Chapitre 1 : Il était une fois en Russie...

Hiver 1823, Normandie.

« Cette histoire commence en septembre 1812, à Moscou, au milieu de l'incendie qui dévasta la ville et condamna la plus grande armée que l'histoire ait connue. Vous croirez sans doute que j'invente, que je brode, que j'extrapole... Mais j'étais présent et j'ai vu de mes yeux tout ce que je raconte. Vous savez, le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

« Notre héros s'appelle Alfred, un lieutenant. Il venait d'échapper aux premiers dangers de la campagne de Russie, au siège de Smolensk et à la bataille de la Moskowa, d'où il n'était sorti qu'avec une légère blessure à l'épaule. Grâce à Dieu, écrivait-il à sa mère, je suis vivant ! Je suis vivant, mais comme le sang a coulé ! Le sang des Russes, des Français, des Polonais, des Autrichiens, des Italiens, le sang de l'Europe entière s'est mêlé en un flot ininterrompu glissant sur les pentes avant de s'évacuer dans les eaux tumultueuses de la Moskowa. C'est le même sang, la même couleur, la même odeur arrachée à des soldats perdus dans une bataille qui les dépasse et les rend fous. Ils en sortent... Ils titubent... Ils ne tiennent guère débout. Certains se sont endormis près des cadavres. Ils se relèveront demain. D'autres ont fermé les yeux pour toujours.

« En arrivant à Moscou, les soldats s'étaient dispersés dans les ruelles avec enthousiasme. Ils l'avaient fait ! Ils avaient atteint la capitale de toutes les Russies, la ville aux milles clochers, la frontière entre l'Europe et l'Asie... Ils avaient supporté les plus terribles privations, les marches les plus éprouvantes, les combats les plus épouvantables pour enfin atteindre leur but. Désormais, l'abondance, les récompenses, les plaisirs, le pillage... Alfred s'affala dans le lit d'une maison hâtivement abandonnée par ses propriétaires, un large sourire sur les lèvres. Imaginez une ville aussi grande que Paris dont toutes les maisons sont abandonnées et vous vous figurerez peut-être l'étrange aspect de cette ville en ces temps-là.

« Et puis, l'incendie avait éclaté. Dans la soirée, plusieurs foyers avaient été allumés dans la ville par ce monstre, ce tyran, ce Russe enfin... Rostopchine. Le piège se refermait sur nous tous. Les flammes venaient lécher le ciel et éclairer la ville de rougeurs maladives. L'incendie devint vite incontrôlable. Les soldats ne pouvaient rien faire, sinon restés prostrés, muets, atterrés. Leurs ressources partaient en fumée. Les épreuves n'étaient pas terminées, mais le pire était à venir. La ville s'envole en cendres.

« Les Français, vainqueurs de l'Europe entière, ces soldats à peine sortis de l'enfance, arrachés à leurs foyers, dont la bravoure n'avait jamais flanché, s'effondraient en ombres épuisées. Leur dévouement, leur générosité dans l'effort, leur ardeur au combat n'avaient pas suffi. Moscou s'effondrait. Et l'armée française avec elle.

« La première chose qui disparut, chez ces soldats, ce fut leur honnêteté. La ville en flammes se livrait aux pillages. J'étais là moi aussi, avec mon régiment polonais. Je ne pus rien faire pour les empêcher d'abandonner toute discipline et se lancer dans le pillage. Quelques habitants, courageux restés là pour défendre leurs biens, erraient au milieu des armées sans pouvoir rien faire. J'en avais la gorge nouée. Ils étaient le symbole vivant du délabrement dans lequel tombait cette superbe ville. Les murs des palais s'écroulaient. Les soldats sortaient couverts d'or et de fourrures. Ils rentreraient riches, se disaient-ils... C'était pour oublier que l'avenir demeurait incertain et le retour lointain, insaisissable.

