Chapitre 8

Maud haussa les sourcils de stupéfaction.

« Se tuer ?, répéta-t-elle.

— Je pense que c'est l'unique solution pour sortir du rêve. Mais nous ne sommes pas dans un film, il n'y a aucune garantie... et se tuer est un terme un peu trop... glauque. On essaie juste de se réveiller, donc on ne se tue pas. Enfin, pas officiellement. Mais on va faire comme si.

— Tu ne me rassures pas trop... »

S'ensuivit un long silence. Maud se rongeait les ongles tandis que j'attendais sa réponse. Le tic-tac de la pendule ne semblait pas distraire ses pensées. Je m'apprêtai à sortir du salon pour laisser Maud réfléchir, quand elle me regarda soudainement en face.

« C'est d'accord, concéda-t-elle. Mais il faut qu'on le fasse bien ».

Qu'on le fasse bien. Bien se tuer. En d'autres circonstances, la phrase m'aurait fait rire. Mais pas aujourd'hui. Nous décidâmes de faire une série de toutes les possibilités qui s'offraient à nous.

« Le risque, c'est qu'on n'arrive pas à rester en vie dans le monde réel, après le choc. Il ne faut pas qu'on fasse ça trop... violemment, commençai-je.

— Il faudrait un moyen sûr, approuva Maud. Mais si on utilise un procédé non-violent, on risque d'avoir des séquelles dans le monde réel. Prenons l'exemple du poison. Qu'est-ce qu'on fera s'il s'éparpille dans notre vrai corps ?

— Hmm, pas faux », admis-je.

Nous y passâmes le reste de la journée. Quelle était la meilleure solution ? Il fallait qu'on trouve un moyen doux, mais direct et efficace. Pas facile. Vers vingt-heures, je décidai de faire une pause. Mon cerveau était en feu.

C'est lorsque la pendule sonna les dix heures du soir, quatre heures après notre précédente discussion, que je vis le regard de Maud s'illuminer.

« J'ai trouvé ! m'annonça-t-elle. Mais ça risque d'être un peu dur à supporter... je veux dire, psychologiquement parlant.

— Je vous écoute, Maud, allez-y, dites-moi à quoi vous pensez, la pressai-je.

— Je ne sais pas si tu as déjà vu, ou entendu, des personnes raconter comment elles ont l'habitude de se réveiller d'un cauchemar, par exemple. D'après ce que j'ai compris, elles ont une vague impression de chuter dans le vide puis atterrissent brusquement dans leur lit, et...

— Attendez, vous voulez dire qu'on pourrait... sauter dans le vide ? N'utiliser aucune arme ? » la coupai-je.

Elle m'adressa un sourire timide, attendant mon verdict.

— C'est une super idée ! m'exclamai-je aussitôt. Pourquoi n'y avons-nous pas pensé avant ?

— La fatigue des derniers jours, probablement, me répondit-elle. Mais je pense que c'est la façon la plus adéquate, surtout que nous n'avions pas grand-chose à disposition. Ma voiture fonctionne, tu pourras conduire de nouveau. Je te guiderai jusqu'au pont qui borde le canal, il se trouve à moins de dix kilomètres.

— Parfait. Juste, petit détail... quelle est la profondeur du canal ? m'enquis-je.

— Deux, trois mètres à tout casser. On arrive presque à voir le fond rien qu'en se penchant sur le bord. Et si jamais nous ne ressentons pas le « choc » au sol, on aura qu'à retenir notre respiration. Et puis, de toute façon, on est toutes seules dans la ville, ajouta-t-elle. Personne n'essaiera de nous secourir. »

Et c'est ainsi que je me préparai toute la soirée. C'est vrai que, psychologiquement, c'était difficile. Peu importe la manière dont on s'y prenait. Bien qu'il y ait de fortes chances que je me réveille dans le monde réel, j'appréhendais le moment. Je le savais depuis le début, mais je ne pensais pas être aussi stressée par le passage à l'acte.

Maud et moi décidâmes de sauter en même temps, au cas où l'une de nous resterait coincée dans le rêve de l'autre. Ce qui serait peut-être même pire.

« Comment tu te sens ? me demanda Maud.

— Ça va. Enfin je crois. Je ne suis plus sûre. Tout ceci me semble tellement... abstrait.

— Je comprends ce que tu ressens. Moi aussi, j'ai peur, et pourtant je suis une adulte, tenta-t-elle de me rassurer. Je tenais à te dire quelque chose, Alice, si jamais nous ne nous revoyons jamais...

— Non, Maud. Je préfère ne pas y penser, l'interrompis-je.

— Je sais, je m'en doute. Mais j'y tiens vraiment, s'il te plaît. Cela pourrait te servir plus tard, si nous survivions, ou du moins si toi tu survis. Tu es quelqu'un... d'extrêmement courageux. À ton âge, je n'aurai jamais pu être capable de tenir comme tu l'as fait. Et je n'ai pas arrangé les choses, je t'en ai un peu fait voir de toutes les couleurs. Je suis vraiment désolée.

— Ne vous excusez pas, Maud. Vous avez réagi comme tout être humain aurait réagi. Et vous m'avez hébergée, accompagnée, malgré vos peurs.

— Peut-être, mais il n'empêche que tu as été plus forte que moi. Plus forte que n'importe qui que je connaisse », me déclara-t-elle, les larmes aux yeux.

Je la pris à l'instant dans mes bras. Je sentis mes larmes couler sur son épaule, il y a longtemps que je les retenais.

« Tout ça va bientôt se finir, Maud, je vous le promets. Et vous serez là, avec moi », lui affirmai-je en la serrant encore plus fort.

Puis vint l'heure du crime. Il était exactement minuit treize. Maud et moi étions sur le pont, main dans la main.

Je levai la jambe pour monter sur le rebord. Mon genou tremblait. Mon pied tremblait. Tout mon être tremblait. Maud fit de même, contrôlant mieux ses gestes que moi. Lorsque je croisai son regard, je ne l'avais jamais vue aussi déterminée.

Il faisait nuit, il faisait froid. La lumière du réverbère me fit apercevoir un léger sourire que m'adressait Maud. Même si son visage était à moitié coupé dans l'ombre, le voir me rassurait. De minuscules flocons de neige se posaient lentement sur le bitume et le rebord du pont, puis s'effaçaient instantanément. Maud et moi nous préparions à faire la même chose qu'eux. Tomber, puis disparaître.

Ma main était chaude et moite dans celle de Maud, tandis que la sienne restait ferme et douce. Une légère brise nous incitait à passer à l'acte, comme si la nature qui nous environnait savait ce que nous nous apprêtions à faire. Je respirai lentement, ma bouche s'entrouvrant pour laisser apparaître de petits nuages de fumées, s'envolant vers le ciel noir.

« Je compte de trois à zéro, me rappela Maud d'une voix douce. Tu es prête ?

— Je suis prête, soufflai-je.

— 3... »

Je ne sentais déjà plus mes jambes. Mon cœur battait à plein poumons, mon pouls s'accélérait.

— 2... »

Ma vue se brouilla. L'eau du canal me semblait à quelques centimètres. Je me retins de faire le moindre bruit, mais l'ensemble de mon corps hurlait. Je me sentais tanguer d'avant en arrière, mais ce n'était qu'une impression. J'étais littéralement tétanisée.

— 1... »

Plus qu'une seconde. Peut-être la dernière de ma vie. La dernière pour me rappeler ma famille, mes amis, mes proches. La dernière pour voir. La dernière pour entendre. La dernière pour penser, réfléchir, respirer.

— 0. »

Maud sauta, et sa main m'entraîna avec elle.

 

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