E kounye a

Je n’ai toujours pas eu le courage d’appeler ma mère. De toute façon, je lui mentirais du début à la fin, alors à quoi bon ? Elle serait capable de prendre le premier vol, si jamais elle venait à apprendre pour Addis. Evidemment, bien avant ça elle nous piquerait une de ces crises à sa sauce. Ce qui équivaut en quelque sorte à la fusion du style : éruption vésuvienne plus séisme d’amplitude neuf à l’échelle de Richter.

Franchement, personne n’a envie de vivre une telle expérience. Pas même elle. Puis, parce qu’elle s’inquiète pour moi, elle jugera plus sensé de prendre avec elle mon fils, afin que son père le reconnaisse. Elle me passerait aussi le savon de ma vie. « Rockalia, je ne t’ai pas éduqué de cette manière ! », et je peux même anticiper les mimiques qui accompagneront ses sermons, quand elle saura pour les vacheries que réserve à Billy. Mille dollars que je vais me faire tirer les oreilles au sens propre.
Hors de question de laisser ça arriver. J’ai trop de ressentiment pour donner de la priorité à ses volontés sur ce coup-ci. Je suis une adulte au même titre qu’elle à présent, je peux prendre mes propres décisions.

Le plus difficile reste de ne pas pouvoir bredouiller avec mon fils. Il faut se contenter des messages via le portable de Kyo depuis bientôt deux semaines, et ce n’est pas l’idéal pour l’entendre crier. J’en souffre, mais c’est de ma faute. Une que je juge nécessaire pour le moment. Je fais croire à maman qu’Achin avec son planning un peu chargé, n’a toujours pas réparé mon téléphone, alors qu’en réalité, il n’est jamais tombé en panne. Le stratagème fonctionne pour l’instant, j’ai éteint l’objet de malheur pour être plus crédible, mais je ne vais pas pouvoir jouer l’autruche longtemps. À un moment il va bien falloir revenir en ligne. Et là, ses loas savent qu’il faudra user des ruses les plus solides pour la berner. J’aurais beau être en mesure de tromper mille et une fois le monde entier, ma mère n’en ferait toujours pas partie. Giselle m’a fait, et ça, ça veut tout dire.

De la même manière qu’une larme de mon Ocean me cause des insomnies, tout cri de mon cœur s’enfonce dans le sien tel un clou chauffé à blanc.

–– Vous faites quoi ce weekend les filles ?

–– Pour moi c’est, révisions et sommeil comme d’hab et toi Kyo ?

–– Mes neveux, Phaung et moi allons décorer le sapin. Mais le soir je suis libre. Pourquoi ?

–– Mike se demandait si vous seriez d’accord pour nous rejoindre en boite samedi. C’est la sienne, il inaugure. Au programme, musique à fond, des mecs super canons et alcool à flot. Et ne vous inquiétez, pas c’est hyper sécurisé. Il va de soi, au carré VIP. On aura droit à la totale. Privilège de riche héritière, quoi.

Elle aurait pu nous épargner la dernière débilité. Le reste en lui-même faisait déjà du sens. Riche héritière, et alors ?

–– Ouais, s’excite Kyo en battant des mains comme une gamine, ça pourrait-être sympa. Je suis partante. Et toi Rockey ?

Depuis le temps, je n’ai pas trouvé la force de me retenir de pouffer quand elle m’appelle ainsi.

–– Excuse-moi, rigolé-je, avant de me gratter le front, mais c’est trop drôle. Et pour la sortie, ce sera non pour moi. Je ne sais pas du tout danser et les excès, ce n’est pas pour moi.

–– Qui a dit que tu devras en faire des excès ? renchérit instantanément Blair, comme si elle s’attendait à ma réponse. Sérieusement ma fille, tu passes tes journées enfermée dans ta chambre ou dans le dôme. Ce n’est pas sain ça !