« Revenons-en à notre héros. Alfred traversait un matin une rue décimée par l'incendie. Il s'arrêta, curieux, devant un palais qui finissait d'être brûlé. Un petit pavillon demeurait intact, quoique bientôt menacé par les flammes lui aussi. Il y avait là un asile potentiel pour quelques soldats, ou quelque famille moscovite qui reviendrait chez elle. Notre lieutenant ordonne à quelques-uns de ses hommes de l'aider à empêcher la progression de l'incendie. Ils y parviennent et Alfred décide de s'y installer. Le pavillon semblait inhabité. Tous les volets étaient fermés. Il parcoure les salles, grimpe à l'étage, et se fige. Dans l'une des chambres, deux femmes. L'une d'elle veillait l'autre, malade. L'arrivée du lieutenant leur arracha un cri de frayeur. La plus jeune, la plus vaillante, se leva précipitamment et chercha un pistolet pour se défendre. Alfred baissa la tête, honteux d'inspirer un tel sentiment, et leva les mains pour signifier qu'il venait là en paix. »

- C'est elle, Natacha ? Interrompit une petite voix, dissimulée dans la foule des paysans amassée dans cette chaumière.

- Oui, sourit Pavel, en reconnaissant l'enfant qui l'avait aidé à décharger sa charrette ce matin, juste avant la vente de sa camelote.

- Son amoureuse ?

- Pas encore, rit-il. Laisse-moi continuer.

« Natacha parlait français. Elle lui demanda de partir : sa mère était très malade, mourante sans doute. S'il était capable de pitié, il devait s'en aller.

« Alfred lui répondit qu'il ignorait que le pavillon était occupé et leur expliqua en peu de mots le danger auquel elles venaient d'échapper. Natacha hésita, comprit qu'elle était bien seule, bien isolée dans cette ville livrée à la merci des pillards, et se ravisa : « Pouvez-vous nous protéger ? Nous n'avons rien, à peine un pistolet et une poignée de poudres qui ne durera guère. Il ne nous reste plus que deux petits pains qui disparaitront bientôt. Occupez le rez-de-chaussée du pavillon et aidez-nous, s'il vous plait ». C'est ainsi que notre héros devient le protecteur de cette princesse, car oui... C'était une princesse, aussi riche et belle que les princesses des contes de votre enfance.

« La mère mourut quelques jours avant que la Grande Armée ne quittât Moscou. Alfred avait passé toutes ses soirées à son chevet. Il avait fait chercher un chirurgien pour venir la soigner, s'était assuré qu'elle recevait suffisamment de vivres et qu'elle ne manquait de rien... Mais quelques jours avant le début de la retraite, la mère mourut. On était mi-octobre. La mère était morte, la Grande Armée s'en allait... Et Natacha ?

« Tous les soirs, Alfred était avec les deux femmes. Lorsque la mère s'endormait, il restait avec Natacha. Ils parlaient des auteurs qu'ils aimaient lire, des pièces de théâtre qu'ils aimaient voir, des musiques qu'ils aimaient écouter. La jeune fille avait été éduquée par une gouvernante française et connaissait tout ce qu'il faut connaître.

« A la mort de sa mère, elle supplia : « Partons ! Je ne veux plus rester ici, quand tout me rappelle mon père disparu, ma mère morte, mon pays ravagé. Partons ! Je rejoindrais la France avec vous, la France que nous aimons tant... La France saura m'accueillir. »

Dans la chaumière, on entendit des murmures, une agitation secouée les familles de paysans. Tous avaient un oncle, un père, un frère, un enfant que Napoléon avait ravi pour l'envoyer en Russie, en Espagne, en Allemagne. Tous avaient entendu parler de cette désastreuse campagne de Russie.

- Elle est vraiment partie avec lui ? S'énerva Jean-Guillaume, un ouvrier agricole tout juste fiancé avec une jeune fille nommée Charlotte. Elle est folle ! Qui voudrait faire la Retraite de Russie !

- Ils ne savaient pas alors que c'était la retraite de Russie, répondit calmement Pavel. On ne savait rien. Napoléon lui-même l'ignorait.

