Prend ma chance


Qu’est-ce qu’un cœur brisé en réalité ?

Assurément il est douloureux, apeuré, dévasté… ça tout le monde le sait. Ce dont la plupart des gens ne se rendent pas compte par contre c’est qu’il s’agit d’un cœur qui a perdu toute sécurité, toute assurance ; c’est un cœur masochiste, toujours dans l’attente du bourreau, toujours posé là, amer, à le regretter, à ressasser les bons moments passés avec l’objet de sa douleur pourtant. Tous les cœurs brisés se reconnaîtront, c’est ainsi. Il nous fait mal, mais quand il faut penser à lui, ce sont vers les beaux jours que notre mémoire nous ramène… C’est fou !

Non, ça ne l’est pas. D’aucuns disent qu’aujourd’hui les gens ont davantage peurs d’être heureux que de ne pas l’être. Moi je dis : après une douleur, on prend conscience de toutes les autres en prévision, en perspective, et de là nait le désir d’anticiper. On veut s’y soustraire, alors on se terre. L’ancienne douleur ne nous a pas tué, du coup on s’y colle…

Les contraires s’attirent : lois universelle de l’attraction… Le malheur cherche les gens heureux. Et l’inverse est tout aussi valable, seulement, s’il est d’autant plus facile de fuir le bonheur, ce n’est pas le cas du malheur, de la misère et de la malchance. Voilà pourquoi je reste accrochée à ces trois jours depuis bientôt deux ans… il ne faudrait surtout pas qu’un autre me le déchire à nouveau, mon cœur. Ça a fait si mal les premières fois, mais j’y ai survécu. Je ne sais pas, si je pourrai la prochaine fois. Et puisque c’est ainsi, autant mieux rester là, dans ce que je connais. Cette douleur-là en plus, possède certains jours une sorte de douceur… J’ai aimé quelqu’un, à la folie. Il ne m’aimait pas, mais je l’ai adoré : je suis la gentille…

Allez j’avoue, il y a aussi de ça. Et quand on y pense, on voudrait tous l’être. Ah, cette fichue culture du héros, a donné naissance à beaucoup de martyrs, d’hypocrites, mais inévitablement à doloristes aussi…

–– Et bébé, je ne veux plus de ça ! respiré-je à haute voix, avant de quitter ma commode. Pas mal Rockalia. Pas mal du tout.

Je m’observe sous toutes les coutures à travers l’énorme miroir incrusté de lumières orangées tout autour, puis me souris à moi-même. Je me trouve jolie dans ma robe blanche moulante à manches longues, et mon chignon strict tiré en arrière. Rien de bien gros en somme, mais ça le fait. la touche de rouge sur mes lèvres est juste magnifique. Je devrais en mettre plus souvent, ça me va bien.

–– Allez, c’est l’heure.

C’est l’heure depuis un moment déjà, je suis en retard. Ce n’était pas prémédité, même si l’idée de faire attendre tout le monde me dérange le moins du monde. C’est juste qu’il a fallu mettre les choses au clair avec Jared après… après le torride baiser échangé dans la rue, et ça a pris un certain temps. Ce n’est pas parce que je suis désespérée que vais m’abandonner au premier venu, non… Dwayne (Que le ciel, m’ôte définitivement ce nom de la tête, c’est Addis !) était une exception. Si ce n’était pas le cas, ma liste d’amant serait plus longue que la charpente d’un crocodile, or ma main suffit à énumérer tous les hommes m’ayant connu dans l’intimité. Et à vrai dire, j’aurais préféré n’avoir connu qu’un seul… un seul homme, un seul amour, mon amour et donc, peu de déboires et ma part de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » au premier essai.

Mais c’est la vie, on n’a pas toujours ce qu’on veut. Et ce qu’on veut n’est pas toujours ce qu’il nous faut. C’est encore ma mère qui le dit. Moi je ne fais qu’essayer de me consoler, et pour cela, toute chose susceptible d’aider est la bienvenue… Bon d’accord, pas tout. Pas les baisers à l’improviste, sans mon consentement, aussi bien intentionnés soient-ils. J’espère qu’il a saisi le message Jared. Nous nous entendons bien, je ne voudrais pas avoir à perdre cela.

