Découverte du Vintage

  Quelques pas plus loin, rue Cujas, nous entrâmes au Made In. C'était un café disquaire aux murs de briques recouverts d'affiches de jazzmans ou de pochettes d'albums vinyles, peuplé çà et là de tables et de chaises pliables le long d'un corridor turquoise. Au bout de celui-ci s'éparpillaient de nombreuses étagères remplies de trente-trois tours, répartis par style. Allant d'une petite touche de pop en passant par les incontournables du blues jusqu'au rock, la boutique offrait un large panel de musiques.

  Une atmosphère nostalgique et conviviale flottait dans l'air du Made In. C'était donc avec plaisir que nous nous y installâmes et commandâmes deux cappuccinos. L'indiscernable voix de Stevie Nicks des Fleetwood Mac perçait à travers les haut-parleurs au plafond diffusant Dreams. Était-ce le paradis ? Sinon, nous nous en approchions.

  - Que s'est-il passé réellement pendant l'expérience ? interrogeai-je alors mon collègue.

  Henri se racla la gorge. Le sujet était délicat.

  - Hum... Comme je te l'ai dit, après que l'électricité ait été mise en place, les circuits ont sauté et ont tout fait explosé en même temps. Il y a eu un choc qui m'a projeté contre le mur, j'ai perdu connaissance. À mon réveil, j'étais dans un lit d'hôpital avec de multiples brûlures et ma jambe gauche cassée. J'ai cherché à prendre contact avec toi mais les pompiers n'avaient trouvé personne d'autre que moi. Tu avais littéralement disparu.

  - Et après ?

  - Eh bien, la police a enquêté pendant ma guérison et ma rééducation mais elle n'a rien trouvé. Aucune trace de toi sur les lieux ; comme si tu n'avais jamais été là, soupira-t-il.

  - C'est étrange... Et qu'as-tu fait alors ? lui demandai-je, curieux.

  - J'ai mis plusieurs mois à pouvoir marcher de nouveau tout d'abord. J'ai été incapable de remettre les pieds dans un laboratoire alors je me suis relancé dans des études. Je suis devenu sociologue et cela m'a permis d'accepter l'Accident et ta disparition.

  Sociologue ? Cela semblait à l'opposé du métier de scientifique en laboratoire.

  - Ah oui ? C'est une belle reconversion, fis-je remarquer. Et que s'est-il passé en quarante ans dans le monde ?

  - En 1981, François Mitterrand est élu ; Robert Badinter a aboli la peine de mort. En 86 a eu lieu une catastrophe nucléaire à Tchernobyl en Ukraine. En 1989 le mur de Berlin tombe et l'URSS suit avec en 1991. Au même moment, on apprend l'existence du SIDA, une maladie dont est mort Freddie Mercury. En 1994, le Rwanda fait face à un terrible génocide. En 1998, la France gagne la coupe du monde de football. Le 11 septembre 2001, les États-Unis connaissent d'horribles attentats qui, après le détournement de plusieurs avions par des terroristes, s'écrasent sur des gratte-ciels et font des milliers de mort. En 2002, une partie de l'Union Européenne change de monnaie pour l'euro, dont la France. L'Indonésie, la Thaïlande, l'Inde et le Sri Lanka voient en décembre 2006 un monstrueux tsunami déferler sur leurs côtes, faisant des centaines de milliers de morts. Une incroyable crise économique éclate aux États-Unis en 2007, elle n'arrivera en Europe qu'en 2008. Le Japon subit en 2011 un séisme suivi d'un tsunami qui provoquera une catastrophe nucléaire. En 2016, les Anglais décident par référendum de quitter l'Union Européenne. Enfin, cet été, la France a de nouveau gagné la coupe du monde de football.

  Il me fallut plusieurs minutes pour assimiler toutes ces informations dans mon esprit. Un flot de questions se bousculaient, s'entrechoquaient.

  Face à ma surprise et mon air déboussolé, Henri prit le temps de répondre à nombre de mes interrogations. Nous étions au Made In depuis plus d'une heure. Je m'étais rapidement accoutumé à la décoration du café, qui me rappelait d'ailleurs mon enfance.

  - Je n'aurais jamais imaginé ou pensé qu'au 21ème siècle les vinyles seraient toujours à la mode, observai-je. J'aurais pensé que les Walkman les auraient détrônés.

  - Ah, ah, ah, éclata-t-il de rire. C'est assez drôle en réalité puisque le but du Vintage est justement de nous faire voyager entre les années 60 jusqu'à la fin des années 80.

  - Je ne comprends pas. Qu'est-ce que le Vintage ?

  - C'est un phénomène culturel apparu il y a quelques années maintenant. C'est un phénomène qui remet au goût du jour des vêtements, des accessoires des décennies précédentes, celles que nous avons en partie vécues ensemble, expliqua-t-il.

  - Ah oui ? C'est étonnant, je trouve ! Donc tout le monde écoute de la musique sur des tourne-disques aujourd'hui ?

