Chapitre 10 : Le protecteur

Mars 1825, Krasnoïarsk.

- Applique-toi davantage, Alexis. Regarde la forme de mon "a". Finis bien la boucle... Comme cela, c'est bien.

L'enfant écoutait son professeur, plein d'une quiétude qui lui était nouvelle. La leçon durait depuis plus d'une heure, à la lumière d'une lampe à pétrole. Il enchaîna consciencieusement avec le "l" de son prénom, sous le regard attentif de Tomek.

Celui-ci avait un goût d'inachevé dans la bouche. Il devinait le potentiel de l'enfant et se désolait de le voir seulement maintenant découvrir l'écriture, dans une langue slave éloignée de ce qui aurait dû sa langue maternelle.

Il laissa Alexis poursuivre ses lignes et se replongea dans la lecture du journal, préoccupé. Le monde se dévoilait dans son habituelle complexité, comme s'il sortait de la grotte dans laquelle il se trouvait depuis 1813 pour se prendre une lumière aveuglante en pleine face. Les souverains avaient entièrement recomposé les frontières de l'Europe au congrès de Vienne en 1815.

La Pologne, son beau pays natal, n'était plus qu'une annexe de la Russie, écrasée sous le joug féodal de l'Empire. Il se souvint des efforts consentis par leur peuple pour résister aux Russes et s'assurer leur indépendance, comment ils avaient accueilli les Français en héros libérateurs, jusqu'à ce que la campagne de Russie enterre tous leurs espoirs. Il était jeune alors, et plein d'une fièvre patriotique que partageaient tous ses compatriotes... C'étaient les heures de gloire de la résistance du grand-duché de Varsovie.

Alexis se tourna vers lui. Il avait terminé. Tomek lui montra le journal et commença à lui faire lire quelques mots. Mais l'enfant s'impatientait... Il aimait quand son professeur lui racontait des histoires, tout animé d'une passion contagieuse. Tomek sourit, et lui parla de la Pologne. Pour Alexis, c'était comme une seconde Patrie, un pays merveilleux où les princesses recevaient des visiteurs du lointain dans leurs gothiques donjons, avant de s'enivrer d'enthousiasme de manoirs en châteaux délabrés au bruit des concerts et des cornes de chasse. C'étaient des écrivains palots au veston élimé, déclamant sur les places publiques leurs pamphlets contre le pouvoir russe, avant de s'enfuir dans une soupente poreuse pour écrire quelques langoureux poèmes. C'étaient des colporteurs aguerris contre l'hiver qui rapportaient chaque soir les surprises les plus fabuleuses et les nouvelles les plus prodigieuses pour faire rêver tout un peuple. Tomek avait toujours rêvé d'être colporteur.

Mais aussi, ce qui avait surpris le Polonais dans la presse, ça avait été de voir que...

- Tu sais, expliqua-t-il à l'enfant, Napoléon est mort.

Alexis ouvrait toujours de grands yeux attentifs, comme s'il attendait des explications supplémentaires, et Tomek se rappela qu'il n'avait jamais connu le petit caporal, l'ogre de Corse, l'empereur des Français, qu'il ignorait tout de la météorite Bonaparte, des destructions, bouleversements et récréations dont son règne était responsable en Europe. Un tel destin suscitait encore les passions les plus folles, et l'enfant attendait, de marbre. Il fallait lui expliquer... Mais les mots pouvaient-ils transmettre la folie de l'épopée napoléonienne ? Tomek se sentait impuissant.

Ils allaient devoir repartir. Ces quelques mois dans la ville étaient apparus comme une bénédiction. Tomek s'était créé un peu d'argent comme écrivain public, et avait entrouvert au jeune garçon le monde mystérieux des lettres et des nouvelles. L'enfant s'imaginait en voyageur, couvert d'une grande capeline et d'un grand bâton de chêne, parcourant chaque région du monde pour s'imprégner des cultures et des mentalités. Il s'excitait à la simple idée d'atteindre un jour cette Pologne qui le faisait tant rêver. Krasnoïarsk avait déjà épuisé sa magie des premiers jours, et Alexis associait désormais le voyage à l'extrême liberté.

