Du nerf Rockalia !


–– Suis le mouvement Rockalia ! Un, deux, trois, quatre, cinq, six…

Si seulement c’était aussi facile que compter. À chacun son domaine de compétence, et la danse n’est définitivement pas le mien. Surtout pas après mon horrible nuit dont il est en partie responsable, alors qu’il s’égosille.
Je sais, j’avais décidé de laisser Addis s’en aller, mais là n’est pas la question. Un seul problème prédomine sur toute cette affaire : je l’ai cru, je me suis cru importante à ses yeux, j’ai cru que j’avais compté pour lui, et ça m’a soulagé.

Un bon vieux, vilain et odieux mensonge !

Je suis fatiguée de l’aimer et de ne savoir faire autre chose que souffrir pour lui. Je vais rentrer chez moi. De toute manière, après mon interview, Billy me mettra certainement à la porte de sa maison, alors il n’y a plus qu’à attendre mercredi. Plus que deux jours, et je serai loin de toute cette débâcle.

–– Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? s’interroge le coach, sans pour autant arrêter de me bringuebaler dans cette pièce où hier, il m’a été impossible d’exécuter le moindre mouvement, tant j’étais dans les nuages.

Pour anticiper une récidive, ce matin il m’a menacé de m’imposer un public si je ne faisais pas d’effort, puis a scandé « Du nerf Rocky ! ». Et en effet, ça ne me ferait pas de mal. Je me sens livide, je n’ai le goût à rien et entretiens une paresse morale qui, sans surprise s’attaque à mon physique.

Hier, je suis rentrée chez Billy, je ne sais combien de temps après mon cours, mais le ciel n’était déjà plus qu’une vaste étendue de saphir sombre, d’un bleu impressionnant même si sans étoiles. De quoi rehausser la magnificence du spacieux champ de noël qu’est devenu le jardin des Davis. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il m’ait laissée indifférente. Je n’étais plus qu’un corps, mon esprit rodait « je ne sais où », et pour preuve, je n’ai pas su dire à Clara ce matin pourquoi j’ai ignoré son appel tandis que je fendais le salon, où ils étaient tous réunis, sur un pas mou.

Résultat des courses, d’après les paroles de ma pipelette de sœur, les jumelles dont je n’ai non plus remarqué la présence la veille, et par ricochet celle de leurs parents également, sont d’accord pour continuer à m’appeler « sorcière », quand leur mère n’a pas manqué de souffler dans la foulée, que Billy devrait se faire à l’idée et me laisser repartir chez moi. Si Jared ne m’avait pas appris toutes ces choses, j’y aurais vu de la bienveillance ; et comme j’aurais été naïve !
Madame veut la jouer à la déloyal, rien d’autre. Mais je m’en fiche à présent. Je veux juste pouvoir lâcher du lest, dormir à n’en plus finir. Je veux pouvoir me réveiller et ne plus rien ressentir.

Enfin bref, pour en revenir à ce brin de joie, il s’agit seulement d’une pensée farfelue engluée dans mon cerveau.

–– Je me sens ridicule, c’est tout. On dirait des tiges de spaghettis ramollies à l’eau chaude, en train de de s’agiter dans les airs. C’est nul la danse.

–– Plus nul que les chiffres ? Je n’y crois pas.

–– Bah tu en rates des choses. Les chiffres, c’est la vie. C’est comme posséder le temps, l’abstrait. Danser c’est juste le subir, et je déteste ça.

Il me fait tourner sur moi comme une toupie, j’ai l’impression d’avoir été emportée par une violente bourrasque. Assurément, je récolte le fruit de mon manque de tact.

–– Tu es aussi de ceux qui pensent qu’être artiste n’est pas un vrai métier, c’est ça ? murmure Jared à quelques centimètres seulement de mon visage, malgré sa respiration laborieuse.