Toute ma rage reste coincée sous mes paupières. Seule raison à cela : je ne n’arrive pas en discerner avec exactitude la source. Est-ce parce que je me sens trahie par moi-même en m’autorisant à fréquenter cette fille ––l’ennemi enfin ? Est-ce parce qu’elle a raison ? Entre deux réflexions, je l’obtiens ma réponse : c’est un condensé des deux, quoiqu’en ce qui concerne la première raison, je devrais plus en vouloir à Kyo. C’est elle qui fait ami-ami avec tout le monde.

J’ai beau ne pas être très à l’aise avec son récent choix, je ne peux rien lui interdire. Pendant l’une de mes nombreuses séances de méditations, j’ai songé à prendre mes distances, exaspérée autant par l’idée de la partager que par l’identité l’individu avec qui je suis forcée de le faire, mais je n’y arrive pas. Et ça non plus je ne sais me l’expliquer. Ç’aurait pourtant dû être facile pour quelqu’un de casanier comme moi. Ça a toujours été facile jusqu’ici, et ce n’est pas René qui irait me contredire. Les années entre nous n’ont rien changé à ce besoin de solitude qui m’était presque vital ––maladif en son sens. J’arrivais à me passer de tout, de tout le monde, exception faite de ma mère bien entendu, et récemment de mon fils. Aurait-elle rejoint le club ? À mes dépens, j’en ai bien peur…

–– Être différente de toi ne fait pas de moi une malade, œuvré-je de tout mon courage à garder mon calme. Je ne me reconnais dans aucune des propositions que tu viens de faire, c’est tout.

Et ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle a tort sur toute la ligne. La peur me vrille les neurones, voilà pourquoi me replier sur moi s’est transformé en un hobby. Sortir, rencontrer des gens, c’est prendre le risque de s’y attacher, et de les perdre ensuite. Et sur cet autel-là, moi j’ai déjà tout sacrifié. Aujourd’hui, beaucoup plus qu’il y a un an. Une fois de plus Dwayne, (putain, que le ciel refasse mon cerveau une bonne fois pour toute !) ou plutôt Addis m’a rappelé qu’après le meilleur, vient très souvent le pire.

–– Pas même la musique ? Tu chantes tout le temps pourtant.

–– On ne va pas dans un club pour chanter, que je sache. En plus je commence mes cours de danse le lendemain, je veux être en forme.

–– Comme tu veux, bat-elle finalement en retraite. Mais à ce propos, tu penses que vingt-quatre jours suffiront à te rendre opérationnelle ? Ils se marient le vingt-six du mois je te rappelle. Et si je m’en tiens à tes propres paroles, grimace cette dernière l’air de dire « ne le prends pas mal » tu es plus dans le camp des désespérés en la matière.

–– J’aime le challenge. Et puis, j’ai cru entendre que Jared était le meilleur.

–– Oui, mais ce n’est pas un magicien non plus. Du moins, hors d’un lit.

Je manque de m’étouffer avec mon jus d’orange, ce qui me provoque une quinte de toux, tandis que Kyo, exorbité autant de surprise que d’hilarité, se couvre la bouche. Les toussotements allant grandissant de mon côté, je m’empresse de déposer mon verre sur la table.

–– Tu n’avais pas dit que vous étiez de simples amis par hasard ? s’explique Kyo la première.

La coquine hausse les épaules en se mordant l’intérieure des joues pour se garder d’exploser de rire, discipline une mèche rebelle sur son front, puis sirote rapidement mais sans frénésie, sa boisson détox au gingembre.

–– Mais c’est quoi ces têtes de vierges effarouchées ? se gausse l’effrontée, perchée sur le ponton de fortune monté à base de ses coudes appuyés contre la table, et ses doigts entrecroisés à l’horizontal. Ça n’est jamais arrivé à une vous de coucher en toute amicalité ?

–– En toute amicalité, la reprends-je mi- sonnée, mi- enjouée… Vraiment ?

