauve.

« Les soldats poursuivirent leur marche, éveillés depuis maintenant trente heures, dans un pays sauvage, hérissé de difficultés, entrecoupé de profonds ravins. Les soldats, constamment éprouvés par les saillies des cosaques de Platov, leur hetman, devaient puiser dans leurs ressources pour tenir la cadence rapide de la marche.

« Lorsque la survie est en jeu, le corps découvre toute l'étendue de ses capacités surhumaines. Les soldats pensaient ne résister qu'une heure, deux heures à cet effort intense, au froid, à la faim, à l'effroi, au rythme toujours plus pressé des marches, et ils découvrent qu'ils sont capables d'héroïsme. Se priver de nourriture pendant plusieurs jours ? Marcher plus de trente heures d'affilée ? Supporter moins trente degrés couverts d'une simple capote de soldat ? Les soldats se découvrent braves, parce qu'ils n'ont pas le choix. Pendant l'action, le cerveau vous drogue. Vous perdez vos capacités de raison, pour un état d'hypervigilance où vous traquez le moindre danger, le son des sabots sur la neige signifiant l'arrivée des cosaques, le bruit du vent de Borée qui apporte la tempête, le hurlement d'un loup dans le lointain. Et les mains se serrent sur les couteaux, sur les fusils.

« Le hennissement des chevaux des cosaques donnait le signal de la bataille. L'excitation faisait frémir nos soldats qui se mettaient à crier, toujours plus épuisés à mesure que le jour s'avançait et que leur nuit terrible s'éloignait. Dans l'une de ces attaques, le maréchal Ney, toujours en tête, vit tomber à ses côtés, la moitié de l'état-major qui lui restait. Les soldats, épuisés, découragés, parlèrent de se rendre. Ils s'effondraient, s'abandonnaient au sol. Les barrières mentales venaient de céder. Le corps s'écroulait, car le découragement avait détruit brutalement les mécanismes de survie. Ils ne pouvaient plus défendre leur maréchal d'empire, et leur vie elle-même les lâchait tandis qu'ils se prenaient à espérer une mort rapide et douce.

« Le maréchal Ney seul ne se laissa pas abattre. Il les releva, les encouragea, les invita à dépasser une fois de plus les limites qu'ils pensaient avoir atteintes. « Si vous ne trouvez plus le courage de poursuivre, je vous donnerai la hargne qu'il vous manque ! » Un frisson de solidarité les secoua, leur fit partager par quelque mystérieuse énergie une même vigueur qu'ils se communiquaient. La masse se mit en branle. Ils tombèrent un à un dans un état de fureur et se mirent à courir vers les lignes ennemies, pour les traverser de part en part, poussant des cris menaçants, semant une pagaille telle que les Russes, saisis d'épouvante, ne purent que prendre la fuite.

« Le lendemain, ils rejoignaient l'empereur à Orcha. Napoléon fut saisi d'émotion à la vue de ce vieux compagnon d'armes qu'il pensait disparu à jamais. Le maréchal d'Empire était sauf, et nos soldats des héros. »

Elle était là, la bravoure. Dans leur confiance infaillible au maréchal Ney, dans la sueur des soldats marchant à allure forcée pour s'extraire du danger, dans leurs cris lorsqu'ils montent au combat, taisant la peur irrépressible qui paralysait leurs membres quelques secondes auparavant. Les véritables héros, c'étaient eux. Ces anonymes. Ces braves. La stratégie rendait honneur au maréchal Ney, mais le courage... Le courage, ils l'avaient ensemble.

Pourtant, la bravoure a un prix. La peur venait chercher, en impitoyable sorcière, ceux qui lui avaient trop longtemps résisté.

- Et vos amis ? Ont-ils atteint Orcha ?

- C'est dans ce contexte que je les rencontrai. La faim les taraudait depuis Smolensk où ils n'avaient presque rien mangé. Ils peinèrent à garder le rythme rapide de l'armée du maréchal et perdirent le fil de la colonne. Isolés, prêts d'être capturés par une troupe de cosaques, ils allaient être pris, lorsque je vins à leur rescousse à la tête d'une vingtaine d'hommes conduisant quelques civils.

- Les avez-vous revus après votre retour en France ?

Il avait gardé contact avec Augustin, amitié dont le fil se délitait avec le temps. Les deux officiers n'avaient jamais tissé le même lien que celui qui unissait Emeric et Tomek.

- Vous pouvez m'aider à retrouver l'un d'eux. Emeric Daupias.