Il se retient, mais il est en colère. Ses lignes sur son cou enflent, le sang doit être en train d’agresser les parois des veines en dessous. Son regard perçant, sursaturé d’irritation me transperce, j’en ai des frissons assez désagréables. Quelle gourde ! Pour autant, pas question de me démonter, mon intention n’a jamais été de le rabaisser. La vérité est que personne ne détient le temps. C’est ce que m’avait répondu Dwayne lorsque nous avions eu une discussion assez similaire il y a seize mois. Force m’est donc de le reconnaître, le dicton dit vrai : « les gens ne sont pas les mêmes. »

–– Non. Je fais partir ceux qui pensent que tout ne convient pas à tout le monde. Et il n’y a aucun mal à être de l’autre côté de la grille, du moment où toutes nos actions contribuent à la pérennité de la vie.

Il s’écarte, m’observe avec l’œil plissé d’une étrange lueur. Des interrogations, du trouble, mais surtout de la méfiance. C’est une évaluation… mieux, c’est plus une réévaluation.

–– Alors, reprends-je au bout d’un moment, un peu hésitante… avant que monsieur le professionnel ne s’énerve, ce serait mieux qu’il comprenne bien mon point de vue. Écoute, enchaîné-je ragaillardie en ramenant ma paume droite sur son torse. J’étudie les risques, c’est un peu comme anticiper le futur, la seconde d’après, essayer de battre le temps à son propre jeu. Tu vois, c’est un peu comme aller à contrecourant. Toi, tu danses. Magnifiquement bien d’ailleurs, ce qui veut dire que tu le meubles, le temps, donc tu suis son cours, tu te laisses surprendre. Comme beaucoup de personnes en fait. Même moi je le fais. Et ça aussi c’est bien, je ne juge pas… Je dis juste que ce n’est pas pour moi, et s’il y a un Dieu là dans le ciel, il sait combien j’aurais voulu être une sorte d’assistante pour lui, plutôt qu’une simple mortelle. Est-ce que ça fait un peu moins prétentieux comme ça, monsieur grognon ?

Je suis frappée par l’intensité dans ses iris, à l’instant où je reporte mon attention sur lui. Il faudrait être aveugle pour manquer la lueur lubrique coincée entre ses prunelles. Et pour mieux me confirmer ce dont je me doute déjà, il se pourlèche la lèvre inférieure avec un appétit qui mettrait l’eau à la bouche de n’importe laquelle des femmes. J’en ai des battements délicieux quoique dérangeants entre les jambes, l’estomac noué et la gorge sèche. Je lui plais, je n’ai aucun doute là-dessus. Il me fait de l’effet, ça aussi c’est tout vue.

–– Tu ne serais pas en train de te moquer de moi là, Rockalia ?
Son haleine chaude et fruitée me balaie le visage, c’est souple, léger, cependant, pas aussi persistants que les frissons qui me vrillent l’échine à l’instant.

–– Tu ne serais pas un tantinet susceptible Jared ? m’entêté-je à rester joueuse, malgré les questions qui foisonnent dans mon esprit, en même temps que les recommandations de ma mère.

« Tu gardes bien tes jambes fermées, a-t-elle lourdement insisté ». Et je sais, j’ai tout intérêt à l’écouter, cependant, j’ai le diable dans le corps. Je veux bien mettre la chose sur le dos de mes seize mois d’abstinence, mais la vérité est que d’une part, je me sens terriblement seule et que d’autre part, j’ai envie de prouver à Addis et à moi-même, que je peux l’oublier ––sauvez ma fierté en somme.

Il n’y a rien d’élogieux à être la personne en demande, de sentir qu’on s’accroche à une histoire sans issue. Aussi étrange cela puisse paraître, et même si je ne l’ai pas fait en réalité, continuer à entretenir autant des souvenirs, des vœux ou des fantasmes tournés vers lui, me donne la sensation d’être en train de lui courir après, de supplier un amour qui n’a au final été qu’une méprise.