–– Bah ouais. Ça n’est arrivé qu’une fois en plus. Et j’ai été à ça de m’évanouir les filles. Tu vois cet instant où t’es si submergée par le plaisir que tu sais plus quoi en faire, en fait. C’était tellement… (elle aspire avec ardeur entre ses dents serrées, en secouant tête et épaules) tellement ça, et tout à la fois. Divin, termine-t-elle, avant de replonger le nez dans son verre.

Kyo moi échangeons un regard trouble, meublé par tant d’émotions, exception faite de la colère, du dégoût ou du jugement. Ça rigole beaucoup par contre. Ça paraît si invraisemblable. Ils paraissaient si complices, comme des frères et sœurs. Je n’aurais pas pu me douter d’un fait pareil.

–– À la façon dont tu le décris, il est difficile d’imaginer que tu te sois contentée d’une seule fois.

–– Ouais, confirme Kyo. Moi j’aurais eu envie de recommencer, et toi aussi, je mets ma main à couper. Alors accouche B. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Aussi brève se fait sa mimique, elle laisse une ride sur les deux bords de son nez. La blonde nous répond en roulant des yeux.

–– La même histoire… Il y en avait une autre. Ça remonte à quelques années déjà, ne tarde-t-elle pas à développer pour tuer toutes nos fausses analyses. Et vraiment, on est passé à autre chose. Le temps nous l’a fait réaliser, nous sommes des âmes sœurs c’est vrai, mais seulement des amis.

Crédible ! Il n’y a pas de malaise, pas de mélancolie, seulement un nuage de tendresse, donc oui, je la crois. Moi je me serais bien arrêté là, et le sujet aurait été ainsi clos, mais Kyo est d’une curiosité infantile, agaçante mais terriblement mignonne.

–– Et Mike ?

–– Quoi Mike ?

Kyo agite les sourcils, une lueur espiègle dans l’œil. Cette fille aura ma peau.

–– Vous avez…

–– Jamais de la vie, avec ce coureur ! s’enflamme la blonde, sans verser dans la vexation pour peu. À ce propos je vous préviens les filles. Ni Jared, ni Mike ne sont fréquentables. Ces deux-là, sont plus au service du sexe sans lendemain qu’à celui de l’amour. Si vous voyez ce que je veux dire, nasillarde cette dernière sur de grands hochements de tête, le nez aplati et froncé par une de ces minauderies loufoques dont elle seule détient définitivement le secret. Addis est je ne sais par quel miracle, l’exception de ce trio. Responsable, sérieux et tendre, a-t-elle par contre, la mauvaise idée de poursuivre. Il a eu son quota de problèmes certes…

–– Tu ne veux pas nous écrire une bible spéciale pour tout le monde aussi ? m’irrité-je sur un ton modéré pour que tout ceci reste dans le domaine du gérable.

Je n’ai déjà pas pu lui cacher l’intérêt que je portais à sa personne lors de la fête, alors trop en faire lui mettrais forcément la puce à l’oreille.

–– J’essaie juste de vous éviter de mauvaises surprises. Ça vaut surtout pour toi Rockalia. Je te rappelle que tu vas passer en moyenne trois heures par jour, pendant trois semaines avec Jared. Ce n’est pas rien, quand on sait que t’es plutôt son genre de fille. Assez grande et pulpeuse là où il faut.

–– Ça tu aurais dû y penser avant de me mettre de l’eau à la bouche en vantant ses performances sexuelles tu ne penses pas ? la taquiné-je pince-sans-rire. Ok on se calme, je ne voulais pas être méchante, ricané-je de mauvaise foi devant sa frimousse renfrognée. J’apprécie tes efforts.

–– Ne t’en fais pas, je commence à m’habituer à ton caractère de crâneuse, et à tes airs de diva.

–– Vraiment ? Pas vexée que je te fasse de l’ombre la blonde ? T’en es certaine ?

–– Je ne suis pas une diva.