Encore cette rose ! Je la ramasse en silence cette fois, la dépose vite fait sur la commode et descend, affublée de toute ma nonchalance. Hors de question que je transpire, quoiqu’en faute. Ils n’ont qu’à commencer sans moi. Présente ou absente, je n’y changerai pas grand-chose de toute façon.

–– Elle arrive ! scande Shela dont je reconnaitrais désormais la voix entre mille autres.

Le bruit de mes pas lui a je suppose, donné l’alerte. Je la retrouve toute souriante dans un angle stratégique du salon. De là, elle a un aperçu de la pièce dans laquelle elle se trouve et de celle d’où provient tout ce vacarme enchanté. Tout du moins, du couloir qui y mène.

–– Oh que oui, ça valait la peine de faire attendre ces messieurs ma chérie, s’exalte cette dernière une fois qu’elle m’a dans l’œil. On dirait un rayon de soleil. Tu es à tomber par terre.

Impossible de ne pas me voler un sourire. Je ne résiste pas à de tels compliments.

–– Tu es gentille Shela. Merci.

–– Mais je t’en prie, jeune fille. Maintenant file, les petites commencent à avoir très faim.

Ouïe, je les avais complètement oubliées celles-là !

–– Oh la la, les pauvres ! Je n’ai pas fait exprès, je le jure.

–– Ce n’est rien mon enfant, je te crois. À présent, vas-y. Ils t’attendent.

Je lui souris une dernière fois avant de fendre le couloir où depuis lundi, comme sur tous les autres de la maison, les décorations en branches de sapin et des lampes en forme d’étoiles, ont remplacé la plupart des tableaux. Oui, je culpabilise, maintenant que les visages des gamines probablement impatientes ne sortent plus de ma tête. Les pauvres, leurs petits ventres doivent gargouiller à cette heure. Clara ne dine pas si tard d’habitude. Personne ne le fait dans la maisonnée du reste, comment ai-je pu l’oublier ?

–– Bonsoir, fais-je sur un timbre grave et posé, sans sourire peut-être, mais suffisamment éloignée du dédain pour paraître aimable.

Il n’y a pas que Billy, Addis et Nicky, dans la pièce, après tout.

–– Chérie, enchaîne aussitôt mon géniteur qui s’est mis debout pour me saluer, comme Addis, comme Jared, comme Mike. Tu as trente minutes de retard. Pour cette fois on t’a attendu, mais ça ne se reproduira pas. L’heure, c’est l’heure.

Je croise le regard de Kyo, au moment où je m’apprête à lui répondre. À son insistance, il est obvie qu’elle a peur de ma réaction. À tort, pour cette fois. Le fait je sais, est que nous n’avons pas beaucoup parlé ces derniers temps ––et même si ça avait été le cas, je lui aurais sûrement menti. Mais en ce qui concerne les attaques de front contre Billy, c’est fini pour moi… J’en ai ras le bol d’être la petite looseuse de l’histoire d’un côté, et de l’autre, ça commence à devenir beaucoup plus redondant que rébarbatif. Assez !

–– C’est entendu. Et vous autre, veuillez accepter mes excuses. Ça ne se reproduira plus.

Enfin, si par malheur une « prochaine fois » se concrétise avant mon départ.
Soit, soulagée, ma douce amie acquiesce de son faciès détendu, puis vient à ma rencontre avec enthousiasme.

–– Tu es belle comme tout, ce n’est pas possible ! On fera une photo tout à l’heure, il faut que Phaung voit ça.

–– Oh non ! m’esclaffé-je en resserrant mes bras dans son dos. Elle va encore me faire son numéro de la dernière fois. J’veux pas, roucoulé-je boudeuse, tandis qu’à l’autre bout, Billy donne enfin l’ordre de servir le diner.


C’est si bon de la retrouver malgré tout. J’éprouve une satisfaction immense, directement précédée d’une tendresse ardente.

–– Tu m’as manqué, murmure Kyo à mon oreille, me faisant davantage fondre et ronronner comme un chaton comblé.

