Tramway
Sans surprise, je suis l’une des dernières à prendre place dans le train qui démarre quelques minutes juste après. La tête collée contre la vitre, Aretha franklin plein les oreilles à chanter natural women, cette chanson qui ne me rappelle que trop bien une époque autant regrettée que maudite, je regarde sans voir, le paysage défiler sous mes yeux. À vrai dire j’ai peur. Peur de revoir mon père, alors j’essaie d’endiguer mes pensées avec les souvenirs douloureux que m’a laissé Dwayne dans le cœur. Ce sont les seuls assez forts, pour m’éviter d’affronter toute la colère et la rancœur qui enflent comme une tumeur maligne dans mon esprit, depuis tant d’années déjà.
Ce sont aussi les plus suffisamment doux, pour transformer les derniers relents de terreur dans mon être en douce mélancolie, la résignation sans amertume, juste une peine légitime et acceptée, loin des regrets et des remords. C’est ce que j’éprouve chaque fois que je pense à lui, ce qui revient à très souvent, cette envie de sourire malgré les déchirures. Il a été une belle histoire, une belle erreur aussi, mais j’ai un fils et il vaut bien plus le lingot de déception coincé dans ma poitrine.
Le fruit de mon amour, c’était de l’amour à mes yeux…
Et il m’a échappé, comme trop de choses dans la vie, sans qu’aucune explication ne me soit donnée. D’ailleurs je crois que si je garde aussi précieusement Dwayne dans mon cœur, c’est parce qu’il a fait plus que toucher mon âme, il a ravivé les plaies, il m’a redonné la mémoire, celle dont je me suis volontairement dispensée, la pire. Le chagrin de se savoir abandonner, de regarder dans les yeux le fait de ne pas suffisamment compter.
Moi avant ce soir de juillet, je vivais dans l’indifférence, un peu détachée de tout. La tête plongée dans mes mathématiques, entre les chiffres et les inconnus, je passais la claire majorité de mon temps à espérer mon futur à Wall Strict comme courtière ou banquière, et il n’y avait que ça d’important. Peu satisfaite par mon présent, pour des raisons complètement fausses, il n’y a qu’une fois Dwayne parti, que j’ai réalisé que ce n’était pas cette ville, aussi hantée par la mort soit-elle ou le relatif inconfort matériel dans lequel nous vivions ma mère et moi, qui me rendait aussi malheureuse et renfermée. J’essayais juste de me protéger. C’était peut-être normal, mais pas réparateur.
Alors il ne m’a pas seulement laissé des bleus dans la chair mon amour perdu, effleuré, rêvé. Il m’a aussi révélé mes traumatismes. On dit que tout ce qui est révélé est déjà guéri, du coup ce n’est pas exagéré de dire qu’il m’a offert l’espoir d’une guérison. Non, ça ne l’est pas. Les faits sont là, j’ai cherché mon père. J’ai fini par le trouver, mais ne l’ai jamais contacté par contre, le choc m’a mise à terre, et tenir tête à la déception, au mal-être et à la peur m’a littéralement vidée.
J’aillais en revanche l’espionner tous les soirs, nourrir autant ma curiosité que mon désespoir. Les réseaux sociaux peuvent être une mine d’or selon ce qu’on y recherche, et moi j’y ai trouvé mon compte. Il vit avec cette blonde aux yeux noirs et leur fille a huit ans, les cheveux bruns, et rien ne laisse deviner au regard qu’elle a été conçue par un noir. Elle ne me ressemble pas pour un sou. Mais quoi de plus normal, quand on sait que je suis la copie conforme de Giselle. À quelques détails près, je m’en rends de plus en plus compte. Ça aussi, Dwayne me l’a rappelé.
Et malgré la douleur je remercie la vie, aussi fermement que le fait ma mère avec ses dieux ancestraux, j’ai perdu mes œillères.
Maman en doute, et pas sans raison. Elle ne sait rien de mes investigations à la John Klute, ni que j’ai eu le temps de faire en toute âme et conscience, l’overdose de cette potion cancérogène : le bonheur affiché de mon père, sa petite vie de famille parfaite et sa réussite sociale, ses rêves de fortunes devenus réalité, ses sourires radieux. Un bad trip dans le monde des cauchemars, voilà ce qu’a été ma routine dernièrement. Ça a été comme, être acculée de partout par des forces invisibles, mais bien puissantes pourtant, et continuer à se débattre quand-même. C’était couru d’avance, je n’ai pour autant pas consenti à me laisser aller. La rancœur me tenait à la gorge, l’orgueil me serrait la main, et je n’ai pas tôt fait de prendre que j’accusais de vaines pertes d’énergie. Puis surtout, que je combattais du mauvais côté de la barrière et surtout avec les mauvaises armes.