J’ai terriblement honte, à mesure que le temps s’égrène, à mesure que les faits se révèlent. Je me sens misérable.

–– Juste un peu.

Son sourire est encore plus mortel que son murmure enroué. Je ne sais comment nous en sommes arrivés là, mais ce n’est ni désagréable ni inconvenant… Ou pas tout à fait, j’ai légèrement envie de me servir de lui, voilà pourquoi je le regarde se rapprocher sans rien dire. Mais malheureusement ––ou heureusement, au choix–– mon téléphone se met à sonner juste au moment où ses lèvres effleurent les miennes.

J’attendais le coup de fil de Marizella, mon rendez-vous de mercredi. Nous ne sommes toujours pas tombées d’accord sur quelques points. Encore ce matin, elle voulait changer l’heure et le lieu de l’entrevue. C’est à croire qu’elle ne la veut pas de son scoop la demoiselle. Mais il ne faut pas se laisser berner, il s’agit seulement d’une ruse vieille comme le monde. Feindre l’indifférence, pour créer de la dépendance chez l’autre, afin d’inverser l’équilibre des forces, et ainsi lui soutirer plus qu’il ne veut réellement en donner. Elle veut agir à sa guise, sans entraves et de ce fait, vendre le plus possible. C’est bien connu, plus c’est avilissant, plus ça s’achète. Or, il n’est pas question d’impliquer plus de deux personnes dans cette affaire, à savoir Billy et moi.

–– On laisse tomber dans ce cas Marizella, pesté-je à voix basse, la mâchoire serrée sous les effets de la colère en pleine croissance dans mon bide.

–– Est-ce qu’on peut se voir dans, disons… quinze minutes pour se parler de vive voix ?

–– Non, je suis en plein cours là.

Elle expulse bruyamment l’air de ses poumons. L’impatience commence à me démanger de partout. Il n’y a qu’à voir comment je gesticule, mal à l’aise de me savoir épiée par Jared.

–– Et ce soir ?

–– Diner familial, m’agacé-je pour de bon. Mais de toute façon, je vous l’ai dit, c’est non. On ne se voit pas avant mercredi.

Nouveau soupire tapageur, une atrocité sans nom pour un esprit déjà échauffé. C’est bon, j’en suis à mon terminus-là. 

–– C’est compliqué…

–– Ok, conclus-je, avant de raccrocher sans prévenir.

–– Un problème ? s’enquiert Jared, qui je sais, n’a rien manqué de cet échange encodé au possible.

La discrétion est rigueur pour la bonne marche de mes plans. La fermeté aussi. Si cette journaleuse pense avoir affaire à une débutante, elle va vite comprendre qu’elle se trompe. Elle va rappeler. J’en suis certaine, et mes décisions seront sans appel. À prendre ou à laisser… uniquement pour elle, car moi j’ai le choix.

–– Une amie difficile à convaincre.

–– Bien. Où en étions-nous ?


–– Au sixième pas, bégaie-je les yeux rivés sur mes doigts en train de se triturer, rappelée par l’excitation.

–– Ok, sourit ce dernier, sans rien ajouter pour autant.

Collée à nouveau à lui, dans un cadre strictement professionnel, les paupières rabattues, je le remercie en silence. Je ne sais plus où j’en suis ni ce qui se serait passé, s’il avait insisté… Je ne veux pas plus me compliquer la vie. Même que dernièrement je m’attelle à rendre tout le contraire possible : me libérer de mes chaines, de mes peines ; logiquement du passé.