–– Et moi oui…

Plus que mes mots, mes yeux vont à la rechercher de cette réponse. Et tel qu’espéré, ceux-ci l’obtient avant mes oreilles. L’air embarrassé de Kyo confirme le reste de soutien que la tête blonde en mouvement, apporte aux paroles qui en sont sorti quelques secondes avant.

–– Ça a du bon non ? s’essaye à tempérer la brune.

–– Sauf qu’on sait très bien qu’elle ne fait certainement pas référence aux qualités de ces dernières.

–– Pas seulement, nuance Blair, l’index levé. Enfin quoi ! Avoue-le, tu y tends beaucoup avec tes allures de première de la classe, tes manières de fille inaccessible, qui se suffit à elle-même. Capricieuse à ses heures perdues. Et c’est sans parler de ta nonchalance naturelle, et du brin de fragilité qui s’y colle à la perfection. Tu as bien dû te rendre comble de l’effet que tu as eu sur les gens à ton diner de bienvenu. Billy n’aurait pas pu être plus fière. Si tu ne me crois pas, attend de voir sortir de numéro du magazine de Tiphaine de ce mois. Elle a eu l’exclu.

J’ai beau être flattée par certains aspects de la chose, je ne peux néanmoins m’empêcher de me lamenter de combien le malheur des uns peu passer aussi inaperçu aux yeux des autres ––et même souvent, être associé à une espèce de « style de vie » particulier. Cependant, on dit aussi « qui ne dit mot, consent », alors quelque part j’y suis pour un bout dans la situation. J’ai pleinement conscience de ne pas jouer franc jeu. Je ne peux de ce fait blâmer personne pour toutes méprises à mon sujet, quoique… le sont-elles réellement ?

Kyo a approuvé les théories de la blonde, elle en sait des tonnes sur moi pourtant. En tout cas une chose est sûre, j’ai effectivement un trait commun avec ces divas de années quatre-vingt-dix, et ce n’est pas la gloire, mais bien mon lot de déboires.

–– Ok, ok, ok la blonde, j’ai compris. On peut passer au suivant.

–– Moi je vais devoir y aller. Il faut que je m’assure de tout laisser en ordre au boulot.

–– Tu prends déjà un congé ? m’étonné-je. Nous ne sommes qu’au début du mois. Et encore, nous n’y sommes même pas encore.

–– Ma sœur se marie je te signale. Mais non, en fait Billy y tient beaucoup. Il souhaite passer plus de temps avec tout le monde. Profiter un peu plus la magie de Noël en famille cette année. Il est très sentimental dernièrement Billy.

Le temps de ce verbiage, j’ai jeté les yeux en l’air une dizaine de fois au minimum.

–– Tu es en train de m’expliquer qu’à partir de la semaine prochaine, je vais devoir vous supporter toute la journée, c’est ça ?

–– Ouais, se marre l’effrontée, avant de porter à nouveau sa paille à ses lèvres.

Je n’ai pas le temps de lui faire passer l’envie de rire avec une de mes répliques cinglantes, car sa sœur fait irruption dans la pièce recouverte d’un gris de cendres mouillées. La couleur en elle-même m’apaise l’esprit, là où son rendu avec le noir des meubles, la blancheur du sol, et le vert de la végétation, m’impressionne. Tiphaine s’arrête au bout de la table, à l’endroit où son futur époux serait assis s’il était de la partie. Elle contemple longuement le lustre accroché au-dessus de la table. 

« Ça lui arrive d’oublier des choses dernièrement, nous explique Blair », mais pour avoir souvent eu recours à la même combine, il est plus clair pour moi qu’elle est en train de s’évertuer à dompter une pernicieuse envie de pleurer.

–– Bonjour les filles.

Elles répondent.

–– Blair, Billy et moi sommes pris ailleurs. Ils projettent le premier film de noël ce weekend. Est-ce que tu veux bien y aller avec Clara ?

