Seattle, here we go

Tout est bien qui finit bien ! L’épisode de l’alcoolo a été comme tous les éléments perturbateurs d’un roman ou d’un film, éphémère. Puis contrairement à ce que je pensais, trois jours de voyage se sont écoulés à une vitesse supersonique. Je crois que mon anxiété y est pour beaucoup. Depuis toute petite c’est le même scénario à chaque fois que je redoute qu’une situation, un évènement ou une date, la fâcheuse impression que la nature s’arrange à presser l’accélérateur du gros mécanisme chargé de réguler le temps universel, est toujours au rendez-vous. Contrairement à mes espoirs, mes frayeurs elles, ne se font pas très souvent désirer, une fois que mon esprit les a invoquées. De façon aussi simple qu’un abracadabra, mes monstres une fois dans ma tête, prennent forme dans le réel.
Si seulement c’était un super pouvoir…

J’aurais bien voulu être en mesure d’entrer en guerre contre les ombres froides et sanglantes de la peur. Ça fait si mal de les rencontrer, mais voilà, je ne parviens même pas à les éviter quand-même elles m’apparaissent d’abord en chair.

Une fois encore, il n’y a rien de plus illustratif que ma romance foireuse avec Dwayne. Pour une enfant abandonnée ayant en horreur les adieux, cela relevait on ne peut plus de la stupidité et ou, d’une tendance suicidaire que de s’aventurer dans une affaire où l’échec était courue d’avance. Pire, c’est à croire que j’aime me faire mal, car depuis je ressasse sans arrêt. J’entretiens mon mal, incapable de m’en débarrasser… même si je soupçonne beaucoup plus un refus qu’une inaptitude.

–– Bonne chance chérie, me sourit Kyo, ma voisine de train. Et n’oublie pas de m’appeler hein.

Nous échangeons deux bises appuyées. C’est bien de l’entrain qu’il y a dans nos gestes. On nous croirait facilement amies depuis des lustres, pas des connaissances d’il y a trois jours à peine. Mais c’est qu’elle a ce sourire si bouleversant, plein de chaleur, tant il est franc et sans réserve. Elle sourit et tout son visage se métamorphose, se plisse, vous parle. Je n’ai pas su rester indifférente, il m’a été impossible de demeurer craintive, et alors nous nous sommes parlées, comme de vieilles amies. Elle de sa vie à Thaton sa ville d’origine en Birmanie, d’où elle sort fraîchement. Moi, des raisons mon voyage et des appréhensions qui m’accompagnent.

–– Tu peux compter là-dessus. Prends soin de toi et à très vite.

–– Toi aussi ma sœur, souffle cette dernière en mettant plus de force dans notre poignée de main qu’au début. Surtout n’oublie pas : « Quand la maladie n’est pas connue, il n’y a pas de remède ». Alors n’est surtout pas peur d’être blessée, va jusqu’au bout de ta quête, sans reculer hein. Plus tu seras en mesure de les voir et les sentir, et plus la guérison sera à ta portée.

C’est ça ou rester malade toute la vie, a-t-elle ajoutée la première fois qu’elle a fait mention de ce proverbe birman, lorsque je lui ai parlé des réticences de ma mère et de mes hésitations subites, à présent que je me retrouve seule, face à mes choix. J’acquiesce de la tête, le sourire au lèvre en dépit de la couche de larmes figée contre mes cornées, émue par ce personnage plein de sagesse, malgré son si jeune âge.
Puis tout à coup, nous stoppons tous mouvements, pour accompagner du regard la petite bande de musiciens dont les piètres prestations nous ont valu des moments cocasses pendant le voyage, avant d’exploser de rire comme une seule femme.

–– Ça c’était sans aucun doute le voyage de tous les possibles, ironise-t-elle sans les lâcher du regard, sans la délier nos mains.

–– Rien à redire à ça, l’accompagné-je dans cette effusion de joie, bien qu’incapable de rire avec autant d’audace qu’elle.