Aucun de nous ne parle plus, jusqu’à ce que l’heure de la fin ne survienne. La peur de déraper de mon côté, et du sien, peut-être bien celle de s’y méprendre. Il n’y a rien de plus humiliant pour un homme que de se sentir à côté de la plaque. Ça leur est propre, comme cette arrogance innée chez eux, et exacerbée chez d’autre, au point d’en faire des connards plus machos que les autres. L’assurance, ils n’ont que ça à leur disposition au moment de l’attaque, m’a souvent répété Christopher, le vieil amant d’Angéla (paix à son âme), pendant les courts étés qu’il a passé chez nous de son vivant. Quoi donc de mieux qu’un rejet, aussi doucereux, subtil et candide soit-il, pour la leur briser ? Le visage fermé de mon coach répond à suffisance à la question…

Sauf que j’ai oublié de ramener également en surface cette autre leçon de ce presque oncle adorable, qui aurait pu être l’ange gardien ou l’esprit ou encore l’ancêtre précédemment mentionné dans les vestiaires, et dont l’intercession auprès de Dieu le père comme le croit ma manman, aurait pu rendre ma vie moins triste, si ma solitude ne m’était pas une seconde nature.

Eh bien cet enseignement disait que contrairement à beaucoup de femmes, se prendre un râteau pour la plupart des hommes, est l’affront à toujours laver… Et ils le font toujours ! Que ce soit avec la coupable ou une autre, sa consœur couverte de son délit du fait de sa simple existence. C’est une lutte perpétuelle entre les genres, disait-il, à laquelle ils tiennent particulièrement, eux qui ont tout à y perdre.

Tout ça pour dire, que je ne devrais pas être surprise de la remontée en selle de Jared, maintenant qu’il a eu tout le temps nécessaire à sa cicatrisation, si on peut la désigner ainsi. Je n’aurais certainement pas dû croire que jouer la carte de l’amnésie après avoir échauffé ses sens, m’aurait épargné tout sursaut d’obstination de sa part, et donc l’invitation à prendre un café, avec laquelle il m’accueille à peine de pointe mon nez hors des vestiaires.

–– C’est gentil, mais je suis attendue… Il y a ce diner à la maison, et je suis obligé d’y être.

–– Allez Rock, juste quelques minutes. Le café est à quelques pas d’ici. Et pour le diner, on a encore le temps. Il commence à huit heures… Là, il n’est que six heures.

La lueur entre ses prunelles ne me dit rien qui vaille. Rien qui vaille surtout la peine de résister. Son mode chasseur a été activé, il ne lâchera pas d’aussitôt l’affaire… Il faudrait l’épuiser convenablement pour cela. Aussi décidé-je de m’inquiéter d’autre chose de tout aussi non négligeable.

–– Je ne savais pas que tu as été invité.

–– Moi non plus, jusqu’à il y a quelques minutes. Ton père y tient, d’après le message de Blair. J’espère que tu n’y vois aucun inconvénient ? se rassure-t-il à grand renfort de gestes vivaces et vagues, avant de les enfoncer dans les poches de son blouson noir, pour davantage poser sa locution. Si ma présence te dérange, sans souci. Tu me le dis, et moi je dégage. Tranquille.

J’ai un pincement au cœur. Il suinte de la déception de par ses yeux et sa voix, et aussi étrange cela puisse paraître, elle tue quelque chose en moi, pour un faire naître une autre. Quoi ? Je n’en sais rien sur le moment.

–– Non, le réconforté-je malgré le trouble évident sur toute ma personne, avec le sourire aux lèvres. Pas du tout. Je demandais juste. Et pour le café, c’est OK aussi.

Une joie immense s’affiche sur son visage. Il est touchant à un point… Ce n’est pas du tout le Casanova que j’ai rencontré à cette fête, ni même celui décrit par Blair. C’est bien de la sincérité sur son visage. L’évidence est d’autant plus troublante, ma mère dit de toujours s’en méfier, mais elle a aussi dit que Billy est une ordure et s’est par la suite empressé de s’inquiéter lorsque je lui ai appris qu’il avait perdu du muscle. En gros, comme tout le monde ma maman dit un tas de choses qui ne sont pour ne sont pas toutes vraies, aussi développées puissent-elles parfois être. Ou alors mon malheur est si grand que j’en suis réduite à vouloir croire tous les mensonges, du moment que celles-ci me soient agréables à l’oreille. Ouais, ce sont bien ces mensonges qui on le sait, changeraient notre vie, si par un heureux hasard, elles venaient à se changer en vérité.