–– Toi aussi, chère sœur. Pardonne-moi d’accord ?

Et sur ce, elle interrompt notre éteindre pour me dévisager d’un air ahuri, les sourcils froncés et les mains sur les hanches.

–– Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.

Elle est tellement adorable. Et sur le coup, deux fois plus drôle, ce qui pousse notre duo vers l’hilarité, au détriment des autres à qui il manque certaines cartes pour pouvoir comprendre et donc, se réjouir avec nous.
Plus agacée que le reste, Blair vient à la pêche aux informations, et debout derrière le fauteuil où sont assis Mike et Jared, nous échangeons approximativement sur le sujet de la discorde entre Kyo et moi. Puis, parce que Blair c’est Blair, elle finit par me faire cracher quelques méchancetés sur Nicky qui nous observe depuis son siège ––et celui de son fiancé, il va soit–– d’un œil presque rieur, mais suffisamment fier pour paraître vague, malgré la moue hautaine qui renforce ses manières snobs. Là tout de suite, on ne dirait pas, pourtant elle est bien en train de nous dénigrer du regard. Subtile. Elle l’est. C’est surtout une hypocrite, je sais dorénavant à qui j’ai affaire.

Mais qu’importe, je n’aurai pas à subir ça bien longtemps. J’attends peut-être encore l’appel de Marizella, mais c’est sûr, tout se saura mercredi au plus tard.

–– Coucou Prince, taquiné-je Mike pour étouffer le nième ragot de la blonde, en référence à sa piètre interprétation réalisée le jour de notre première rencontre.

Le blond joue les bougons d’abord, mécontent de mon absence à son inauguration, puis finit par se lâcher, trop impatient d’énumérer toutes les choses que j’ai selon lui raté. Il prend plusieurs fois Kyo à témoin, et même si je suis loin d’être convaincue au bout du récapitulatif, je ne doute pas que cette soirée ait en effet été l’une des plus géniales, tel qu’il la décrit.

Dans la foulée, je me trouve assise au milieu, de Mike et Jared, avec les têtes des filles au-dessus, parce que tous embarqués dans une discussion légère au sujet des dreadlocks constamment associées à l’herbe. Nous sommes presque tous d’accord, que comme bien trop souvent, il ne s’agit que d’un cliché basé sur les aléas de la société qui veut qu’on prêche plus qu’on applique généralement. C’est si courant de juger, que ne pas le faire de nos jours, revient à ne pas exister. Et quand on sait ce que cela demande comme effort d’apprendre à connaitre, il ne faut pas s’étonner que le physique et le paraître soient les seules tribunes sur lesquels s’appuient ces pseudos juges et leurs arbitrages tout aussi douteux.

–– Tu en as mis du temps, me souffle mon coach au moment où je m’y attends le moins.

Résultat des courses, je sursaute après avoir reçu de plein fouet la décharge électrique déposée par sa voix grave savoureuse, autant à l’oreille qu’au reste de mes sens.

–– Normal, bafouillé-je en m’éclaircissant la gorge, pour retrouver mon calme. Tu crois qu’on je tombe du lit, aussi jolie ? Je me plie en quatre pour avoir ce rendu là…

Et encore, ce n’est jamais suffisant, s’attriste mon cœur en se tassant, lorsque mes yeux ont le malheur de balayer l’image familiale que renvoient Addis et Nicky penchés au-dessus de l’écran du téléphone de miss café, comme l’a baptisé Blair. Ça n’a pas suffi à le faire revenir.

Bon sang, qu’on m’exorcise de cette jalousie qui me ronge si sévèrement l’estomac ! À ce rythme, je vais finir squelettique.

–– Fais voir.

Il me prend la main, et la pose sur sa jambe, pour analyser mes ongles vernis de rouge. Me sentant soudainement épiée par beaucoup dans la pièce, le rouge me monte violemment au joue, mais je le laisse poursuivre.

–– Qu’est-ce que tu fabriques ?

–– Je me renseigne, me sourit-il après s’être penché pour me regarder pleinement. Alors, ça prend combien de temps pour poser ce…

–– Verni ongles.