Un rictus déforma ses traits. Pavel ne pouvait s'en empêcher... Il estimait Emeric responsable de la mort de son frère.

Les yeux se mirent à briller. Le nom circulait dans les milieux parisiens, entouré d'une certaine aura. On attachait à son fantôme de multiples histoires, vivantes et terrifiantes. Il représentait une idée, aussi venimeuse que pleine d'espoir pour bien des familles : la Russie conservait encore en son sein des prisonniers de la campagne de 1812, et elle pouvait peut-être encore recracher quelques rejetons.

Emeric avait l'aisance, l'audace, et le charme des beaux-parleurs, le sens de la mise en scène et un zeste de mystère. Il courait les dîners depuis son retour pour déclamer quelques-unes de ses histoires, et on s'en passait difficilement.

Le public s'excita. Voilà que les deux conteurs préférés de la capitale étaient deux amis de la campagne de Russie. Le hasard était trop beau, trop gros ! Et si Pavel enjolivait ? Disait-il vrai ?

- Où est-il ? Insista-t-il.

Le soir, Pavel se sentait vide. Il avait le sentiment de vivre continuellement une fuite en avant, une fuite qu'il revivait sans cesse et sans cesse par son métier de conteur. Les récits prenaient une couleur fade, une odeur neutre, perdaient de leur vivacité à mesure qu'il les débitait chaque soir. Il mettait chaque fois un peu plus à distance les événements de la campagne de Russie, comme s'il n'y avait jamais participé, qu'il n'était qu'un spectateur muet, un passeur de ces récits à un public avide. Pourtant, son corps en gardait toujours les séquelles. Son esprit aussi. Et les histoires de sa captivité appartiendraient toujours au champ le plus intime de sa mémoire.

Parfois, les convives l'interrogeaient :

- Et vous ?

- Pourquoi être revenu en France ?

- Avez-vous fait la campagne de Russie ?

- Avez-vous été captif ?

Il leur jetait un regard noir, et revenait s'assoir à table pour finir son bol de soupe, son verre de vin, de whiskey ou sa liqueur de pomme en silence. Il avait fini de parler, et on ne lui arracherait plus un mot. Le conteur se faisait avare de paroles.

Une fois, une seule fois, il se risqua à raconter sa fuite, le jour où Augustin revint en France, en décembre 1814, après deux ans de captivité. Les deux hommes étaient liés par une étrange relation d'amitié, frère et ami du duo qui s'était formé au cours de la Retraite de Russie. Le Polonais rêveur gardait pour lui un idéalisme littéraire que son frère patriote exprimait au grand jour. Il appréciait la solitude où ses pensées pouvaient se former, prendre corps, gagner en substance, où l'esprit pouvait s'évader en un rien de temps, où les affreux verbiages des profanes illettrés ne l'atteignaient jamais. Il aimait raconter ou se taire, et ne trouvait aucune appétence à se rapprocher d'autres personnes que son frère.

Augustin n'était pas solitaire par choix. Il avait l'air gauche, maladroit, encombré par son corps, le regard intelligent. Ses yeux exprimaient une concentration profonde sur tout ce qu'ils touchaient et l'assurance du visage compensait les maladresses du corps. Il pensait ne jamais mériter l'amitié, ni l'amour et doutait des moindres marques d'affection qu'il recevait.

Les deux hommes s'étaient épiés en 1812, avaient partagé quelques vagues discussions et créé un lien distendu d'amitié solitaire où l'un et l'autre ne rêvaient que de retrouver un peu de temps, un peu d'affection, avec leur ami d'enfance ou leur frère unique. Ils ne se toléraient, par un fil de confiance encore assez fragile, que parce qu'Emeric et Tomek créaient jour après jour une amitié tenace, solide et quasi exclusive que rien ne semblait pouvoir rompre. Augustin et Pavel se retrouvaient liés par le même sentiment de relégation, et la même volonté d'éviter une solitude non désirée. Amitié instable en miroir de celle que partageait Emeric et Tomek.

Lorsqu'ils se retrouvèrent, en décembre 1814, Augustin avait les doigts boursoufflés, tordus, crispés. Il manquait une phalange à l'annulaire de la main droite. Pavel sut dès cet instant qu'il devait raconter à l'ami éprouvé ce que lui-même avait traversé. Il fallait renouer le fil des jours manquant à leur amitié, rassurer le prisonnier de retour en ses foyers en lui signifiant qu'il n'était pas seul, que d'autres avaient connu ce qu'il avait vécu, et retrouver peut-être un peu de ce lien étrange qui unissait nos deux solitaires. Le conteur se risqua à l'intime. Il ne devait plus jamais y revenir.