Pour quitter la terre pour le ciel, il fallait soit se faire plus légère, soit me munir de mécanismes qui me donneraient l’illusion de l’être, alors un matin j’ai fait le vide dans ma tête, fait le tri tant dans mes souvenirs que dans mes espoirs, aussi minces étaient-ils à cette époque, puis j’ai regardé mon fils, Ocean. Et c’est là que j’ai compris : je ne veux pas de mes malheurs comme héritage pour lui, je veux une meilleure existence pour ses yeux où est retenue la nuit sous sa forme la plus jolie, je veux le sourire sur ses lèvres autant que possible, parce que les larmes je ne serai jamais en mesure de les faire disparaître. C’est pour ça qu’il me fallait trouver des réponses à mes lourdeurs, à mes froidures et deux fois plus à l’erg qui grignote chaque seconde un peu plus, deux ou trois morceaux d’espérance en moi, bien décidé à me laisser sans âme, presque inerte et sans aucun doute dans l’indifférence : la mort de l’esprit. Alors j’ai décidé d’aller en quête de réponses.
J’ai songé à lui passer un appel vidéo sur Facebook une nuit, puis une deuxième. Puis j’ai conclu de laisser la décision maturer entre mes synapses et mes ventricules le temps de deux ou trois sommeils, de quelques nuits qui ne m’ont jamais vraiment portées conseils, mais laissé couler beaucoup d’affliction par contre, sans aucun franc succès. Je m’en étais un peu douté et cela a fini par se produire : j’ai moi-même été surprise par le temps. Dix jours, c’étaient écoulé que je n’avais même pas une ébauche de décision, pas l’empreinte d’une solution. C’était définitivement difficile, alors j’ai embrassé ma souffrance une bonne fois pour toute. Je pouvais guérir seule, ai-je commencé par me dire, avant de me lancer dans de longues séances de méditations, pour chercher le bonheur caché derrière le malheur, pour m’accrocher aux leçons, et pas seulement à la déception.
Je suis devenue plus calme que jamais et avec maman qui travaillais deux fois plus depuis la naissance du petit, le silence n’a pas été difficile à entretenir. De plus, j’avais l’excuse parfaite, après une année sabbatique, me remettre à jour sur les cours à la fac était tout aussi ma priorité que la sienne. Alors ça s’est fait, je me suis réfugiée dans mes pensées, je suis rentrée en moi, converser avec mes peurs, mes fantômes, mes laideurs. Jusqu’à ce matin, où je ne sais par quel miracle, cette lettre a été postée à mon attention. Papa voulait me voir.
Je l’avais cherché et trouvé, lui ne m’a jamais perdu de vue, il m’a juste recontacté.
Une larme roule sur ma joue, mais ce n’est pas elle qui m’extirpe de mes songes. Plusieurs l’ont succédées, là où d’autres ont préféré dévier vers mon oreille. Déplacement rectiligne pour certains, avancée curviligne pour d’autres. Comme dans la vraie vie, chacune a tracé son chemin.
Et pour en revenir à mon propos, c’est une agressive odeur d’alcool qui révulse mon être. Je fronce mon nez pour m’en protéger et tords la bouche de désapprobation. L’homme de qui proviennent ces effluves est un épouvantable vieillard dont la mine bousillée fait montre d’une aigreur qui accentue sa laideur, comme son alcoolisme condamne sa charpente décatie. Le ciel dans ses yeux est pourtant censé atténuer quelque chose sur tout ce triste tableau, mais il n’en est rien, et les énormes cernes de panda sous ses cils sont encore pire que sa regrettée blondeur hirsute et encrassée. Je ne peux m’empêcher de grimacer. Bien sûr de dégoût. Mais pas seulement. C’est beaucoup plus de la colère. Je me demande s’il a des enfants, une femme, une amante. Si ces derniers l’attendent. Il me rappelle mon père et soudain traverse dans l’air une brise de soulagement, puis un courant de rage. Billy Davis, je l’aurais souhaité dans cet état. Pas multimillionnaire, en forme et entouré de l’amour de deux jolies femmes…
–– On se connait ? crois-je lire sur les lèvres de l’homme, définitivement exaspéré par mon regard insistant sur sa personne.