–– Oui, confirme-t-il en emprisonnant ma main au creux de la sienne.

–– Avec le temps du séchage, un petit moment quand-même. Ça peut aller à de heures, si t’es pas une pro. Et encore, sur ma main c’est du basic. Zéro travail artistique donc ça été rapide. Alors que toi tu fais quoi ? Douche, rasage ––et là encore c’est aléatoire––, puis hop monsieur s’habille, se parfume et fin de l’histoire.

Je n’ai aucune idée des raisons pour lesquelles il rigole à l’instant, mais il le fait et j’avoue que c’est loin d’être gênant ou vraiment moqueur… c’est même tout le contraire. Il est adorable, et me met en confiance.

–– Oh, la pauvre chérie !

–– Arrête de te moquer, tu sais que c’est vrai, minaudé-je en donnant un coup d’épaule sur la sienne.


–– Mais c’est ce que je dis, rit-il sous cape, et se prend pour cela une gentille baffe à la joue.

On croirait deux gosses en train de se chamailler pour des broutilles. 


–– T’es dingue, c’est pas possible, m’esclaffé-je lorsqu’il passe sa main derrière ma tête pour me pincer l’oreille gauche, les lèvres étirées d’un sourire naturel peut-être, mais auquel je m’accroche dans l’unique but de satisfaire cet étrange besoin de narguer Addis et Nicole qui ne nous quittent pas des yeux depuis un moment.

–– De toi, susurre-t-il près de ma tempe, puis me fait signe de nous mettre un peu à l’écart.

Je le suis, toute retournée. Pas réellement mal à l’aise, ni totalement excitée, mais bel et bien touchée par l’intérêt qu’il me porte. Et ce, devant tout le monde.

–– Ça va ? (J’opine du chef) Bah tu as de la chance. Moi ça ne va pas fort.

–– Pourquoi ? m’enquiers-je les sourcils froncés, de moins bonne humeur tout d’un coup devant son air triste.

–– Tu l’as dit tout à l’heure, nous sommes supposés ne plus en parler. Mais ça ne m’empêche pas d’y penser Rocky.

–– J’y pense moi aussi.

–– C’est vrai ?

–– Oui, mais comme je te l’ai expliqué, je vais bientôt devoir rentrer chez moi, et…

–– Et alors, si tu n’as pas de petit ami qui t’attend ?

Que lui répondre, sans toutefois me contredire ? Je lui ai dit qu’entre son ami et moi, ça n’a jamais compté. Lui confier mes réelles peurs, incomberait de revenir sur mes propos, et je n’en ai ni l’envie, ni la force.

–– Je ne sais pas. Ce n’est pas ce que je veux.

Comme tout à l’heure dans la rue, il roule des yeux en soupirant d’exaspération. Mais plutôt que de poser ses mains sur ses hanches, il les enfonce avec aisance dans les poches de son pantalon.

–– Et on peut savoir de quoi tu ne veux pas au juste ?

Arrivée imminente de la gêne. Crispée et frustrée de partout, je bats des cils à outrance, déglutis plus que d’habitude et trépigne, impatiente d’aller me cacher. Il y en a qui ont vraiment le don de mettre les autres au mur, et c’est irrémédiablement le cas de Jared. Comment sortir de là à présent ? … Tout bien réfléchit, ça pourrait également être un moyen de le repousser, même quelque part encore, je me contredirai.

Inspirer profondément, m’aide à me donner du courage. Si tant qu’être courageuse revient à m’adresser à lui, en regardant la lampe briller au-dessus de la commode à nos côtés.

–– Du même genre de relation que j’ai entretenu avec Addis. Sans lendemain, sans suite, et je sais très bien que c’est ce qui te branche à toi et… (indépendamment de ma volonté, ma tête s’agite suivant une trajectoire horizontale) non, ça ne va pas marcher. Maintenant, excuse-moi.

D’une main féroce et douce à la fois, il m’empêche de m’enfuir, appelle mon regard de l’autre ––il me met en apnée l’espace d’un instant. Ses yeux sont tellement beaux et lui il est… presque irréel. L’intensité dans ses iris, fait naître cette chaleur benoite qui me donne l’impression d’avoir des fourmis sur tout le corps. Que dire alors de ce sourire chafouin dont ses lèvres ne se lassent pas ?