« Tu as connu sans doute les convois de prisonniers, où, par centaines, par milliers, les prisonniers de la Grande Armée devaient marcher vers l'Orient. Des cosaques me surprirent alors que je marchais solitaire, me menacèrent de leurs lances avant de me dépouiller comme à leur habitude. Quelques heures plus tard, j'intégrais l'un de ces convois. »

Augustin avait dû attendre quelques jours avant de les connaître. Les premiers jours de sa captivité à Vilna, il avait connu la crainte quotidienne de se voir pillé plus encore par les Russes, les Cosaques et les Juifs, de se voir tiré hors du lit où il couvait une fièvre nerveuse pour finir sur le sol pavé de la ville battu à mort. Pendant quatre jours, il n'avait vécu que d'eau de neige et d'une bouteille d'eau-de-vie trouvée sous une latte de plancher et vidée dans la nuit. Cette crise violente et solitaire, jamais il ne l'avait partagé quand elle ne quittait plus son esprit comme une ombre qui rôde au-dessus de sa raison, menaçant de s'abattre à tout moment. Plus tard, oui, il avait connu les convois.

« J'avais le droit, comme toi sans doute, à un charroi à deux chevaux partagé avec un autre officier. Accepter le maigre confort d'un transport cahotant eut été signer mon arrêt de mort, puisqu'allongés dans le froid, immobiles et fragiles, ceux dont les jambes ne les supportaient plus mourraient les premiers.

Augustin fit un signe demandant d'accélérer. Il ne connaissait que trop bien ces détails et n'attendait qu'une réponse pour satisfaire sa jalousie : comment Pavel avait-il fait pour fuir, quand lui-même avait dû attendre deux longues années avant de retrouver la France ? Il y avait là une injustice qui rendait amères ces retrouvailles avec le Polonais.

« Ce que tu dus ignorer en revanche, ce fut le sort spécial réservé aux Polonais. Sujets de l'empereur depuis 1795, rebelles à son autorité, gagnant leur indépendance grâce au soutien de Napoléon, avant de la perdre définitivement en 1815, ils étaient suspectés de trahison, et traités plus durement que les autres. Certains de mes camarades, les plus vaillants, étaient contraints de rejoindre les rangs de l'armée russe pour combattre à la périphérie de l'empire, dans le Caucase, en Géorgie ou en Sibérie. Je compris rapidement que si je voulais survivre, il me fallait prendre la fuite, et je partis de nuit. »

Augustin avait également connu des jours terribles qui frappaient encore son esprit malade. La première nuit du convoi, ses trois milles compagnons de captivité partageant la même colonne que lui furent entassés dans un manège ouvert à tous les vents et plein de neige. Pour se réchauffer, ils se couchèrent le long des murs, pressés les uns contre les autres... Et le froid continuait de pénétrer sous les couches fines de leurs vêtements, dans les déchirures de leurs bottes ou de leur capote, pour givrer les extrémités, bleuir leur peau blanche, figer leur corps raidi. Les vivants entassaient au fur et à mesure les cadavres en piles à hauteur d'hommes, terribles piliers qui transformaient le manège en temple funéraire, basilique sépulcrale et cathédrale de la mort. Le lendemain, deux cent cinquante seulement avaient survécu.

Pavel avait-il connu cela avant de prendre la fuite ?

« Je marchai jusqu'à la Pologne où j'espérais retrouver quelques connaissances. Je marchai, et au milieu de mes perpétuelles inquiétudes, de mes craintes, de mes agitations sans cesse renaissantes, les dates m'échappaient. Je voyais les jours s'allonger, les nuits se réduire à un brève filet d'obscurité, et je gouttais la chaleur des rayons, depuis l'aube où l'obscurité s'éclaircissait tendrement, jusqu'aux couleurs rougeoyantes d'un ciel qui descendait dans la nuit. Je marchais dans le temps et l'espace, sans repères, un sentiment de liberté au cœur. Et j'arrivais en Pologne. Je savais, déjà, que les jours pour moi seraient plus faciles. »

Augustin sourit. L'été 1813 apportait ses douceurs. Officier français, porteur d'un nom noble qui continuait de lui ouvrir des portes, il avait pu bénéficier de la francophilie d'un jeune comte russe qui l'avait accueilli chez lui en échange de leçons de Français données à sa fille unique. Les rigueurs de la captivité s'étaient adoucies à mesure que la générosité du comte venait à s'exprimer. A cinq mille kilomètres de ses parents et d'un pays qu'il craignait de ne jamais revoir, livré en captif à l'ennemi russe que l'on disait si cruel, il éprouvait des sensations nouvelles, où se mêlaient la peur et le soulagement, la reconnaissance et la nostalgie, la tristesse et l'affection pour ses hôtes.