Ces moments d’absences sont assez fréquents chez moi. Normal, il y a tant de chose que je ne sais pas dire, mille autres qu’on ne m’a pas laisser souffler, en plus de toutes ces vies qui m’ont glissées entre les doigts. En d’autres circonstances, j’aurais bredouillé quelques excuses. C’est malpoli de dévisager ainsi les gens, mais là, je n’en ai pas du tout envie. Du reste pour moi, tant mieux s’il est indisposé. C’est de bonne guerre, match nul.
Putain, ça schlingue !
–– Pas que je sache, réponds-je après avoir retiré une oreillette.
Il rote. Bordel de dieux, il rote !
Ma main n’est malheureusement pas assez efficace pour m’épargner l’odeur rance qui précède ––si ce n’est qu’elle accompagne son geste grossier.
–– Alors tu ferais mieux de changer de trajectoire petite poupée. Y a rien à voir ici, zozote-t-il au final, avant de soulever avec beaucoup de peine, sa main de sa cuisse, pour la caler sur l’accoudoir.
C’est laborieux, c’est triste… pitoyable en somme. Sans surprise, ça m’échauffe le cœur. Tant pis pour l’assistance, ce n’est pas moi qui ait commencé. Et ça me fout les boules ces adultes irresponsables…
–– Non, vous vous feriez mieux de retourner à votre ancienne place !
Les murmures grossissent, les regards réprobateurs se multiplient, le mécontentement est légitime, mais ma hargne aussi. Sauf que personne ici n’en a certainement rien à faire, et ils n’ont pas tort par ailleurs, alors je devrais peut-être me la fermer. Et c’est très exactement ce que je fais après une réflexion éclair, mais censée.
En fait, je suis la première à être surprise par mon emportement. Je ne suis pas cette fille irritable, et encore moins bagarreuse. Loin de là. Presque nonchalante, renfermée et un peu lâche, je suis la donzelle timide qui, à quelques exceptions près, a toujours suivi à la lettre les enseignements de sa mère. Et justement l’un d’eux veut que je n’oppose jamais la violence aux attaques. Alors maîtriser mes émotions ça je sais faire. Ou du moins, je savais, vue comment je viens de me comporter avec le monsieur.
Ce voyage me retourne sans doute, plus que je ne veux me l’avouer à moi-même. Pas étonnant que je ne veuille pas y penser.
–– Tu vas où la gamine ? postillonne le vieux crouton avachi négligemment dans son fauteuil, l’air d’être au bord de l’agonie.
Un air trompeur en tout cas, car sa poigne elle, elle est bien ferme. Qu’il me lâche, et vite ! Il pourrait être contagieux, ce con.
–– Si vous ne me lâchez pas tout de suite, je crie à l’aide.
–– Ok, Ok, je tentais juste de faire la causette. Ça va, conclut-il les mains mises en évidences, avant de me faire réaliser, qu’il n’en a pas encore terminé. Je ne sais pas qui tu vois en moi, baille-t-il, le regard mi-clos de fatigue et d’ivresse, mais les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être.
J’ai presque envie d’exploser de rire. Du reste, la voisine devant nous s’en charge pour moi, très attentive à la scène depuis le tout début. Et voilà qu’un irresponsable se met à donner des leçons de morale. Si ce n’est pas ça l’hôpital qui se fout de la charité, alors qu’est-ce que c’est ? Il va de soi, je n’y prête pas une seconde d’attention de plus et bouscule son pied molle et lourd à la fois, puis progresse vers une place où il fait mieux vivre. Les longs cheveux bruns de ma voisine, sentent bon les huiles essentielles, et son regard bridé est beaucoup plus accueillant que ceux de ce… clochard, je dirais.
Puis, il est sorti d’où en fait ?
Un frisson d’horreur me brutalise le corps lorsque je souvenir de cette vilaine tache brune sur son gilet bleu-nuit délavé me traverse l’esprit. Je secoue ma tête sans réserve de frénésie, pour le dissoudre de mon esprit, pressée de me débarrassée de cette dégoutante nausée dont j’ai tout aussi été prise au moment de ma réminiscence. Si le manège ne fonctionne pas d’un coup, il faut attendre le retour de natural Woman dans mes oreilles, pour voir opérer la magie.
Dwayne, ma magie perdue à jamais…
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top