OK c’est bon, je suis excitée.

–– Je ne suis pas Addis, me fait-il remarquer, le visage fermé. Mais je sais aussi qu’à ce stade, ni toi ni moi ne pouvons réellement savoir de quoi tout ça, nous désigne-t-il ensuite en agitant son index gauche entre lui et moi, sera fait. Sauf que voilà, je me sens attiré par toi. Et je sais que tu l’es toi aussi, je le vois bien dans…

–– S’il te plait Jared, déglutis-je, nerveuse. On nous regarde.

–– Et alors ?

–– Alors ça me met mal à l’aise. Je n’aime pas être le centre des attentions, voilà tout.

L’air sonné, il tique, me lâche, recule, puis se gratte la barbe d’une main, tandis que l’autre repose au chaud dans sa poche. Nonchalant et observateur, il est davantage sexy et d’une prestance royale dans chemine d’un bleu pâle sur son pantalon noir de smoking. J’aimerais pouvoir le contredire, affirmer qu’il me laisse indifférente et ainsi me mettre hors d’atteinte, loin de toute éventuelle emmerde, cependant c’est plus fort que moi… chaque cellule de mon corps bouillonne de cette folle envie de ma jeter sur lui à corps perdu. C’est si fort et pressant que j’en oublierais presque les conséquences, alors qu’elles sont aussi évidentes que mon trouble à l’instant…
Mais oh ! J’ai le motif parfait : je retourne bientôt dans ma ville, ça n’en vaut pas le coup.

–– Ce ne serait pas plutôt que tu es encore amoureuse d’Addis ? Quoi, tu espères qu’il se remette avec toi ?

Il n’y aurait pas eu tous ces gens que je l’aurais sûrement giflé, pour avoir ainsi piétiné mon cœur. Non pas qu’il ait totalement tort, ––même s’il ne peut pas l’affirmer non plus–– seulement, indirectement il est également en train de m’insulter.

–– Je ne suis pas une voleuse, pesté-je entre les dents, la mâchoire aussi crispée que mes poings. Et je ne suis non plus la fille que tu crois. Parce que c’est bien ce qui t’amène n’est-ce pas ? Tu dois te dire, ricané-je alors que dans ma bouche, la salive est encore plus amère qu’une infusion de fleur marguerite… ouais, elle a bien couché avec mon ami le premier soir non ? Bah, je devrais pouvoir tirer mon coup moi aussi. N’est-ce pas ?

Mon regard mauvais le détaille du pied et jusqu’à la tête à une vitesse folle, jumelle de celle à laquelle pulse mon cœur étouffé par les vapeurs infernales qui endolorissent aussi ma gorge. Son flegme n’a pas fini de m’échauffer le sang. 

–– Eh bien, détrompe-toi. Et n’attend rien de moi, parce que je suis au courant de ta réputation monsieur le tombeur. Maintenant ciao !

Sec et précis, mon coup franc je le juge réussi et donc sans plus attendre, je le contourne, avec en tête de rejoindre les gamines assises près du sapin en planches que je trouve encore plus original que celui en métal doré dans le salon, reposant au centre d’une belle dune faite de fausse neige. Sauf que je ne fais jamais le quatrième pas vers ma destination, sa voix accessible à tous me contraint à me figer, puis à virevolter pour faire bonne figure.

–– Oui, ponctué-je méprisante, du bout des lèvres, incapable de réprimer ma colère malgré mon sourire.

L’œil grand, vif, aussi énigmatique que rieur, il avance sans rompre le contact visuel vers le canapé depuis lequel nos amis, comme ANI, comme le club des trois réunit autour des cadeaux et dont on entend plus les voix, et comme Billy et Tiphaine devant la cheminée allumée, observent attentivement la scène. Ayant retenu ma respiration sans m’en rendre compte, l’attente ne pourrait pas être plus longue, pour une distance aussi courte… mes poumons me le feront payer.

–– Tu es magnifique, souffle enfin ce dernier, me soulageant par la même occasion d’un poids dont je n’avais pas conscience.

