Komansman


— Si mademoiselle a besoin de quelque chose, m'indique Sheila, la gouvernante des Davis à qui a été confiée la responsabilité de répondre au moindre de mes caprices à notre arrivée, il suffit juste de demander. Je ne serai jamais bien loin.

— Compris, lui souris-je peu engagée, plantée sans but au milieu de cette chambre aux dimensions énormes. Vous pouvez partir tranquille, je veux seulement me reposer.

Elle acquiesce, le visage entier illuminé d'une joie que je ne m'explique toujours pas. Convaincue de la voir partir maintenant que je l'ai rassurée, je lui tourne le dos, heureuse de pouvoir enfin jouir, et d'un repos bien mérité, et de cette intimité tant espérée.

Mauvais calcul, elle est encore là au moment où je me mets sur le dos, après avoir exhalé un long soupir de soulagement contre un des oreillers qui étrangement, sent le lilas, comme mon eau de parfum quotidienne. Stupéfaite, mon regard sur elle se fait grand d'interrogations, et à celui-ci Sheila oppose un sourire éclatant.


— Comme je suis heureuse de vous connaître enfin. Vous êtes si jolie, s'extasie cette dernière, presque en dandinant sur place. Votre père avait bien raison, une vraie merveille.

Je me retiens in-extrémis, de lui interdire de parler de Billy comme d'un père en ma présence. Elle n'est coupable de rien et en plus, je n'ai pas envie de me retrouver au centre des commérages. Ou qui sait ? Si ça se trouve, elle essaie juste de me soutirer des informations pour ses patrons. Donc non, hors de question de me rendre prévisible en déballant mon cœur à tout va. J'aime mieux l'effet surprise et aussi, après mure réflexion, le récent embarras qu'ils portent tous au visage en ma présence —surtout depuis ma petite crise à la sortie du véhicule.

C'est à peine si Tiphaine ne s'est pas mise à pleurer lorsque la voix brisée par des ricanements amers, je me suis mise à applaudir devant leur splendide villa, avant de cracher sans allégorie : « C'est sûr, je ne pouvais pas faire le poids face à tout ça. ». Grâce à cela à présent, je suis sûre d'avoir la paix pendant un certain temps. Ma demande n'aurait pas pu mieux tomber. Après un moment aussi gênant, pesant une tonne de cette culpabilité que je n'ai définitivement pas fait exprès d'intensifier, ils n'auraient rien pu me refuser. Pas même de se tenir à carreau dans leur propre maison.

— Merci, minaudé-je, flattée malgré tout.

— Mais de rien ma petite. Cela dit, vous feriez mieux de prendre un bain avant de vous coucher, vous m'avez l'air toute fripée. Ce voyage a dû être épuisant.

— Vous ne pensez pas mieux dire, ricané-je, sincère.

— Trois jours en train, ça doit-être l'horreur, j'imagine. Vous auriez pu venir en avion. Ç'aurait été plus simple, et plus rapide aussi.


— J'en ai une peur bleue, avoué-je, la bouche tordue d'une moue gênée. À vrai dire, c'est la première fois que je m'éloigne toute seule de ma maison, j'avais peur de ne pas savoir quoi faire en cas de malaise.


Les rares fois où j'ai quitté le French Quarter, mes parents étaient à mes côtés, ce qui apaisait mes torpeurs et rendait l'expérience moins glauque. Je n'étais pas certaine d'être en mesure d'affronter les airs toute seule. L'idée même de venir passer deux mois ici est déjà stupide, il était donc hors de question de pousser le bouchon plus loin, comme s'il ne l'est pas déjà. Tout semble peut-être indiquer que je suis masochiste, mais suicidaire, ça non.

Attendrie par mon histoire, la gouvernante, mains jointes à l'avant, incline la tête, sans se départir du petit sourire sur ses lèvres.


— Je comprends. Et n'en ayez pas honte, vous n'y êtes pour rien.
Incapable de la contredire, je me contente d'opiner en souriant.

— Cette fois je vous laisse vous reposer. N'oubliez pas hein : pour n'importe quoi, Sheila est là.


