Corps à corps

À cause des évènements de la veille, je n’ai pas refusé de me faire conduire jusqu’au studio. D’après Sephora le chauffeur pourrait être notre balance. Même si je trouve la conclusion trop hâtive, je ne la mets pas en corbeille pour autant. Les possibilités sont multiples, les choix sont de ce fait difficiles, alors le minimum est de renforcer son sens du détail et de la prudence pour être sûre de rester à l’abris d’une éventuelle récidive. Je crois qu’ils ont été on ne peut plus clairs les journaleux, ces vautours sans cœurs, à l’affût du prochain scandale d’envergure suffisamment importante, pour vendre au maximum : ils ne me lâcheront pas la grappe de sitôt. C’est évident après tout… où est-ce qu’on a vu un chien bouder un os frais ?
Nulle part !

Je me trouve bien risible, hypocrite et cynique à être là en train de les traiter de tous les noms d’oiseaux alors que j’envisage moi-même de me servir de leur vice pour assouvir ma vengeance. Je ne vaux pas mieux… Je suis pire d’ailleurs. Il se pourrait donc que je sois atteinte de dissonance cognitive. Quoiqu’à bien y penser, il pourrait s’agir de quelque chose de plus méchant encore, vue l’euphorie déchainée qui m’emporte lorsque mon esprit s’essaie à matérialiser le titre éclaboussant d’humiliation de cet article, au moment où il sortira ––très certainement le lendemain même de l’interview.

Plus que trois jours, et je ne ressens aucun remord… Rien, c’est sec, comme si je n’avais plus de cœur.

C’est bien cela, je n’en ai plus. Je ne veux plus en avoir.
Nous y sommes, et la pluie ne trouve pas meilleur moment pour ouvrir le bal. Et le pire du pire, elle n’est même pas animée, insolente et agressive comme je la préfère. C’est un de ces arrosages aux gouttelettes fines et constantes dans leur chute, qui dure des heures, rendant l’air aussi glacial que gris. Un vrai casse-humeur quand on l’avait haut le moral ; et rien de plus rien de moins qu’un boulet d’acier sur le dos de quiconque comme moi, est déjà d’une humeur de chien ––c’est le passeport direct pour les fonds marins.

Une image de moi en train de m’épuiser à essorer le plancher océanique avec ma langue, m’entraine tout à coup vers une hilarité frénétique qui, en plus de ralentir mon avancée en direction de l’entrée, me brouille la vue. Aussi malgré le parapluie, je n’échappe pas à douche froide de mère nature. Comble du comble, dans mon catastrophique empressement, je manque de peu de me m’écraser au sol comme une merde (eh oui, il faut faire attention à ce qui se profile dans l’esprit. Confère, la loi d’attraction).

–– Wow, wow, wow ! Tout va bien ma belle, je te tiens.

Bien sûr qu’il me tient. Il me tient même très fort, plus qu’il n’en faut, plus que les faits ne le demandent…beaucoup trop près de lui en gros. Rapide comme un éclair, Jared m’a maintenu en équilibre in extrémis, sur la dernière marche de l’escalier carrelé. Ingénieux et agile comme doit l’être un danseur de son acabit, il s’est également emparé de l’ombrelle ––une éventuelle éborgneuse–– et l’a mise hors d’état de nuire plus haut sur nos têtes.

–– Merci, expiré-je, le cœur encore animé par ma petite frayeur, avant de me remettre à rire. Putain je suis dingue. Je suis surtout un danger public. Blair ne devrait pas insister pour me faire sortir, je ne suis pas sortable.

Je m’attends à lire de l’étonnement sur le visage de mon sauveur, mais c’est plutôt à un subtil amusement que j’y retrouve une fois l’adrénaline passée. Si j’en suis rassurée, la beauté de ses iris aussi marrons que marronnes réveillent également en moi une étrange envie de chocolat.

–– En tout cas, tu nous as manqué samedi.

–– Tu y étais ?

–– Nous y étions tous. Même Ani.

–– Ani ? m’enquiers-je en toute innocence.