  - Non, pas vraiment. Tu vois ces petits ordinateurs transportables que tout le monde possède ? Ce sont des téléphones portables. C'est apparu au milieu des années 80 mais aujourd'hui, en plus de permettre d'appeler et d'envoyer des messages, il fait fonction d'appareil photo, de MP3, d'agenda, de carte, de moteur de recherche. Grâce à Internet, quasiment tout devient possible en un clic.

  - Incroyable ! m'exclamai-je. Tu en as un ?

  - Oui, j'écoute principalement de la musique dessus justement. Le retour des vinyles, c'est plus une mode qu'une question de praticité.

  - C'est le même principe pour les vêtements de notre époque également ?

  Il hocha la tête.

  Je lui demandai alors pourquoi ce retour vers le passé avait lieu. Cela s'expliquait par diverses raisons. Aujourd'hui, la société fonctionne rapidement, à toute allure, et les dernières innovations n'impressionnent plus personne. Nous sommes, je cite Henri, dans « une société du non-risque, une société de reconfiguration et non plus de création ». Il règne une certaine angoisse de l'avenir ; l'incertitude et la crise actuelle ne font qu'accentuer ce sentiment. Afin de se rassurer, nous nous raccrochons à ce que nous connaissons déjà : le passé.

  Nous sommes nostalgiques d'une période paraissant plus simple que le présent, un aspect apparemment idéalisé par les industriels et les publicitaires. Cette époque où le pétrole était abondant, le chômage inexistant et l'air pur et où les gens s'entraidaient et où les hirondelles annonçaient encore le printemps, c'est une image qui plaît aux consommateurs. Néanmoins, ils ont tendance à oublier que la crise et la pauvreté pesaient dans les années 60 ou que les étudiants redoutaient déjà le chômage dans les années 80.

  Malgré cela, la communication entretient une mémoire sélective et vend une dimension historique qui cimente l'attachement à un produit. À l'achat d'un produit dit « de seconde main », le client découvre la vie de l'objet ainsi que le contexte historique ou social d'une époque. Par la même occasion, il lutte contre la surconsommation et le marché concurrentiel que ne fait preuve d'aucune solidarité pour les petits commerces locaux. Il s'agit donc d'une forme de recyclage qui s'inscrit dans une attitude contemporaine de ne pas posséder. Sans compter la praticité et la logique de consommer un objet ayant déjà vécu mais toujours en bon état.

  - L'achat d'un bien ou d'un service appartenant au phénomène du Vintage permet surtout et principalement de marquer son statut social dans la hiérarchie. On parle alors de consommation ostentatoire à laquelle appartient un individu, précisa Henri. On peut dans ce cas observer deux situations : l'effet d'imitation de Duesenberry et l'effet de distinction de Veblen.

  Mon ancien collègue utilisait un véritable jargon de sociologue. J'avais encore du mal à croire qu'il n'était plus scientifique en physique quantique mais en sociologie !

  - L'effet d'imitation, c'est le cas où un milieu moins favorisé adopte les coutumes de consommation d'un milieu dit plus avantageux, autrement dit d'un groupe de référence, afin de les imiter. D'après le sociologue Duesenberry justement, ce comportement a pour but d'appartenir à ce groupe en copiant leur mode de vie, incluant donc leurs valeurs, leurs normes et leurs représentations sociales. On appelle aussi cela la socialisation anticipatrice.

  - Quel est le rapport avec le Vintage ? demandai-je, perdu.

  - Les marques, comme tu as pu le constater en apercevant les lycéens tout à l'heure, proposent par exemple des vêtements neufs inspirés du passé. Ils ne sont pas véritablement Vintage puisqu'ils n'ont pas vécu la période concernée mais ils sont très consommés car de nombreuses célébrités en font l'éloge à travers des publicités ou Internet.

  - Les jeunes cherchent donc à ressembler à leurs idoles, si je comprends bien.

  Henri acquiesça, fier que ses explications aient été comprises.

  - En revanche, ce n'est pas le cas de tous les consommateurs participant au phénomène Vintage. Certains cherchent au contraire à se différencier, à se distinguer des autres individus, notamment par rapport à leur groupe social. L'individualité est mise en avant dans un désir d'originalité et d'opposition aux autres. Il s'agit souvent de créer une barrière symbolique avec les autres classes, comme le font les classes favorisées pour se démarquer des classes populaires. La mode dans ce cas occupe un rôle important puisqu'elle nous permet de définir notre identité sociale.

  Son discours était captivant. Il m'inspirait une certaine forme de fascination et de curiosité à son égard.

  - Groucho, la boutique place de la Bourse, ils font bien dans le Vintage alors ?

  - Oui. Mais ce n'est pas la seule enseigne. Nous sommesjustement dans la rue du Vintage, peuplée par toutes sortes de friperies,annonça mon ami, un sourire malicieux sur les lèvres. Viens, je vais temontrer.

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