Mais alors, en supposant que la deuxième hypothèse soit la bonne, une question demeure : quels intérêts aurait Jared à me mener ainsi en bateau, à me faire miroiter l’impossible, ou comme dirait Kyo, à me vendre du rêve ? Juste pour quelques secondes de jouissance charnelle ? C’est à envisager, cependant j’ai été assez claire, et du reste peu subtil, lorsqu’en essayer de me sauver la face devant tous les tristes vérités qu’il m’apprenait au sujet de mon amour fantasmé, qui est aussi mon amour manqué et donc à oublier, je lui ai légèrement appris que j’étais au courant de sa réputation de tombeur à deux balles. Est-il idiot au point d’être passé à côté du fait qu’il n’existe plus aucune trace de naïveté en moi ? Ou alors est-il simplement gentil, comme mon cœur me l’indique ?

–– Tu débats toujours de toutes tes prises de décisions aussi longtemps, enchaîne-t-il une fois assis en face de moi, le visage encore marqué par sa satisfaction. Tu as été absente pendant tout le trajet, et même là tu n’es toujours pas de retour. Quoi, tu évalues les risques ?

Le rire me monte naturellement à la gorge, et quand vient le moment d’inspirer avec de l’air, mes poumons se chargent cette envahissante odeur fruitée de vin chaud. Aussi singulière que celle du rhum, mais moins cher à mon cœur que la précieuse liqueur de vesou. De ce fait, je n’en suis pas plus émue que ça. Pas autant que mon interlocuteur en tout cas, lui qui se met tout à coup à respirer lentement, et à pleins poumons.

–– Ouais, ça se peut. Les habitudes font l’Homme, à ce qu’il paraît.

–– Je vois…

La serveuse nous interrompt, pour prendre nos commandes avant qu’il ne termine. Ainsi change-t-il d’expression. Il remet l’homme enjoué dans les valises, pour dire bienvenu au chevalier servant m’espace de cette commande. Est-ce que j’en suis flattée ? Il va de soit… ça fait si longtemps…

–– Tu n’aimes pas le vin chaud ? s’étonne ce dernier dès que la demoiselle en uniforme s’éloigne.

–– Je ne préfère pas, c’est différent.

–– Ni le chocolat chaud ?

Les objets de l’interrogatoire ne seraient pas à mon sens négligeable, que j’aurais taxé de réelle inquiétude, la lueur tapies dans les iris perçantes entre ses paupières qui plissées, leur confèrent une intensité hors norme.

Ouah, il est beau ! Vraiment beau, bon sang !

–– Ce n’est pas tant le fait d’aimer ou pas, bégaie-je, car encore troublée et impressionnée par sa présence, mes pensées et les minuscules braises d’euphories naissantes dans le creux de mon estomac. C’est plus le manque d’habitude. Ma mère et moi n’avons pas l’habitude fêter Noël, c’est tout. Et puis, il ne fait pas aussi froid là où je viens, alors pas besoin de réchauffer quoique ce soit… Plus c’est frais, mieux c’est dans les Bayous. D’où ma préférence pour le whisky… Les cocktails, c’est la vie, m’amusé-je en agitant les sourcils, la tête soutenue par mes deux paumes collées et inclinées sur ma droite.

Jared acquiesce longtemps, sans détourner son regard de moi, pourtant je peux clairement voir que sa pensée est désormais au-delà du petit paysage que je représente pour n’importe lequel de mes vis-à-vis. Une belle douche froide, de quoi faire retomber ma fichue enthousiasme…

Qu’on la coupe cette musique d’ambiance, faisant l’éloge de la gaieté, elle porte de rudes coups à mon cœur et me saigne l’âme à blanc, me rappelle toute l’injustice dont je suis victime. Pas de joie pour moi, pas de fête chez moi et aucune bonne année en vue.