Et tout juste ensuite revient Shela, heureuse d’annoncer que le diner est servi. Un vrai festin ! Frais, fumant, appétissant par-dessus tout, il nous convainc tous, une fois que Billy l’a béni.
Pour rattraper mon acte manqué de tout l’heure, je me suis assise entre mini pouce et ses amies… si seulement ce n’était que pour cette raison. Si seulement se mentir n’était pas souvent une bien alléchante option. Si seulement grandir n’était pas la plus affligeante des passions… Or ça l’est, et ni les regards insistants et interrogateurs de Kyo et Blair, ni celui sombre de déception qu’a pour une raison étrange mais incontestablement déplacée, posé Addis sur moi avant de quitter le séjour, ne pourront me démentir.

Le plus bizarre reste pourtant le fait que mes yeux se soient de manière autonomes, dirigées vers Billy en premier tout à l’heure, lorsque Jared m’a fait ce compliment qui avait tout d’une déclaration d’intentions (disons-le ainsi), comme l’auraient fait ceux d’une petite fille à son papa, pour rechercher son approbation.

N’importe quoi !

Ce diner l’est également d’ailleurs. Tous semblent posés sur des charbons ardents, claudiquant entre crispations et hâte, sans jamais se risquer à franchir le pas, alors seuls les bruits de la vaisselle accompagnent les murmures des jumelles à ma droite. C’est fou, même Mike a perdu son humour, c’est à croire que le ciel est à mon insu tombé sur la terre, vue les nombreux regards ahuris que je surprends à m’épier, ou alors la petite mine contrariée de mon père dont le visage ne quitte pas son assiette depuis longtemps.
Quelle ambiance tendue ! Je vais exploser si ça continue.

–– Quelqu’un peut enfin me dire ce qui se passe ? me soulevé-je, à bout de patience, mais sans perdre mon calme.

La surprise n’est que mince, mon père recadre aussitôt la conversation.

–– Comment se passe les cours de danse Jared ?

–– Bien, bien monsieur. Rockalia est une bonne élève. Sa mauvaise foi en moins, bien entendu, s’empresse-t-il de compléter sur un ton moqueur. Même si j’y vois beaucoup plus des préjugés. Elle pense comme beaucoup que danser la rend ridicule aux yeux des autres.

Les lèvres de Billy s’étirent et son amusement résonne à l’intérieur de ses lèvres scellées, puis à nouveau (il était temps) il se redresse. Il lâche son couvert au passage. Au-dessus du pont de fortune formé à partir de ses doigts entrecroisés à l’horizontal, il balaie la table d’un regard lointain et attendri.

–– C’est bien plus compliqué que ça mon garçon. Ma fille est quelqu’un d’assez particulier. Elle a encore énormément à apprendre, mais ça, ça ne regarde qu’elle et moi.

Il n’en faut pas plus pour me pousser à renoncer au morceau de tomate que je viens juste de chourer dans le plat de ma petite sœur, avec pour seul objectif celui de l’embêter.

–– Est-ce qu’on peut arrêter de parler de moi comme si je n’étais pas là ?

Billy s’éclaircit la voix, et s’il y avait encore une mouche récalcitrante dans les airs, eh bah, elle a fait un crash pile à cet instant-là.

–– S’adresser à toi directement ne sert à rien. Ces nouvelles photos de toi sur la toile le prouve. Sephora était censée te suivre partout, il me semble ! finit-il par s’énerver.

–– Quoi ? De quelles photos tu parles ?

Au sommet de son humeur de chien, il siffle entre les dents et détourne le regard. C’est Blair qui se charge de m’apprendre les faits.

–– Des photos de Jared et toi en train de vous embrasser dans la rue. Elles ont été publiées tout à l’heure… quand vous discutiez en aparté.

Tout dans sa voix me laisse deviner sa contrariété. Je pense même à une certaine jalousie, mais sur le moment m’inquiéter de ses états d’âme est le cadet de mes soucis.

–– Non mais quelles plaies, ces médias, soupiré-je, le nez en l’air, apaisée comme souhaité par le spectacle architectural fondu sur la dalle du haut. Mais bon, s’ils n’ont que ça à faire, tant pis.