Le dernier regard doux auquel j'ai droit, me bouleverse malgré moi. C'est un sacré personnage cette dame. Pétillante, elle exulte aussi de bonté. Mes doutes se sont enfin dissipés, elle n'a pas mauvais fond.
Seule, j'hésite entre foncer premièrement sous la douche ou alors passer des appels à ma maman et à Kyo, comme convenu. Ça ne dure pas bien longtemps, un jeu de pièce m'aide à trancher automatiquement. Face ! Et me voilà sous le jet d'eau d'une cabine aux parois translucides, dans une salle de bain luxueuse, aussi grande que ma chambre (celle de la Nouvelle Orléans) et où dominent les teintes bleu-nuit et blanc immaculé. Du travertin sur les murs, du marbre au sol, et la richesse partout. Tout est clinquant, rien n'est faux ou de piètre qualité. Même l'air semble meilleur ici, je sais de quoi je parle. Pas d'effluves d'essence brûlée en fond ou de moisissure, ni de poussière ou que sais-je encore.

L'eau me fait un bien fou, et lorsque je regagne mon lit, je me sens neuve, pleine de vie tout à coup. L'envie de rangée me prend, je me laisse aller à cette dernière, au détriment des coups de téléphone à passer, convaincue que Sheila le fera à ma place si je ne m'y mets pas de suite. Je ne veux pas qu'elle fouille dans mes affaires. Ni elle, ni personne d'ailleurs. Pas que j'aie des secrets... enfin, si, aucun d'eux ne sait pour mon fils, et ce n'est pas un fait dont j'ai honte, seulement je tiens à le garder pour moi, pour le moment. N'ayant encore aucune idée sur l'issue de toute cette aventure, je préfère maintenir mon fils en dehors de l'équation.

Le contenu de ma petite valise ne réussit même pas à combler le dixième du dressing, tout n'est que gigantisme ici, et je n'exagère rien. Ou alors, c'est moi qui ait vécu dans une maison de poupée tout ce temps. Ça se pourrait en effet, car du haut de mon mètre soixante-quinze, chez moi j'étais loin de me sentir comme une fourmi au milieu du béton. Bien au contraire, je me prenais pour une géante, c'est pour dire.
Mon bagage étant négligeable, l'effort à fournir l'est tout autant. Une chance ! Pas pour tous en revanche, m'apprend l'écran noir de mon téléphone entaché par intermittence par le scintillement d'un point lumineux sur la partie supérieure du gadget. Ma mère assurément. J'étais censée la contacter pile poil dès mon arrivée, or là on va à plus de deux heures déjà. Je ne suis donc pas étonnée de trouver trois messages et deux appels en absence de cette dernière.

Ah maman... maman poule.

Mon rire me reste en travers la gorge, mais arrive toutefois à agiter mes épaules. J'imagine la tête qu'elle doit faire à l'instant, et je ne peux m'empêcher de fondre, touchée autant qu'amusée, malgré le sale quart d'heure qui se profile à l'horizon.

— Coucou maman...

— Toi ne t'avises pas d'essayer de me rouler dans la farine, m'accueille méchamment mon petit tyran adoré. On avait un deal Rock !

Elle doit avoir la main fixée sur sa hanche à l'instant, le buste relevé et une moue de canard. Impossible de garder mon sérieux. Je n'ai jamais su le faire dans le passé, je ne vais pas commencer aujourd'hui. Surtout pas aujourd'hui, alors je peux échapper à sa fameuse pince réprobatrice dont mes joues n'en finiront jamais de se plaindre.
Ah maman... ses colères ne sont plus ce qu'elles étaient, dommage pour elle. Belliqueuse, elle voudrait-être. Rigolote, se fait-elle en réalité. Plus le temps passe, moins elle est convaincante.

— J'ai dû prendre un bain avant, lui expliqué-je après avoir repris mon souffle.


— C'est ça, moque toi. Mais profite bien de cette distance jeune fille. Le retour sera fracassant. Je vais d'apprendre moi, à te payer la tête de ta vieille mère.


J'aurais bien voulu être en mesure de garder cette nouvelle vague de ricanements en sourdine, mais elle ne m'aide pas avec ses inflexions théâtrales.

— Oh maman, arrête tu veux ? Et raconte-moi plutôt, comment va Ocean ?

Elle soupire avant toute autre réponse. Je peux sentir sa solitude d'ici. De quoi effacer le léger rictus qui persistait au coin de ma bouche.

— Il va bien Princess. Ta marraine vient juste de le ramener à la maison. Mais je préfère ne pas m'avancer. Il finira bien par remarquer ton absence à un moment ou à un autre. Deux mois, c'est long Rock. Tu aurais dû prendre ça en compte aussi.