Qu’on me le gèle surtout mon foutu système endocrinien, seul responsable de ce genre de montée d’euphorie injustifiée, complètement stupide et dont la seule issue, n’est en tout et pour tout qu’une chute vers les abysses glaçants d’une vie misérable, sans couleur ni saveur, si tant est que le gris représente le néant, et l’amertume, le goût de l’habitude…

Bon sang, j’en ai marre !

–– Vous vous connaissez depuis longtemps ? décidé-je alors de prendre le contrôle de la situation, fatiguée de ne faire que suivre le rythme à chaque fois. Blair, Nicky, Mike, Addis et toi.

Il laisse le temps à la demoiselle revenue avec nos boissons, de les disposer sur la table, porte ensuite la sienne à ses lèvres en train faire l’objet de mille et une interrogations les plus inavouables dans mon for intérieur, avant de se lancer.

–– Nous nous sommes pratiquement tous connus au collège.

–– Vous êtes une sorte de bande alors ?

Ça ne dure pas une vie, mais son regard inquisiteur, plus ou moins nuancé d’incompréhension balaie mon buste de haut en bas, puis de bas en haut, avant que ce dernier ne détourne le regard pour cacher le sourire mutin, né ce constat qui nous saute tous les deux aux yeux : moi, tentant de grappiller en douceur, des informations sur Addis.

Le malaise… La honte ! Et voilà que je ne sais plus où poser mon regard, ni que faire de mes doigts. Hantée tout à coup par des chaleurs infernales, j’en suis à gesticuler n’importe comment, espérant désespérément qu’ainsi mon faciès devenu tout rouge lui échappera ––c’est à voir en effet.
Mais de toute façon pour le coup, ce n’est pas à moi qu’on remettrait le prix de la meilleure espionne du coin.

Arrgh ! Stupidité, que me veux-tu ?

–– Oui, souffle-t-il un peu abruptement, et réussit l’exploit de me ramener à lui. C’est bien ça. Une espèce de bande, même s’il y a toujours eu des amitiés plus solides que d’autres, au sein du groupe.

Tandis que j’avale une gorgée chaude de mon latté, les mots de Blair me reviennent en tête. Pourtant je garde bien fermée, résolue à ne pas pousser l’indélicatesse plus loin. Cependant Jared semble n’avoir aucun problème à me parler de leur passé trouble.

–– Blair et moi par exemple, ça a longtemps été bancal. Ça nous est arrivé de confondre nos sentiments. Tu sais ce que s’est, ricane-t-il, avant de reprendre un autre grand bol de cet air vinicole dont il semble raffoler. L’adolescence, on se découvre… Heureusement nous nous sommes vites retrouvés. Et si on reste toujours avec Blair, elle a toujours tenu une certaine distance entre Addis et elle. Je crois qu’elle en est amoureuse, ou quelque chose dans le genre…

–– Elle en était ! ponctué-je derrière ma tasse en l’observant comme le faisait ma maîtresse du primaire lorsque vous vous approchiez d’elle pour lui parler d’un problème : par-delà ses lunettes baissées qui lui donnaient des narines convexes à ces instants-là.

–– Elle t’en a parlé, c’était prévisible. Elle ne sait pas tenir sa langue cette fille, pouffe-t-il doucement, sans méchanceté… Mais quand un de nous est dans des difficultés, nous nous efforçons à aller au-delà de toutes ces… je dirais barrières pour lui apporter du soutien. Un peu comme avec Addis l’an dernier, lorsqu’il a dû aller en désintox…

–– Co… Comment ça ? m’affolé-je tout en gardant un ton monocorde et une attitude sereine. C’est un junkie ?