Il garda quelques secondes de silence, pour se recueillir en lui-même. Il se revit quitter la caserne où il avait passé le mois d'octobre. Les ordres parlaient de repli, vers Smolensk, mais pas de retraite. La Grande armée devait simplement se rapprocher de la frontière, pour éviter d'être coupée de toute la filière logistique. Napoléon ne pouvait pas échouer... Il venait de conquérir Moscou ! Il avait gagné plus de batailles qu'aucun général dans l'histoire, remporté des victoires alors que ses armées se trouvaient en sous-nombre, et surtout, surtout ! Il avait sauvé la Pologne des griffes tyranniques de la Russie. Napoléon ne pouvait pas échouer... C'était inconcevable.

- C'était inconcevable, répéta-t-il doucement.

La chaumière était oubliée. La triste nuit de janvier 1823 laissait la place au terrible mois de novembre russe. Les habitants du village observaient un silence stupéfait. Rares étaient ceux qui avaient voyagé plus loin que la ville voisine. La Russie résonnait pour eux comme une terre fantastique peuplée de mystères et de monstres terrifiants qui arrachaient les pères, les frères, les enfants, sans scrupule. C'était un géant sans pitié qui laissait peser son ombre macabre sur l'Europe et sur la France.

Le conteur se reprit.

« La Grande Armée se mit en branle. Je me rappelle qu'il se mit à neiger très tôt cet hiver-là. Les Français ne le savaient pas, mais je le pressentais : ce serait un hiver particulièrement rude. En Pologne, nous avions l'habitude de ce climat et je n'avais jamais vu la neige tomber aussi tôt dans l'automne. J'avais fait des réserves de nourriture, récupéré un manteau épais en laine pour remplacer la capote trop fine qu'on nous distribuait. La plupart des Français s'encombraient de trésors inutiles... Ils allaient à une mort certaine, drapés de velours et de soie.

« Notre héros avait su se montrer prévoyant, par égard pour sa belle. Il l'avait laissée cheminer avec les autres civils, tandis qu'il récupérait son poste d'officier d'arrière-garde. Il ne craignait pas le danger qui le menaçait, brûlant du désir de se signaler, de montrer aux vieux soldats qu'il commandait que sa jeunesse ne le rendait pas indigne d'être leur chef.

« Très vite, beaucoup de soldats se mirent à marcher isolément. Leurs forces épuisées par le rythme rapide, les pieds abîmés sur la neige glacée, les forces manquantes. Les trésors inutiles furent les premiers à tomber, puis les armes glissèrent au sol, livrant les soldats à la merci des cosaques ou du foi. Les chevaux ne trouvaient plus de pâture sous la neige et s'effondraient. Les hommes se jetaient sur leurs cadavres, le ventre creux, l'air gourmant, avant de s'effondrer à leur tour, un peu plus loin, gelés, affamés, épuisés. Et ceux qui survivaient gardaient à jamais dans leurs corps les marques des souffrances de la retraite de Russie. »

Pavel eut une seconde d'inattention. Il souffla sur ses doigts atrophiés, amputés de trois phalanges et deux doigts. L'auditoire demeura silencieux, respectueux des misères traversés par leur conteur. Les enfants observaient, fascinés, les difformités héritées de la campagne. L'horreur était spectaculaire.

« Le 26 novembre, les armées se massaient sur les berges de la Berezina. Natacha et Alfred passèrent le pont, construit par le corps du génie, le soir qui précédait la bataille. La jeune fille était en sécurité, mais notre héros devait rejoindre son régiment. Ce fut la dernière fois qu'ils se virent. Alors que la fumée des combats s'estompait, la jeune princesse vit le cheval du lieutenant revenir sans son cavalier. Abandonnée à elle-même, au sein d'une armée en déroute, elle écrivit à la mère de son amant pour lui demander sa protection, et rejoignit la France, endeuillée et en larmes.

- Il a disparu ?