- On repart ? Dit-il enfin.

Tomek s'arrêta, surpris par cette voix fluette dotée d'un drôle d'accent. Il s'attendrit du joli sourire encadré de fossettes du garçon et acquiesça :

- D'ici quelques jours. Il faut attendre la fin du dégel.

A la sortie de Krasnoïarsk, les voyageurs rencontraient l'un des inconvénients auxquels il fallait se résigner si l'on voulait traverser la Russie en cette saison. Le dégel s'était étendu jusqu'au Ienisseï, où les glaçons s'étaient ouverts. Ils ne charriaient pas encore, mais ils étaient séparés et flottants. Il fallait désormais passer les rivières à pied à la manière russe, c'est-à-dire d'un glaçon à l'autre, au moyen de quelques planches qu'on plaçait dans les intervalles trop larges pour les franchir d'un pas. Tomek connaissait ce procédé, mais refusait de l'utiliser par crainte d'une mauvaise chute dans l'eau glacée qui pouvait leur être fatale.

Il en venait à regretter l'hiver où les neiges et les glaces rendaient aisés le voyage pour tous ceux qui avaient la chance de posséder un traîneau. Lorsque le froid recouvrait les terres russes, les grands seigneurs et les notables devenaient soudainement mobiles, traversant d'immenses distances en un rien de temps, emmitouflés dans les fourrures du traîneau.

Quelques semaines plus tard, les eaux du Ienisseï étaient dégagées, bleues et claires. Tomek prit son congé de l'imprimeur, chargea sur les deux chevaux leurs effets, et ils quittèrent la ville. Alexis, bien qu'excité à l'idée du voyage, n'en conservait pas moins la boule au ventre. L'inconnu revenait.

- Où allons-nous ? Demanda-t-il alors.

Était-ce la liberté ? L'assurance nouvelle qui le transformait chaque jour ? L'intelligence qui s'épanouissait toujours un peu plus ? Chaque jour, les mots sortaient de la bouche de l'enfant, toujours plus nombreux, pleins de curiosité sur le monde et d'interrogations sur la vie. Alexis, presque muet pendant des années, laissait enfin éclater les mots en flots.

- L'empereur a promis de libérer tous les prisonniers de guerre. Nous demanderons son secours. Je voulais rejoindre la Pologne, mais je crains que le joug russe n'est brimé tout ce qui faisait son charme. Alors, nous irons en France. Alexis... Tes parents sont en France.

Avec le temps, les traits de ressemblance entre Alexis et son père, Emeric, se précisaient. Par étincelles,des fragments de personnalité de l'officier français transparaissaientsoudainement. Dans le ton de la voix, dans la confiance en soi qui s'affermissaittous les jours, dans le pétillement de ses yeux, Alexis rappelait son père.Longtemps, muet et effacé, le jeune garçon n'avait été qu'une ombre, loin du caractèreextraverti et flamboyant d'Emeric. Mais depuis quelques temps, Tomekpressentait au fond de lui une force, un feu brûlant qui menaçait de tout dévaster,de se répandre pour dévorer tout ce qui était à sa portée, et qui pouvait égalementconduire aux choses les plus grandes et les plus belles s'il le laissaitglisser hors de ses mains. Alexis avait ce feu en lui qui ne faisait quecroître et renforcer sa volonté.

Emeric savait se faire apprécier de tous. A peine l'avait-il aperçu que Tomek avait tout fait pour se rapprocher de lui, comme si gagner son amitié constituait un prix inappréciable. Les quelques semaines qu'ils avaient passé ensemble condensaient à elles seules des années d'amitié, parce que les difficultés qu'ils avaient traversées avaient requis plus de confiance en l'autre et plus d'abnégation qu'ils n'auraient pu en montrer dans leur vie tout entière.