À vrai dire, je les ai déjà tirées mes propres conclusions, c’est pourquoi je n’écoute pas un traitre mot de la suite. À quoi bon, d’ailleurs ? Ce serait du déni de refuser de voir les évidences découlant de cette découverte.
Choquée ? Non, il faudrait un mot beaucoup plus fort. Je suis à la fois déçue, écœurée, secouée, apeurée et terriblement peinée. Un irresponsable ! C’est un irresponsable qu’a mon fils pour père, à l’instar de cet ivrogne du train ou même de mon abominable égoïste de père ––tout ce que je déteste chez des parents adultes. Bien sûr, il fallait que ça me tombe dessus.

Tu parles d’un menteur… Tout s’explique à présent. Il ne serait jamais revenu, et il le savait depuis le début, c’est pour ça qu’il était troublé, étrange et évasif alors qu’il me balançait son pipo à la gueule. J’étais certainement un de ses nombreux souffre-douleur, et l’idiote que je suis n’a rien vue, trop occupée à se bercer d’illusions et à pleurer sur son sort.

Quelle conne ! Le salaud !
Hors de question d’offrir un tel père à Ocean. Mon fils mérite mieux que ça… Et non pas une suite indéfinie de déceptions. Parce que ce sera exactement ce à quoi je l’exposerai si j’écoute Kyo. À une déception éternelle, pareille à celle que je porte à contrecœur sous la peau. Pas de ça pour mon fils. Jamais de la vie !

Il faut le croire, je suis meilleure à certains jeux que d’autres, Jared ne dira pas le contraire, il poursuit bien son récit comme si de rien n’était et ne se doute pas une seule seconde de mes longues minutes d’absences. Et tandis que je reviens progressivement à la réalité, la nouvelle révélation achève de me réveiller.

–– C’est de là-bas qu’il a connu la mère des jumelles. Betty, une fille sympa, mais avec de mauvais penchants. Ils sont devenus de bons amis, puis il les a adoptés à sa mort. Pour ma part, toute cette expérience avec les filles l’a plus aidé à se relever qu’autre chose. Il semble mieux aller depuis. Toutefois, on reste sur nos gardes.

Dans d’autres circonstances, j’aurais été touchée par cet élan de générosité qui ne me surprend pas le moins du monde, pour l’avoir déjà expérimentée le jour de notre rencontre, lorsqu’il a payé les course d’une parfaite inconnue pour qu’elle puisse acheter les billets d’un spectacle d’enfants pour ses deux filles dont le chagrin était plus visible que les traits sinueux de taches de rousseur sous leurs yeux. Il ne m’avait déjà pas fallu autant pour fondre devant son regard attendrissant, alors il ne faut pas s’étonner de ce que je me sois jeter la tête la première après ça, dans ses bras.

–– Je m’en doute bien soufflé-je, lasse et plus éteinte que le ciel dehors. On ne sait jamais avec ce genre de personnes.

Aucune réponse ne vient. Le silence à nos côtés, longtemps il se tient. Chacun dans ses réflexions. Lui certainement dans ces souvenirs peu réjouissants, et moi dans mes sempiternels ressassements.
Comment ai-je pu me tromper à ce point sur lui ? Mon cœur m’a mené à ma perte, c’est lui que je me suis référée. Et pourtant c’était évident, les faits se trouvaient tout juste sous mon nez. Tous les mobiles pour me faire reculer… et René qui m’a si souvent répété « tu ne le connais pas Rock… oublie ce type » J’aurais dû l’écouter, et non pas mes pulsions sexuelles, ou peu importe ce que c’était. Après tout, n’est-ce pas stupide de ne se fier qu’à un sourire, une soi-disant aura et un physique de toute beauté ? Oui, mille fois oui, mais le fait est que d’autre part, je n’espérais pas tant de cette aventure. J’y suis allée sans réels objectifs. Pour une fois, je voulais aller à l’instinct, tenir tête à mes craintes…

Je n’ai eu qu’à me trouver face à lui pour prendre conscience de combien elles m’étouffaient… ça été si fort, et à présent c’est déchirant.