–– Ouais tu as raison, renchérit Billy du tac au tac, l’air de rien, légèrement moqueur néanmoins. Tant pis si ma fille passe pour…

J’ai été vu dans les bras d’Addis, et quelques jours après j’embrasse son ami dans la rue. Les médias doivent s’en être donnés à cœur joie. Billy n’a pas besoin de terminer sa phrase, il le sait. Et du reste, ne le fait jamais. Par égard pour les enfants également, quoiqu’il aurait pu tout aussi me blesser avec des mots plus gentils, sans brutaliser les oreilles d’aucune des mineures installées autour de la table.

–– Ok, ai-je pour seule réaction, alors qu’une tempête bat son plein dans mes veines, puis me retire de la table. Ce n’est pas la peine Kyo, la fais-je rassoir avec un sourire en toc sur le visage. Je vais bien.

J’embrasse Clara sur le front, avant de tourner les talons, mue d’un calme dont je suis la première surprise. Qu’est-ce qui me prend ? Je n’en sais strictement rien, ou peut-être ai-je enfin saisi, que je n’aurai jamais assez de force pour me battre contre le monde entier. Je n’ai pas besoin d’avoir le monde… même si je n’ai toujours aucune idée de la nature de mon réel besoin, là où mon désir de vengeance grossit plus vite de jours en jours.

On ne peut malheureusement pas en dire autant de moi-même. J’ai perdu trois kilogrammes depuis mon arrivée ici. Encore un peu, et ma mère va faire une attaque en me voyant. Elle a horreur de ce critère de beauté très occidental quand on y pense. Evidemment elle ne correspond pas à tout monde. Moi par exemple, ce serait aller contre ma nature si j’en venais à m’y soustraire un de ces matins. Je n’ai pas une silhouette filiforme, je suis bréviligne. Pas grosse, mais large et pulpeuse…

Donc non, je ne peux pas encore me priver de nourriture ce soir. Retourner à table n’étant non plus une option envisageable, je décide à mi-chemin de me rendre dans la cuisine.

–– J’allais justement venir te voir, m’accueille Shela avec une moue navrée qui a l’affreux don de chatouiller mes glandes lacrymales.

J’inspire avec vigueur pour me ressaisir, paupières rabattues et mains sur les hanches.

–– Est-ce que je peux manger ? J’ai très faim.

–– Juste le temps de servir ma petite. Je t’apporte le plateau dans ta chambre…

–– Ne te donne pas cette peine Shelita. Contente toi de servir, j’attends.

Elle acquiesce, tout en donnant des instructions à sa petite équipe regroupée autour de l’îlot aux reflets verdâtres, et aussitôt ce dernier se vide, les filles se mettent au boulot. L’une sort, l’autre se met nettoyer et les deux autres la remplacent derrière la casserole fumante et le saladier rempli de crudités esthétiquement découpés, non loin du feu.

–– Tiens ma petite, scande-t-elle en marchant vers moi, chargée de ce plateau au contenu alléchant. Bon appétit.

–– Merci Shela, souris-je avant même de l’avoir attrapé.

–– Vous voulez bien nous accorder un instant ? s’impose soudain Nicky, dont la voix perchée ne pourrait pas être plus guindée. Il faut que je parle à Rockalia. Ça ne prendra qu’une minute, ne vous en faites pas.

Non mais, oh…

–– Non Nicky, tu vois bien qu’elles travaillent. Tu vas les ralentir, et moi je n’ai rien à te dire.

–– Ce n’est pas grave Rockalia, intervient Shela en éteignant le feu. Nous ici, nous ne faisons qu’exécuter les ordres, murmure-t-elle près de moi, avant de s’adresser à nouveau à tout le monde. Allez les filles, dehors.

Si seulement j’étais chez moi ici. Si seulement…

–– Ce que tu viens de faire est inacceptable. Qu’est-ce que tu essaies de prouver ? m’emporté-je en fin de compte.

Bye-bye ma pseudo paix intérieure. Je ne peux garder la bouche fermée face à ça. Pas question de me faire complice cet irrespect.