« En Pologne, pourtant, je compris que je ne pouvais pas m'arrêter. Le jour pouvait venir où Napoléon que l'on croyait invincible tomberait. On l'avait vu faillir lors de cette terrible Retraite. Sa chute, autrefois impensable, devenait possible, probable, évidente. Alors, cet homme unique qui faisait seul rempart à la Russie, pour l'empêcher de dévorer à nouveau la Pologne, cet homme serait incapable d'empêcher le joug russe de s'abattre à nouveau sur mon pays. Et alors, moi qui avais soutenu publiquement l'empereur français, qui avait agité la presse et les notables de mon peuple pour s'organiser contre la Russie, moi qui avais pris la fuite, je serais finalement mis à mort. Pour survivre, il me fallait aller là où les Russes n'avaient aucun pouvoir, et continuer mon chemin. Je fis le pari d'aller jusqu'en France où j'espérai bénéficier du soutien d'amis français. »

En juin 1814, Augustin avait rejoint le village où les rescapés de la captivité avaient attendu la libération en jouant, buvant, travaillant parfois dans les usines voisines, inactifs, excités, incapables de tenir en place et prisonniers. Napoléon obtiendrait la victoire et exigerait leur libération, ce n'était qu'une question de temps ! Si les mois filaient et que rien ne venaient, c'était seulement parce qu'il préparait une campagne éclair contre l'Angleterre, la rebelle. Une fois la perfide Albion à terre, l'Europe serait à ses pieds et tous obtiendraient leur liberté...

Lorsque le précieux sésame leur revint, comme ils déchantèrent !

« Je traversai une Europe en guerre. La Pologne, l'Autriche et la Prusse, la Saxe et la Bavière étaient parcourues d'armées multinationales épuisées et à bout. Un ami de Pologne me conseilla de me grimer en officier de liaison russe, en masquant mon accent polonais. Il me prêta une voiture et me souhaita bonne chance. Je contournai les lignes et les obstacles sans que rien ne vint contredire mon histoire. »

Napoléon avait abdiqué. Le prix de la libération de tous ses soldats était la capture de celui qu'ils ne pouvaient qu'admirer et en qui ils avaient placé leur fidélité. La déception était puissante. La colère ne passait pas, le drapeau fleurdelysé piétiné, le tricolore brandit haut et fièrement.

Mais pas Augustin. Pour lui, le retour du roi ramenait la paix, et elle n'avait pas de prix. On avait donné sa chance à la Révolution et elle n'avait apporté qu'instabilité et rivières de sang. Les Bourbons retrouvaient une place légitime occupée par leur famille depuis plusieurs centaines d'années : les rois avaient construit, façonné et élevé la France et son peuple, là où la Révolution n'avait fait que précipiter à la ruine des milliers de familles. Pourquoi renier ses racines ? Celui qui crache sur son passé et décide de couper ses jambes ne peut que s'effondrer. Et la France n'a qu'une unité, le roi, et une seule identité, son Histoire.

Augustin revint vers la France animé d'une joie débordante qui ne cessait de croître. Il allait revoir Hortense, frapper à sa porte, revoir son sourire et la reconquérir... Le bonheur, enfin !

« Je suis en France depuis près d'une année. Le colonel de Bellair m'a donné quelques contacts en Normandie pour démarrer un commerce de colporteur. Lorsque j'ai su que tu étais revenu... »

Déception. Des quatre amis de la Retraite, Pavel aurait espéré retrouver son frère mystérieusement disparu, ou Emeric qui avait emporté son secret. La Russie semblait avoir englouti l'un et l'autre. Pavel avait perdu le seul homme qu'il aimait. Augustin était-il seulement encore un ami ?

Onze années plus tard, encore embrouillé du vin bu lors du dîner chez ce notaire parisien, plongé dans ses souvenirs rêveurs qui naviguaient entre différentes époques, Pavel répétait en boucle des mots qui sonnaient comme la clef d'un mystère enfin prêt d'être résolu. « Emeric Daupias, marchand d'armes, rue du faubourg Saint-Antoine, revenu en France deux ans auparavant ». Rue du faubourg Saint-Antoine... Les yeux brillaient dans l'obscurité.

- Tomek, souffla Pavel.




Et bonne année !

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