Elle soupire, je l’imite et à nouveau nous partons dans un ricanement bruyant, encouragées par la bizarrerie du moment. Qu’elle le vive beaucoup mieux que moi, n’empêche qu’elle soit elle aussi décontenancée par la facilité avec laquelle nous nous sommes attachées l’une à l’autre. Mais je ne suis qu’à moitié surprise, c’est tout juste s’il ne s’agit pas d’un remake de ce qu’a été ma vie il y a deux ans. Encore une fois, les adieux sont difficiles, mais contrairement à ma dernière mésaventure, je suis convaincue que cette fois il s’agit seulement d’un « à bientôt ».

Le moment fatidique finit par arriver, sa sœur impatiente de la retrouver ne s’est pas contentée d’attendre à sortie de gare comme elles avaient convenu, elle s’est lancée à sa recherche et est parvenu par nous retrouver. Phaung, c’est son nom et son visage large composé d’un nez plat, d’une bouche large aux lèvres moyennement pulpeuses et d’un regard noire et bridé, est conforme à celui de sa sœur. L’une n’aurait pas plus de rides que l’autre qu’il serait facile de les prendre pour des jumelles. Aussi avenante que sa cadette, l’aînée se montre aimable et me propose de me faire visiter la ville dans les prochains jours. Chose que j’accepte en moins de temps qu’il ne me faut pour respirer.

Lorsqu’elles disparaissent de mon champ de vision, ce n’est pas de la tristesse qu’il me reste en travers de la poitrine, mais bien de la tiédeur. De la reconnaissance, deux fois plus d’espoirs, ce qui rend négligeable le fond de mélancolie qui à force a obtenu une certaine légitimité dans mon âme. Si bien que je ne tente plus de la combattre. Non, aujourd’hui je l’embrasse. Elle fait si souvent partir de ma vie, que je ne la blâme même plus… je n’en souffre même plus.

Un demi sourire sur les lèvres, je m’élance à mon tour vers la sortie. Il n’est pas difficile de se repérer. J’ai demandé mon chemin deux fichues fois parasitées par les voix envahissantes de ces micros hors de portée, mais la plupart du temps je n’ai qu’à suivre le mouvement, jusqu’à cette allée donnant sur une sortie dont l’embrassure est surmontée de voussures qui encadrent une baie taillée selon leurs formes. Quelques mètres avant et à la gauche de l’ouverture, se tient mon père, une pancarte à dans les mains avec mon nom inscrit dessus « Rockalia Imy Davis » … enfin, presque. À ses côtés se tiennent sa femme, une projection parfaite de cette dernière en plus jeune, et la petite, celle que je pourrais appeler ma sœur si mes boyaux ne me faisaient pas autant souffrir à cet instant.

–– C’est Rockalia Imy St claire maintenant, attaqué-je sans même m’être stationné au préalable. Bonjour à tous, souris-je poliment une fois le mètre de sécurité atteint.

Ma valise devant moi dans le seul but de renforcer cette sorte de barrage que je souhaite solidifier entre eux et moi, j’observe leurs incertitudes se transformer en gêne commune face au curieux cocktail de désinvolture et d’indifférence que j’oppose ––une belle arnaque, cela dit. Les adultes échangent des regards inquisiteurs insistants, tantôt plissés, tantôt exorbités, tandis que la petite maintient le sien grand-ouvert sur moi. Mon père est en fin de compte celui qui prend sur lui de repousser le pseudo silence installé entre sa petite tribu et moi.

–– J’aurais dû m’en douter, ta mère n’a jamais été du genre à perdre le temps.

Il essaie de noyer sa surprenante amertume sous une vague de ricanements contenus, et tout ce qu’il réussit à susciter en moi c’est une méchante envie de revanche. Comment ose-t-il reprocher quoique ce soit à ma mère ?

–– Je m’en suis chargée toute seule, minaudé-je cette fois, sans filtre, incapable de leur épargne autant mon regard rancunier, que ma moue dégoûtée. Ma mère est ma famille, la suite est donc logique.