Il est des amitiés qui se forgent sur la durée : le temps tisse un fil invisible et incassable qui résiste à l'oubli et aux pires fléaux. Celle qui unissait Emeric et Augustin semblait forgée de ce bois-là... Si le fil était assez ferme pour surmonter les trahisons.

D'autres amitiés sont instantanées, façonnées immédiatement dans le matériau le plus dur, en proie dès les premières heures aux épreuves et aux tourments qui les modèlent en bijoux bruts et solides. Les compagnons de galère sont unis à jamais par l'héroïsme. Tomek ne pouvait repenser à Emeric sans éprouver un pincement au cœur qui lui rappelait également les terribles bouleversements de la campagne de Russie. Cette amitié ne connaitrait jamais d'homonymes, et l'enfant qui grandissait à ses côtés venait prolonger ce lien de fidélité. 

Leur route reprit sur les sentiers estivaux d'une taïga couverte des odeurs de l'été. L'air chargé de pollens charriaient les multiples senteurs des sorbiers des oiseleurs et des bruyères en fleurs. Les lourdes fourrures avaient été abandonnées, remplacées par des chemises plus légères et de larges vestons de chasseur, les rendant plus libres de leurs mouvements.

Tomek prit davantage le temps d'enseigner au jeune garçon la pose d'un collet, d'un filet de pêche, ou l'affutage d'une lance pour la chasse. Tous les trois ou quatre jours, ils s'arrêtaient, installaient leur campement, posaient leurs pièges, et sortaient les outils. Quelques jours plus tard, lorsqu'ils atteignaient quelque grande ville, la viande, les peaux et les fourrures étaient vendues. Quelques sous récoltées, le voyage pouvait se poursuivre.

Ils ne craignaient plus d'être rattrapés. Les distances constituaient leur meilleure protection. Aux yeux des Russes, ce n'était qu'un père et son fils peu loquaces et sauvages. Tomek et Alexis avaient la passion du silence et de l'indépendance.

L'enfant devint rapidement autonome et s'en allait seul dans les bois pour poser les collets. Il atteignait l'âge où le corps s'étirait brusquement, lui donnant parfois une allure gauche, un peu maladroite. Mais la confiance que lui accordait Tomek venait compenser les profondes transformations de son corps.

« Il est beau », se disait Tomek, toujours plus surpris de voir l'enfant disparaître, et les traits d'Emeric ressurgir. Cela ne l'incitait que davantage à se presser de parcourir les longues distances de Russie. Un jour, ils atteindraient l'Europe, et quelles seraient alors les réactions de son frère Pavel ? De son ami Emeric ? D'Augustin ? De la mère de l'enfant ? Des larmes de joie, des cris de surprise, des expressions de stupeur à la vue des revenants qui avaient défié la mort et le froid de Russie. Le Polonais s'endormait régulièrement, le soir, sur ses images fantasmées des retrouvailles tant espérées. Cette joie justifiait à elle seule toutes les épreuves traversées.

Le mois d'août arriva.

- Cela fait un an, compta Tomek. Un an aujourd'hui.

Un an de liberté, passé si vite qu'il en avait le vertige. Et en même temps, l'année avait été dense, alourdie par les nombreux paysages traversées, les multiples aventures vécues ensemble et les dangers dépassés. Un an qui en paraissait dix. Alexis avait mûri. Tomek avait vieilli.

Ils avaient installé leur campement sur les bords d'un grand lac, quelques jours avec Omsk. Un ruisseau faisait entendre son murmure à quelques pas d'ici et berçait le Polonais tandis qu'il allumait le feu du dîner. Alexis avait posé des pièges le matin et venait de repartir, à la tombée de la nuit, pour récupérer le fruit de la chasse. Il sifflotait un chant militaire polonais que lui avait appris Tomek quelques jours auparavant, et frappait les branches des mélèzes avec son arc pour se frayer un passage dans la taïga épaisse.