Mais Jared n’est en aucune façon responsable, alors je puise au plus profond de moi pour refouler ma grisaille, afin que la conversation puisse poursuivre paisiblement son cours. Pour cela, je m’assure de garder loin de notre table, les sujets susceptibles de fâcher. Plus de famille, plus de proches… plus d’Addis. Ainsi tout au long des quelques minutes nous séparant de notre brève séparation avant les retrouvailles autour de la table de Billy, il me parle de sa tumultueuse vie de danseur. Un excellent moment pendant lequel je bois ses mots gorgés de passion et de vie. Ça se ressent tout de suite, il est au bon endroit, béni d’un feu sacré pour la danse. Comme il en a de la chance !

–– Voilà, soupire-t-il, brisant le nouveau silence qui s’est incrusté entre nous.

Pour une fois qu’il est dépourvu de toute gêne, j’aurais voulu le contempler un peu plus longtemps. Peut-être prolonger également cet échange resté platonique jusqu’à présent. Je n’avais pas autant ri depuis un moment. Sa vie parait si excitante, entre les voyages, les nombreuses rencontres, le bruit de la musique et l’effervescence des compétitions… Normal qu’il soit contagieux, et que malgré ma sincère admiration, survienne cette pointe de jalousie, tant j’ai l’impression d’être passée à côté de tant de choses depuis toutes ces années.
Seule, je veux bien le croire, mais s’il s’agissait de plus ? Et si je m’étais plutôt emprisonnée… ?

–– Voilà, l’imité-je, en clignant des yeux.

Une bienheureuse obscurité a recouvert la ville. Avec elle un froid propice aux câlins et à d’autres manœuvres pour se réchauffer, réservé à ceux qui ont la chance d’avoir l’amour dans leur vie, et ce peu importe le type. Pour ma part, ma mère et mon fils sont à des kilomètres, ça ne va pas vraiment fort entre ma seule amie et moi, et j’ai le cœur trop brisé pour envisager d’autres alternatives. 

Je voudrais tellement être capable de dire au gérant du café d’où nous revenons et non loin du porche sous lequel nous nous disons au revoir, de définitivement changer sa playlist, même si j’adore Mariah Carey et Whitney Houston en train de vanter les mérites de l’espoir. Toute ce bonheur me donne envie de pleurer, et les paroles de Believe, chanté par les deux Divas, de crier de rage. J’ai espéré si fort qu’il me revienne, qu’il tienne ses promesses et qu’est-ce que j’ai eu comme réponse ? Une montagne de mensonges, le torrent indocile de la désillusion, les flèches acides de la honte, et j’en suis là : impuissante, désespérément en manque d’amour et si seule.
Oh non, je ne vais pas pleurer devant lui…

–– Rockalia, attends !

Ma mère me le dit souvent, je suis d’une laideur sans nom quand je pleure. Alors je ne m’arrête pas, il risque de voir mon visage déformé par la douleur, grâce à ces fichues illuminations fusant de partout, et destiner à ne jamais m’offrir aucun coin sombre. Impossible de me cacher.

Mais plus fichue encore est la foule nombreuse, joyeuse et amorphe dans les rues, elle qui m’empêche d’avancer aussi vite que je ne le voudrais. Voilà que finalement, Jared me rattrape, m’oblige à stopper ma progression par sa poigne ferme et intransigeante, avant de me faire gracieusement tourner sur moi-même. Ma poitrine heurte la sienne avec rudesse, me volant non seulement un hoquet de surprise, mais aussi un gémissement de plaisir, sous la caresse de sa main ma pommette mouillée… Et je n’ai pas le temps de prendre le reste de mes émotions en compte, qu’il m’embrasse à brûle-pourpoint au milieu de nulle part.

Et en fin de compte, c’est peut-être mieux ainsi…

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