–– Ouais, dimanche je suis libre.

–– Non, c’est pour samedi soir.
De la tête, la cadette commence à refuser.

–– Non, ça ne va pas être possible. Je me suis déjà engagée auprès de Mike… Et puis il s’agit de quel film déjà ?

–– Les cinq légendes…

–– Ah, non, elle est vieille cette animation. Et puis elle l’a déjà vu plus d’une fois… Là c’est non. Je ne vais pas rater ma sortie pour une rediffusion.

Elle ne comprend vraiment rien à rien Blondie. Et le regard presque bouleversant de Tiphaine me chagrine malgré moi.

–– Tu n’y connais rien aux enfants toi hein, ne peux-je m’empêcher d’intervenir. Ça n’a rien à voir avec le film. Tu devrais faire un effort, si elle te le demande.

–– Toi oui, alors explique-moi.
Je pouffe exaspérée. Elle le fait exprès ou quoi ?

–– Il est juste question de lui faire sentir que tout va bien, en entretenant ses routines.

–– Parfait ! Puisque ça a l’air de t’émouvoir, tu n’as qu’à y aller avec elle. Tu n’as rien de prévu en plus. Si ça peut vous rabibocher au passage, ce serait encore mieux.

Elle achève de m’agacer avec le rictus espiègle logé au coin de sa bouche maquillée d’un rouge passion. Moi, jouer à la grande sœur aimante et protectrice avec Clara ? Il ne faut pas compter là-dessus. Les seules raisons pour laquelle « accepter » finit par se hisser au haut de ma liste d’options, sont les regards de chiens battus que m’adressent Kyo et Tiphaine. Aussi, je suis une mère… depuis peu certes, mais la détresse émanant de la blonde en chef, j’arrive à la comprendre telle que le ferait toute camarade de bonne et mauvaise fortunes. Aucune mère ne veut lire le malheur sur le visage de son enfant.

–– C’est bon, j’irai avec elle.

Le soulagement se lit aussitôt sur tout le corps de Tiphaine. Elle se détend, littéralement. Je n’ai pas peur de la comparer à un ballon qui se vide d’air. Les mains sur le cœur, tout en elle s’affaisse. En revanche, je ne vois pas venir la grande étreinte dont je suis assaillie en même temps qu’une ribambelle de remerciements, puis et étrangement, d’un bisou au milieu de la tête. J’aimerais tant pouvoir croire en la véracité de ces gestes tendres et affectueux si chères à mon cœur, mais après avoir lu cet article, le plus logique est et demeure, qu’il s’agit seulement d’une mise en scène.

–– Tiens au fait, ressurgit la dame de la maison, après s’être redressée. Il y a une livraison qui est arrivée pour toi, il y a peu.

Je me précipite hors de la salle à manger en battant des mains, heureuse d’être enfin sur le point d’entrer en possession du colis. Sur mon chemin je croise Daisy ––une des filles chargées de la propreté intérieure des lieux–– en train mimer du Rihanna. De là me vient l’envie de chanter à tue-tête.

–– You da one that I dream about all days…

Plusieurs virages plus tard, je me retrouve devant l’objet de ma joie, et le presse aussitôt contre mon cœur, incapable de me taire maintenant que je suis lancée.

–– You got that sweetie touch, I’m so happy, you can…

–– Qui est donc ce garçon à qui tu penses tous les jours Rockalia ?
Toujours regarder la porte Rockalia, toujours.

Je n’aurais eu à supporter, ni la désagréable conversation qui se profile ni l’affreux trio posté devant moi. Quoiqu’en y réfléchissant de plus près…
–– Encore faudrait-il que ça te regarde, consens-je finalement à lui répondre après avoir détaillé chacun d’eux, du pied jusqu’à la tête.