Il s'agit plus de sa rancœur et de ses désapprobations, cependant elle n'a pas complètement tort. Tout comme elle n'a pas raison sur toute la ligne. Ce voyage, je le fais également pour Ocean. Pour essayer de réparer l'enfant éplorée qui sommeille en moi, dans l'espoir de devenir et demeurer, une adulte et une maman équilibrée--surtout une maman équilibrée pour lui.

— C'est nécessaire maman. Mais n'en parlons plus tu veux ? Les dés sont jetés, on n'y peut plus rien.

— Si tu peux. Tu n'as qu'à prendre un fichu billet de retour, tiens.

— Maman...

— D'accord, répète celle-ci, jusqu'à ce qu'elle en ait marre. Sinon, comment ça se passe là-bas ?

Je piaffe, la mine froissée, pas très certaine d'être en mesure de poser des mots sur mes maux, mais consciente de ne pas pouvoir échapper à cette conversation.

— C'est étrange. Gênant, tu t'imagines bien. J'ai déjà eu mon premier accrochage avec Billy. Il te croyait responsable de mon changement de nom de famille.

— Ah, grogne ma mère, le poing assurément crispé, celui-là ! Si ça ne tenait qu'à lui, je serais aussi responsable de l'ouragan Katrina. Tiens, va savoir s'il ne va pas prendra ça pour prétexte. Je n'ai pas voulu partir de Nova après cette catastrophe naturelle, ça a dû lui servir d'alibi à l'époque. Quel lâche...


Je la laisse se défouler sans interruption. Il en va de mon propre bien. Un seul mot et la foudre changera illico de trajectoire. Je ne lui en voudrais même pas. Le vingt-neuf Août deux mille cinq est une date des plus horribles, là où je viens. Deux mille cinq du court, est une des pires années de nos vies à toutes les deux. Et encore heureux que le traumatisme du désastreux cyclone m'ait été épargné. Aucune idée de ce que je serais devenue. Le hasard à cette époque avait voulu que nous soyons dans les airs au moment de la catastrophe. C'est ainsi qu'a dû être changé notre point d'atterrissage. Mes souvenirs sont approximatifs, et quelque part, je pense que c'est voulu.

— Enfin bref, inspire-t-elle à pleins poumons. Dis-moi tout... Tu l'as reconnu ? Il a changé ? Sa famille... raconte.

Son euphorie, plus stratégique que naturelle sur le moment, ramène à nouveau un éclat de gaieté sur mon visage, mais dans le silence cette fois.

— Je l'ai facilement reconnu, même s'il a perdu un peu de poids...

— Il a perdu du poids ? s'exclame ma mère, étonnée, croirait-on à la première analyse, alors que choquée après avoir regardé de plus près. Il a toujours été si fière de son gabarit de body builder, comment ça se fait ?

— Certainement une de ces lubies de mecs fortunés. Ou alors c'est sa femme... elle est aussi maigre qu'un bambou de chine. Et après avoir appris qu'elle gère un magazine de mode, je comprends mieux pourquoi. C'est une encyclopédie dans le milieu d'après mes recherches. Elle suit les normes qu'elle soutient je me dis.

— Hum, se contente d'opposer Giselle, et ainsi je comprends qu'elle est encore à ses réflexions sur mon père.

Elle disait pourtant ne plus rien avoir à faire ce dernier, je suis presque fâchée. Mais je peux bien parler moi, avec ma vie amoureuse pour point d'attache, avec mon incapacité, si ce n'est mon refus de tourner les pages sous le fallacieux prétexte d'avoir les neurones en ébullition, foisonnant de questions à satisfaire, quand on sait que la peur le seul capitaine au commande de toutes mes réactions autodestructrices. Ça c'est moi... qu'en est-il d'elle ? Je finirai bien par le savoir un de ces matins.

— Sinon, qu'est-ce qu'il devient ?

Je ressens tout à coup le besoin de sortir de la pièce. En fait, j'ai besoin d'avoir toute cette opulence sous les yeux, pour être sûre de lui donner un compte rendu fidèle. Alors malgré le froid, je fais coulisser la porte fondue sur l'énorme baie vitrée opposant le mur d'entrée de la chambre qui m'a été allouée.

Non sans grimacer sous les nombreuses morsures du froid, je découvre pour elle, le carrelage peint du balcon vide, ou presque --certainement à cause des précipitations récurrentes à cette période de l'année.