Brutalement mis face à son manque de tact, et devenu à cet effet, aussi blafard qu’un tissu terrassé par une pluie torrentielle, il tente une approche conciliante de la main, mais hargneuse, je l’esquive, empoigne plutôt ma valise et les contourne sans prévenir.

–– Si l’invitation tiens toujours, j’aimerais bien me reposer. Le voyage n’a pas été de tout repos.

Aucun ne moufte, il n’y a rien à dire de toute façon. Non, en fait tout ce qu’il y a à raconter ne saurait être étalé ici, ce serait tellement honteux. Pour qui ? Cette question-là, je me la pose moi aussi. La logique voudrait que ce soit la leur… Que dis-je ? La sienne, mais la vie est si étrange. La mienne l’est quarante-cinq fois plus. Et les surprises, surtout les mauvaises, ne manquent jamais à l’appel quand il s’agit de moi. Il ne serait donc pas surprenant de me voir repartir d’ici en qualité de seul névrosé de guerre, tel que l’a prédit ma mère.

D’ailleurs, maintenant que je les ai sous les yeux, je crois malgré moi, devoir donner raison à maman. Je suis incapable d’aviser quoique ce soit, devant ce beau tableau de famille qui ne souffre de rien d’autre, si ce n’est de ma seule présence. Ils se souriaient mutuellement il y a encore quelques minutes, lorsque j’arpentais cette allée pour venir jusqu’à eux. Ils ne sont plus que velléités et embarras, partagés entre irritation, culpabilité et impuissance à présent. Tous, même la petite dernière, si j’en crois un de ces regards timides et fuyants que j’intercepte de temps à autre, pendant que la luxueuse voiture de ses parents suit la bretelle censée nous conduire chez eux.

–– Tu cherches quelque chose demi portion ?

Et voilà, je l’ai définitivement effrayée. Sa petite tête brune restée à moitié cachée jusque-là, derrière la manche du blouson de la jeune blonde assise à ma droite, a cette fois totalement disparue dans le tissu épais du vêtement de cette dernière.

–– Tout va bien poussin, la rassure la propriétaire du vêtement, désigné paravent pour le moment, en caressant le dos de la petite.

Ce n’était pas prémédité, mais il semble que je ne sache plus qu’être une peste désormais. Et ce n’est pas la moue dédaigneuse que je renvoie à la blonde au moment où elle pose son regard réprobateur sur moi, qui viendra me contredire. Voilà qui promet d’être intéressant pour le reste du séjour. Du reste, je me demande si je réussirai à tenir jusque-là.

–– La demi portion s’appelle Clara, intervient soudain sa mère, sur un ton sévère, sec, nonobstant les grelottements maîtrisés qui y persistent.

Tout bien réfléchie, la question n’est pas tant de savoir si je serai en mesure de porter sur mes épaules le fardeau que représente pour moi, cette cellule familiale irréprochable au premier abord, et sur tous les rapports. La récente intervention de l’épouse de mon géniteur m’indique qu’il y a plus intérêt à ce que change de bord. L’urgence est de savoir si eux pourront se montrer assez patients face à la nébuleuse de rancœur qui ne cesse de croître en moi, depuis ce moment où j’ai posé mes yeux sur leur jolie petite équipe.
Les avoir en face et d’aussi près, ne fait pas que me piquer les rétines ou me perforer la poitrine, mon palpitant y compris, ça me brûle aussi les intestins, ça me calcine surtout les entrailles. Le mal en est à ce stade où, au mépris de l’ambiance glaciale que nous avons embrassé une fois sortis de la gare, pour nous engouffrer dans le véhicule tout à l’heure, l’impression d’être assaillie par les flammes de l’enfer ne s’est pas absentée une seule seconde. Jamais je n’ai eu aussi froid de ma vie, et pourtant, pas une seule fois avant aujourd’hui, je n’ai autant suffoqué, ni transpiré au point de sentir ma peau picoter.