Père et fille revêtent des polos blancs, et Addis qui de par ses mensonges, est parvenu à se fixer à la tête de ce top trois des personnes dont je ne me retiens plus de maudire l’existence, rend justice à un t-shirt bleu clair ––sadique injustice quand on y pense. Les gens devraient devenir moches aux yeux de ceux qui les haïssent. Ça me faciliterait bien la vie en ce moment. J’en ai marre de frissonner inutilement à chaque fois que je croise. Tiens, ça me rappelle que le désagrément se produit très souvent ces derniers temps. Il y a deux jours encore au diner de Thanksgiving, j’ai dû finasser pour me limiter à ne subir sa présence que le temps d’une chaste accolade.

–– Chérie, j’essaie de faire des efforts. Tu pourrais y mettre du tien, tu ne crois pas ?

–– Ce que je n’arrive pas à croire, c’est que tu aies le culot de me demander une chose pareille. La comédie on la réserve aux autres Billy. Tu as laissé entendre que le jeune homme était un fils pour toi, alors il n’y a pas intérêt à revêtir ton masque de papa aimant. Il te va si mal, il a pris trop de poussière en fait. Quinze ans, c’est long.

Je m’apprête à tourner le dos, lorsque la voix geignarde de Clara gifle à la fois le silence et les parois encore fragiles que je m’échine de jours en jours à consolider autour de mon palpitant.

–– Tu vois papa, je te l’ai dit, elle ne nous aimera jamais.

Des mots en apparences, mais un coup de griffes en réalité. Le personnage quelque peu aigri et méchant qu’en ses termes d’enfant elle décrit, est effectivement celui que j’incarne à l’instant et depuis mon installation ––surtout avec elle. Elle n’y est pour rien, tout en portant malgré elle, une énorme partie de mon tourment sur ses épaules. Pourtant je ne peux me résigner à l’épargner, je n’y arrive simplement pas. Ma colère est si grande. Ma rancœur est si profonde. Inconsciemment elle m’a volé ma vie.

J’inspire de tout mon être pour réprimer les sanglots en pleine ascension vers ma gorge, puis décide au dernier moment, d’enfoncer le couteau dans la plaie, au lieu d’amoindrir sa douleur en poursuivant mon chemin, comme je l’envisageais au départ.

–– C’est exactement ça mini-pouce. Jamais, jamais. Et fait attention désormais, on vient de me livrer ma poupée Vaudou. Dis à ton papa de ne plus m’embêter, sinon je vais lui piquer des aiguilles à la poupée pour te faire, très, très mal.

–– Rockalia cesse de faire peur à ta sœur !

J’affecte un rire tonitruant de sorcière, pour dire qu’il peut bien se mettre ses ordres là où je pense. Ce n’est pas un plaisir, je fais juste ce que je peux pour panser mes blessures. Ce n’est plus à moi de souffrir. Je ne serai pas la seule en tout cas. C’est terminé.

Passée de la tristesse à la terreur, la petite s’agrippe fermement au pied dénudé de son père. Il doit transvaser la raquette de tennis dans son autre main, pour être sûr de ne pas lui faire du mal dans l’emportement. Il tremble, le regard rouge et exorbité au-dessus de sa lèvre inférieure en train d’aller et venir sous celle du dessus.

–– Tes comptes, tu les règles avec moi ! Je t’interdis de t’en prendre à ma fille…

–– Ta fille bien sûr, soufflé-je amère et abattue, en détournant le visage pour me soustraire à ce tableau de famille parfaite, encore plus affligeant que ses mots.

Tant de fois je me suis réveillée en sueur dans la nuit, après avoir fait des cauchemars, et il n’était pas là. Combien de fois ai-je pleurée dans les bras impuissants de ma mère, réclamant les siens ? Tant de fois, tant de nuits froides et effrayantes, et il n’était pas là. Je l’ai ma réponse à présent, je ne suis pas sa fille, moi.
Mais ça suffit de me lamenter, cela ne m’a rien apporté depuis le temps.