— Qu'est-ce qu'il devient ? répété-je dans un souffle saturé de lassitude, une lassitude proportionnelle au niveau émotionnel dans lequel me plonge tout ce paysage. Tu peux être sûre qu'on a pas dû lui manquer souvent. Enfin, ironisé-je, alors que mes cornées piquent et que ma vue se brouille, il vit sur près de trois hectares de terrain, dans une villa de quatre niveaux, bondée d'employés, remplie d'or, d'argent, d'étoffes précieuses, de tableaux de maîtres... La totale quoi. Juste ma chambre, fait taille de ton café et encore, les murs sont plus hauts. Je fais tâche, voilà.

— Je t'interdis de dire ça Rock, tu m'entends ? Rien, pas même une montagne d'or ne sera jamais précieuse face à toi. Mon amour, ma Princess, écoute-moi, écoute maman. Tu es un ange, tu m'entends ? Et qui n'est pas assez intelligent pour s'en rendre compte, ne te mérite simplement pas.

À bout, ma voix se brise, la cuirasse explose de mille morceaux foutus, dans un fracas qui aurait pu rester sourd, si seulement il n'était pas question d'un dialogue.

— Alors pourquoi m'abandonnent-ils tous, hein ? Il me manque quoi maman ? Il doit forcément me manquer quelque chose, sangloté-je de plus bel, sinon explique-moi...

Une pléiade de spasmes me coupe la parole, et soulage mon gosier dans le même élan. Je ne résiste pas, me laisse secouer par ces impulsions biologiques, mais une fois le calme de retour, je remonte en selle, bien décidée à lui mettre bien en évidence, cette vérité qu'elle seule se refuse à voir.

— Je suis insignifiante maman, remplaçable... je me retiens même de dire jetable, hoqueté-je entre deux reniflements. On en a jamais parlé je sais, mais Dwayne il m'avait promis tu sais ? Il avait dit qu'il reviendrait, et je l'ai cru... Comme j'ai été bête. Je suis surtout la fille dont personne ne veut vraiment, pour une raison qui m'échappe. Voilà ce que je vois quand je regarde un miroir. Et tu sais, je devrais peut-être t'écouter et rentrer, geins-je de plus en plus, tout en me séchant les joues avec davantage de vigueur.

Au silence de plomb à l'autre bout du fil, je peux parier que des larmes sont en train de ruisseler sur les joues de ma manman. Toute la rancœur qu'elle refuse de laisser exploser devant moi, toute la culpabilité à laquelle elle s'accroche depuis toute ces années aussi, à tort d'ailleurs, tout l'amour qu'elle me porte et la tristesse que son impuissance face à mes malheurs engendre.

Je finis par en avoir marre de ne plus l'entendre. Moi non plus, je ne sais plus quoi dire. Plus vrai encore, mes aveux m'ont épuisé. Quoi de plus logique, je me suis vidée. Une première, et certainement pas la dernière, mais à chaque jours suffi sa peine. Et moi, fatigue du voyage mise à part, j'aime beaucoup moins qu'il y a quinze ans, garder les yeux ouverts.

Je renâcle une dernière fois, c'est mon au revoir. Mes paupières lourdes mènent un dernier combat pour rendre l'image de la piscine située juste sous mes nez, plus claire, plus bleue, plus joyeuse que le ciel grisâtre sur ma tête, ou l'air glacial en mouvement autour de tout ici et ailleurs. Puis, sans vraiment savoir pourquoi, je marche vers la Kentia... Si je sais, ses longues feuilles vertes aux vertus dépolluantes me rappellent ma mère, sa main verte, son amour pour la flore et surtout sa douceur. C'est l'une de ses plantes préférées, il y en a dans chaque pièce de notre maison.
C'est sans doute pour cela que l'espace de cette caresse appréciative sur ma joue, je me sens chez moi. Le regard clos, mon imagination m'y conduit, et aussi étrange que cela puisse paraître, cette voix dans ma tête, s'étalant au rythme d'une berceuse familière et signée par le timbre vocal de ma mère, me raccompagne jusqu'à mon lit, jusqu'à ce que je me détende et me laisse absorber par mon épuisement...

Dodo ti pitit manman
Do-o-do ti pitit manman
Si ou pa dodo krab la va mange'w

Et je me sens finalement bien.









La berceuse en français :

Dors petit de maman (×2)
Si tu ne dors pas le crabe va te manger

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