Ils avaient prévu de rester quelques jours à Omsk pour vendre le produit de ces quelques jours de chasse, et pour s'informer des nouvelles du monde, nourriture intellectuelle devenue indispensable au Polonais rêveur. L'idée même de découvrir bientôt une autre ville immense enthousiasmait Alexis qui ne cessait de presser son protecteur pour aller plus vite. Avant cela, il fallait chasser.

Un forme bougea sous les fourrés. Un pas lourd fit trembler la terre. Le garçon se tut, s'accroupit, banda son arc dans la direction du mouvement. Les branches des mélèzes s'agitèrent encore et il devina une large tâche brune.

« Un ours ». Son cœur se mit à battre. Que faire ? Tirer ? L'animal ne l'avait pas vu... Il allait le sentir, bientôt. Il pourrait s'exciter s'il était blessé. Un grognement... L'ours balançait, de son pas souple, et avançait vers Alexis. Il humait une odeur étrangère.

La flèche partit. Le garçon se mit à courir de toutes ses forces en direction du campement. Il traversa la rivière sans trop d'hésitation, pour effacer les traces de sa fuite, et rejoignit Tomek encore tout haletant.

Les mains vides.

Le Polonais s'assura que l'enfant n'avait rien, avant de récupérer ses flèches :

- On n'a rien pour dîner. J'y retourne d'ici une heure, le temps que l'ours disparaisse.

- Il est peut-être mort, tenta Alexis.

Après tout, s'il était parvenu à s'enfuir sans se faire rattraper par le monstre des forêts, c'était sûrement parce que l'animal était blessé, peut-être déjà mort. On n'échappe pas à un ours.

Tomek l'espérait aussi. L'obscurité tombait sur les bois lorsqu'il décida de repartir chercher les pièges. Alexis l'attendit près du feu qu'il alimentait régulièrement d'aiguilles de sapin. Il écoutait les bruits de la forêt, attentif au frémissement de la terre, au battement lourd de la course d'un ours. Seul le hululement d'une chouette qui appelait la nuit, et le vent qui chantait dans les branches perçaient le silence.

Les pensées finirent par se détacher du vivant, pour se recentrer en lui-même. Les hormones de l'adolescence venaient agiter dans son esprit de multiples questions existentielles, dramatisées par les excès de la jeunesse. Il tournait dans sa tête ses rêves imprécis, incapable de s'arrêter sur la personne qu'il souhaitait être. Un voile opaque occultait son avenir, alourdi par trop de questions sans réponses. Comment avancer si l'on ne savait pas d'où l'on venait ? Des images fixaient son attention, brillantes et lumineuses. Elles le guidaient maladroitement dans l'obscurité où il se trouvait. Une peinture de la Pologne, réalisée grâce aux récits de Tomek. Un parfum d'amour, échappé des projections de ses parents. Une fresque héroïque, dictée par son cœur ardent. Il avançait vers l'ouest à l'aveugle, porté par ses quelques images qui devaient déterminer plus tard toute son identité.

La nuit était noire, désormais. La chouette hululait de contentement. Et Alexis avait faim. Il songea aux belles pièces de viandes des chasses de la veille, endormies dans les sacoches du cheval de Tomek. Pourquoi n'en avoir pas profité ? Fallait-il vraiment les laisser pour la vente à Omsk ? Et s'il était arrivé un malheur ?

Avec la nuit, le froid. Le garçon récupéra une fourrure pour s'y emmitoufler. Cette fois, l'angoisse était réelle. Il sentait la solitude le percer de toute part, et sa paranoïa était montée en flèche. D'un instant à l'autre, l'ours pouvait surgir et le dévorer. Alexis hésita à se créer une torche pour aller fouiller la nuit, au mépris de toute prudence. Seul l'instinct de survie le maintint immobile près du feu.

Il finit par s'endormir.

A cent mètres de là, Tomek gisait dans une flaque de sang.

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