Il décide sur ce de rompre le contact pour refermer le parasol, me replongeant à nouveau dans le contexte humide et glacial du moment ––plus de chaleur humaine, plus de cocon charnel.

–– Addis et Nicole.

Et me voilà de retour au fond du pacifique… Ou du Mississipi après tout. Ça pue beaucoup plus, me caractérise beaucoup mieux, car je couve un excédent de merdes.

–– Ah ! Je vois, comme ces couples de stars.

–– Ils en sont un, renchérit aussitôt ce dernier, puis me montre l’entrée.

Pour seule réponse, j’avale mon aigreur. Il faut bien passer à autre chose. La vie ne s’arrête jamais elle, et je commence à être fatiguée de toute cette souffrance. 

–– Sinon, tu m’attendais ?

L’ascenseur s’ouvre juste à cet instant-là, et Jared observe les parois se refermer en silence, avant de répondre.

–– Normalement le studio n’ouvre pas le dimanche. Il n’y aurait eu personne à l’accueil et quand je suis seul, généralement j’ai tendance à m’oublier sous mes écouteurs. Je ne voulais pas courir le risque de te faire attendre. Tu t’imagines bien. Le client est roi. Doublement, s’il paie le triple de la note réglementaire.

–– Billy a de l’argent à jeter par les fenêtres, soupiré-je, triste malgré tous mes efforts pour ne pas l’être.

Le danseur ne semble pas partager le même avis.

–– Il veut surtout le meilleur pour sa fille. Je ne donne pas de cours particuliers depuis deux ans.

Mes dents affleurent, cependant elles ne sont pas signe de joie. Je me sens abattue et dépassée. J’ai l’impression que l’univers conspire contre moi, et que, quoique je fasse, jamais je n’y aurais ma place. Pire encore, dernièrement, j’ai plus la sensation d’être la méchante que l’héroïne de l’histoire. Ça me révolte.

–– C’est fou, j’ai à chaque fois la même sensation. C’est comme s’il était question de deux personnes différentes. Billy vue de l’extérieur, et Billy que je connais.

Soudain je me rappelle que je ne suis pas censée parler de tout ceci avec lui. Il n’est que l’ami de Blair. Il n’est pas de la famille, comme Addis.

–– Tu dois avoir tes raisons.

–– Ou pas après tout. Laisse tomber.

Heureusement les cloisons s’ouvrent tout de suite après. Un lieu cosy, bicolore et très agréable à l’œil. Du blanc et du rouge, impossible de rater le contraste. C’est fort en sensation, surtout avec le nuage lumineux formé par les guirlandes au-dessus de nos têtes ; et ça agresse tout de suite l’iris, sans toutefois l’irriter. Épuré, l’espace est plaisant aussi bien à la vue, qu’au reste du corps. Il y fleure bon des essences fraîches de citron, et celles du clou de girofle qui émanent du parfum envoutant porté par le propriétaire des lieux.

Impressionnée par ma découverte, pour la première fois depuis notre rencontre, je m’autorise à l’examiner avec plus d’attention, tandis qu’il manœuvre derrière le comptoir rouge figé plus en avant, mais en dessous du logo de sa boite.

Décomplexé et sûr de lui, il exsude la désinvolture de celui qui se sent en terrain conquis. Pourtant il demeure quelque chose de menaçant dans ses yeux. Cette lueur bizarre, mais tellement sexy qui appelle au danger, sans rien perdre de son caractère captivant ––une sorte de Méduse version masculine. Si mon jugement n’était pas corrompu par mon lot de problèmes sentimentaux, je dirais avec ferveur qu’il a sa place dans le Panthéon des beautés extraordinaires en vie. Aucun doute, ça doit être un plaisir de le regarder danser, l’avoir immobile sous les yeux, suffit amplement déjà, à me provoquer des réflexes pavloviens. C’est qu’il a ce corps parfait, musculeux et longiligne, dont la surface, à en juger ses avant-bras dénudés zébrés de veinules de poils sombres, est une rocheuse étendue cuivrée, sous laquelle bouillonne de la testostérone en excès.

–– Ok, c’est bon. On peut y aller.