L’espace étriqué de l’automobile n’a rien arrangé à la situation. Là il m’est tout simplement impossible de respirer. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. D’ailleurs baisser la vitre me semble tout aussi vaine comme tentative d’apaisement. Croiser tantôt le regard marron de mon père, tantôt le bleu de celui de sa fille, est tout simplement asphyxiant.

Que dire alors des petits noms affectueux qui fusent par ci, par là ? Nom de chien, il ne m’en a jamais donné à moi !

–– Tiens Rockalia, reprend madame Davis au bout de quelques instants, brisant ainsi le silence que j’ai choisi d’offrir comme unique réponse à sa dernière intervention. Ça me rappelle qu’on n’a pas eu l’occasion de faire les présentations.

Une perche tendue, de la conciliation s’y trouve d’un bout à l’autre. Et je pourrais la saisir, parce qu’en fin de compte elle et sa fille n’y sont pour rien, mais envenimée par la jalousie et la colère, je préfère maintenir mon regard sur le paysage gris et pâle de Seattle, bien qu’il me laisse indifférente à tous points de vue. Mais c’est certain, la ville en elle-même n’y est pour rien dans l’histoire. C’est moi qui, pour fuir ma dure réalité, aie fait un bond dans le temps. Pour retrouver un peu de réconfort dans mes souvenirs, dans les bras de ma mère, dans les yeux de mon fils et dans les rues animées et plus chaudes de mon quartier.
Besoin d’un peu de compagnie, besoin de ma famille aussi, et tout d’un coup je me demande s’il n’est pas encore temps d’y retourner.

–– Je suis Tiphaine, Blair à tes côtés c’est ma petite sœur et à côté d’elle, c’est Clara ma fille… ta petite sœur.

Ses dernières paroles ont l’effet d’un coup féroce de clé sur un écrou trop serré. Friction corsée, entraine forcément des boursoufflures douloureuses, rien qu’on ne veuille expérimenter plus d’une seconde, tellement les effets vont au-delà du désagréable. C’est une chose de la savoir du même sang que moi, c’en est une autre de l’entendre. L’impression de passer de l’abstrait au concret, m’accable. La parole donne vie, donne du sens, et dans ce cas précis, signe l’existence de ma pseudo mort.

Cette enfant est en quelque sorte la gamine que je n’ai pas eu le droit d’être. Complète, entourée, accompagnée, choyée, rassurée… Et mes yeux à présent incapables de camper ailleurs autre que dans les siens, ne demandent plus qu’à pleurer. Je veux chialer comme le vieux bébé abandonné que je suis, acculée par cette détestable impression d’être seule entourée d’eaux froides et monstrueuses.

Tu parles d’une minable caricature de ce fameux Moïse, l’enfant sauvé des eaux.
Non, je n’en suis pas un. Il paraît que je devrais me montrer plus reconnaissante, l’univers n’a pas poussé la cruauté jusque-là. Moi on m’a seulement lâché une main. Et quelque part, ce n’est pas bien grave. C’est à peine si on ne me dit pas souvent que j’ai de la chance, moi dont la mère est au moins restée. Et à un moment, j’ai roulé sur cette façon de penser.

Mais tout à une fin, mes forces et mes armatures n’échappent pas à la règle. Alors un matin, un étranger est apparu dans ma vie, et ça été suffisant pour me ramener à mes plaintes et mes lamentations : mon papa m’a abandonné. Il s’en est allé sans se retourner et mon existence n’y a rien changé.

Ça fait mal jusqu’à la moelle osseuse. Chaque fibre de mon être souffre de ce vide incurable, ce temps que rien ni personne ne saura jamais rattraper, pas même l’auteur du désastre, aussi déterminé puisse-t-il se montrer. Pourtant il me faut avancer. Pour mon fils, et parce que j’en ai marre de trimballer cette seconde peau de vilain petit canard, doublée de celle de l’idiote de service qui s’est faite engrossée à cause d’une insaisissable soif d’amour. Voilà pourquoi il me faudra faire face à ces douleurs insoutenables, tel que l’a préconisé Kyo.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top