–– Calme-toi, il n’y a pas le feu. Et tu as très bien entendu Shela, alors on reste zen.

–– Ne me touche pas ! pesté-je de plus belle au moment où sa main s’apprête à se poser sur mon bras, puis recule. Plusieurs pièces de cette maison sont vides à cet instant et ce n’est qu’ici que tu préfères me parler ? Quoi, tu essaies de me faire passer un message ?

Je ne vois que cela. Maintenant que je connais le spécimen, c’est pour moi l’explication ma plus plausible. Très vite par la suite, l’expression de bonheur sur son visage me le confirme. Si j’étais sur les nerfs il y a deux minutes, maintenant je le sens, je vais exploser.

–– Tu as peur de quoi Rockalia ? Ouvre les yeux ma petite. Tu n’es pas la bienvenue ici. À ta place je repartirais vite fait d’où je viens.

J’affecte un sourire lumineux, qui ne laisse rien paraître toute l’animosité que je lui destine à présent. Si elle m’a prise pour une nunuche qu’elle pourra intimider à sa guise, parce que je me suis tenue à carreaux tout à l’heure à table, elle va vite découvrir qu’elle s’est lourdement trompée.

–– Alors comme ça on sort les crocs ? l’interrogé-je sans réellement attendre de réponse. Il y a quelques temps encore, tu voulais être mon amie pourtant. Quelle hypocrite !

–– Tu peux bien parler toi. Je t’aurais bien confié le bon Dieu sans confession, si je n’avais pas été prévenue à temps. Mais heureusement il y a encore qui savent faire leur travail. On connait tous ton vrai visage dorénavant. Salle croqueuse d’hommes. Je te préviens, tiens-toi loin de mon homme salope.

Uppercut ! J’en reste bouche bée une nanoseconde, sonnée par l’orage en train de remuer des masses autour de moi. À bout de nerfs, ma respiration tonitruante n’a plus rien d’un rythme posé et régulier. Je me sens trembler, surchauffer, transpirer…

–– Je ne vais pas rester là, à écouter ces bêtises.

Sauf qu’elle n’est pas du même avis, et me fait barrage.

–– Ôte toi de mon chemin Nicky.

–– D’abord, tu vas m’écouter, siffle celle-ci, lèvres pincées, en pointant sur moi un index accusateur.

Ça y est, je suis à mon comble. Ni une ni deux, j’envoie valser le plateau à ma droite, et dans un fracas monstre, il s’écrase contre le plan de travail. Autant le bruit que les éclaboussures font sursauter la beauté ébène face à moi. Des deux, c’est elle qui a tout intérêt à paraître sous son meilleur jour après tout. Moi, ma réputation est faite. Une de plus ou de moins, qu’est-ce que ça change ? Il s’agit seulement d’une tâche de sauce, en plus.

–– Toi et moi, on n’a rien à se dire. Tu as des soucis, tu les règles avec ton copain, c’est clair ? Je n’ai, et ne veut plus rien avoir à faire avec vous. Ton Addis, tu te le gardes, tu le mets où tu veux, je m’en fiche… Et maintenant tu dégages de mon chemin !

–– Que se passe-t-il ici ? s’emmêle Billy que je n’ai pas vu arriver, même si sa présence ne me surprend guère.

C’était prévisible, le vacarme allait alerter toute la maison.

–– Rien, je suis hystérique, affirmé-je un brin sarcastique, sans lâcher Nicole du regard.

Je ne compte pas lui donner le plaisir de battre en retraite la première. Je peux être aussi menaçante qu’elle, et plus vénéneuse à mes heures perdues. Toutefois, je suis heureuse de ne pas voir ce scénario s’éterniser. Son fiancé fait tôt de fendre la foule agglutinée à l’entrée qu’elle détourne le regard. Et seulement à ce moment, je cède à cette faiblesse qui me taraude l’âme, bien que ni ma démarche assurée ni mon attitude condescendante ne laissent rien paraître, tandis que je trace mon chemin hors de cette cuisine de malheur.

Je m’en vais pleurer à l’ombre, car je me sens minable.

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