–– Tu ne m’interromps pas Rockalia ! Tu te comportes comme une grande fille et tu m’écoutes. Elle n’y est pour rien dans tout ça. Ni personne d’autre de cette maison d’ailleurs, alors contrôle toi.

C’est plus que je ne peux prendre sur mes épaules, je tourne les talons sur le champ. Une fois de plus cependant, je n’ai pas le temps de poser deux pas que déjà je me fige.

–– Et cette chose entre tes mains, je la veux hors d’ici. Je pense bien que ta mère…

–– Ne parle pas de ma mère ! Tu ne parles pas de ma mère Billy, baissé-je d’un ton en fin de compte, une fois en face de lui, avant de renifler. Je vais monter faire mes valises.

–– Alors tu peux oublier notre accord.

Je l’aurais voulu plus moqueur, le ricanement sorti de ma poitrine à l’instant où ces mots ont eu du sens dans mes oreilles, mais voilà il pue la haine et (comme j’en ai horreur !) toute la déception qu’il m’inspire chaque jour un peu plus.

–– Comme j’ai oublié que j’ai eu un père un jour ? Facile ça, alors adieu.

–– Rockalia.

Dwayne.

Et à nouveau je reviens sur mes pas. Mon corps m’a trahi, mon mental n’a pas été très fort. Je serais quand-même partie, si les faits avaient été autres.

–– Addis.

–– Billy est en colère, et toi aussi. Vous n’arriverez à rien comme ça. Accordez-vous du temps. Ne pars pas, je t’en prie... Est-ce possible de se parler en privé ?

Mon malheur est de ne pas savoir regarder ailleurs quand ses yeux sont si proches de moi. Mon malheur est de ne pas être en mesure de rester immuable, lorsqu’il me frôle. Seulement, à présent je sais, que mon malheur ira grandissant si je reste la même, à vivre dans le passé, avec mes espoirs pour seule réalité, parce qu’ils auront tôt fait de s’émietter à la seconde où j’aurais franchi les portes du monde tangible.

–– Non, inspiré-je, tandis que mes pieds d’eux-mêmes s’éloignent de son corps de tentateur. Tu ne me connais pas, alors mêle-toi de tes affaires. Je rentre chez moi.

–– Non, s’interpose à son tour Tiphaine qui, comme beaucoup, s’est repliée dans le salon, alertée par les cris de la dispute et les pleurs de Clara. Personne ne va partir d’ici, assure cette dernière avant de se tourner vers son mari. Je suis certaine que cette poupée de chiffon est inoffensive. Laisse la tranquille Billy, je t’en prie.

Je ne sais pas ce qui me fait le plus mal à l’instant. Me rendre compte de combien j’avais raison ou le fait qu’Addis ait assisté à toute cette mascarade. Je n’en ai aucune idée, toutefois une chose est certaine, je peux dire « mission accomplie ». Billy a enfin montré son vrai visage à savoir : celui de l’homme qui n’en a jamais eu rien à faire de moi. Qui se fiche pas mal de mon absence comme de ma présence. Celle de l’homme intolérant aussi, bourré de préjugé. Celle du lâche qui n’a pas hésité à quitter femme et enfant, sur la base de stupides obédiences religieuses. Je ne suis pas vodouisante comme ma mère, je voulais juste voir s’il serait en mesure de dépasser ses préjugés, ou du moins les mettre en stand-by le temps de mon séjour… pour moi.

Et si j’étais honnête avec moi-même, j’avouerais que j’aurais voulu d’une meilleure issue que celle-ci.

–– Personne ne peut plus rien y faire de toute façon. Là c’est moi qui n’en peux plus. Venir ici a été ma seule erreur. Il n’est pas trop tard pour la corriger.

Je ne me laisse plus distraire par personne, jusqu’à ce que la porte de la chambre qu’ils m’ont offert claque dans mon dos. Et je m’écroule contre elle, pour baigner mon visage même si je déteste ça.

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