- Il est mort ?

- Elle est nulle, votre histoire !

« La mère lui offrit l'asile, la chaleur d'un foyer, la douceur d'un parent. Elles pleurèrent ensemble le fils, l'amant disparu et deux années passèrent. Les recherches désespérées qu'elles conduisirent auprès de l'état-major à Paris ne leur permirent que de confirmer la disparition d'Alfred à la suite de la Berezina. Il avait disparu... Mais combien avaient disparu ? Était-il mort ? Ou pouvait-on conserver au cœur l'espoir qu'il n'était que prisonnier ? Et s'il était prisonnier, avait-il survécu au froid russe, aux tortures de ses geôliers et aux blessures de sa capture ? »

Combien de familles aujourd'hui encore, alors même que dix années s'étaient écoulées depuis la campagne de Russie, espéraient encore que le fils, le père, l'ami disparu n'était que prisonnier. Les prisonniers peuvent revenir... L'espoir était permis !

« Alfred avait été capturé. Au cœur de l'action, dans la bataille de la Berezina, il avait aidé un malheureux fantassin blessé à rejoindre ses compagnons en lui donnant son cheval. Estropié, affaibli, affamé, il finit par se laisser prendre par un groupe de cosaques à quelques kilomètres à peine de Vilna. Le désespoir faillit alors le pousser au suicide. Il ignorait tout du sort de Natacha et la pensait perdue à jamais, isolée dans un monde en guerre, quand lui-même se livraient aux pires épreuves que l'humanité ait connues. Il subit les terribles convois de prisonniers, presque pieds nus dans la neige, sur des centaines et des centaines de kilomètres, des centaines et des centaines de jour, jusqu'aux frontières de la Sibérie. Il écrivit son calvaire sur un carnet froissé par le froid, humidifié de larmes, pétri d'accablement. Il confia sa nostalgie, son amour du pays, sa haine de la Russie, sa crainte de mourir. Il finit par se résigner, par accepter l'aide de quelques seigneurs russes, loger chez eux, diner avec eux, parler de la France, dans un sourire affadi, découvrir la Russie, ses coutumes barbares, ses traditions sauvages et ses mystères anciens.

« Le 6 avril 1814, Napoléon abdiquait. La nouvelle parvint à notre héros, alors sur les berges de la Volga, au cours du mois de juillet. Il retrouva Natacha en novembre. Il l'épousa à Noël. Le prisonnier était revenu de Russie, et la paix pouvait enfin calmer son cœur. »

Pavel hésita à poursuivre, avant de se raviser. Il finissait sur un mensonge, le plus terrible sans doute. Pour éprouver lui-même l'agonie chaque jour, il savait que la paix n'était qu'un leurre. Il connaissait trop bien les cauchemars, les angoisses, réminiscences et terreurs diurnes qui le bousculaient à chaque heure, lui faisant revivre encore et encore les horreurs de la captivité. Comment Alfred, si tant est qu'il ait existé ! Comment Alfred pouvait-il connaître la paix ?

Fuyez climats glacés ; dans mon âme attendrie

Pénètre en traits de feu l'espoir consolateur

Dans la chaumière, plus personne ne bougeait. Les esprits étaient toujours en Russie, se retenant aux dernières bribes du conte pour continuer, encore un peu, un voyage qu'ils n'accompliraient jamais. Quelques larmes coulaient, les plus sensibles, satisfaits d'avoir connu l'issue heureuse d'un couple qui se retrouve. Les enfants trépignaient, attendant la suite d'une histoire que Pavel ne pouvait raconter. Comment expliquer que le prisonnier qui rentre ne sera plus jamais le même ? Qu'une part de son bonheur lui est ôtée pour toujours ?

Pavel avait tu les événements de la captivité. Il les gardait au creux de son cœur malade, loin des contes et des veillées d'hiver. Il est des histoires trop terribles pour être racontées. Ses doigts blanchis, atrophiés, amputés en conservaient un souvenir amer.

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