Ouf ! Je me suis ravisée à temps. Qu’aurait-il pensé s’il m’avait surprise en train de le reluquer comme une perverse, le bout de la langue collé au coin gauche de mes lèvres entrouvertes ? Que du faux, j’imagine. Il est beau, c’est certain, mais ça s’arrête là. Zéro arrière-pensée, car de toute façon, l’amour, pas même le plus saisonnier, n’est fait pour moi.
Sur cette pensée, je lui emboite le pas, aussi froide à l’extérieure que dans les entrailles. Seul l’écho de nos pas emplit les couloirs blancs que nous traversons pour nous retrouver face à une porte terreuse en bois, ornée d’une couronne de noël.

–– Ce sont les vestiaires, m’apprend-il en m’ouvrant la porte. Voilà ton casier, rajoute ce dernier dès que nous nous arrêtons en face de l’avant-dernière colonne épaisse du bloc situé, juste à l’entrée. Je te laisse là, moi aussi je vais me changer. Je reviens te chercher dans pas longtemps.

Puis il repart comme nous sommes venu, dans un calme plat qui habituellement m’aurait laissé de marbre, si ce n’est qu’il m’aurait soulagé. Aujourd’hui il m’angoisse. Je dirais même qu’il ajoute une tonne à ce boulet dont je parlais sous la pluie, celui sur mon dos, me prédisposant à visiter le fond du Mississipi et de n’importe quel autre étendue d’eau ––et logiquement, à la noyade. À ce stade et avec une telle charge, je pourrais même parvenir à le percer ce plancher. Je me sens si lourde, de quoi disparaître non pas seulement sous les eaux, mais aussi sous la terre. J’ai le ridicule sentiment ––mais amer–– d’être transparente, et donc plus inutile qu’à mon arrivée ici.

J’ai de plus en plus envie de boucler mes bagages, rentrer chez moi. C’est chaque jour un peu plus difficile à supporter. À chaque seconde, je réalise davantage combien j’ai été et je suis moquée.

Je me dirige vers la fenêtre comprise entre la porte et l’énorme bloc de casiers, pour contempler le ciel gris, et non pas l’ambiance festive qui enfle depuis ce weekend. D’après ma mère, il y réside des âmes bienfaitrices, capables de réaliser nos souhaits. Ce sont nos ancêtres, des êtres chers nous ayant précédés dans la mort, et qui, maintenant plus proches de Dieu, portent nos prières jusqu’à lui. J’aimerais demander de l’aide, je me sens si faible et perdue, mais même ça, je ne peux pas. Je n’ai personne dans le ciel. Du moins, personne dont j’ai été vraiment proche. Mes grands-parents, je ne les ai pas connus. Ma mère a perdu ses parents, très jeune et de Billy, je ne sais pas grand-chose. Cependant, bien au-delà de toutes ces raisons, je ne sais pas prier. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle je reste lettre morte face à ce firmament à la mine aussi triste que la mienne.

Au final je peste. Qui a dit que le rose était une couleur réservée aux filles ? La dalle en est recouverte, le dos de la porte, l’intérieur de mon casier et les bords des bancs en bois également. Je parie que dans ceux des garçons, le bleu occupe le même espace sur le gris clair du plâtre. N’importe quoi ! Tellement piqué par les cheveux aussi. Le rose ne va pas du tout avec ma carnation de peau. Si j’ai une fille un jour, je lui préparerais un trousseau en jaune ––jaune orangé–– ça fait plus féminin, quand on a la peau cuivrée ou foncée, je trouve…
Oh, on frappe à la porte.

–– Tu peux entrer, c’est bon.

Il se contente de pousser la porte, pour me laisser sortir. Après quoi, nous pivotons à gauche dans une allée beaucoup moins éclatante, recouverte d’une des nuances froides du gris. Celle-ci est incrustée sur toute sa longueur, d’énormes photos aux cadres noirs. À travers les vitres fumées, on peut distinguer des danseurs en action, des clichés de l’inauguration et tout juste avant d’avoir accès à la salle de danse par un accès noir à deux battants, une photo de Jared en train de brandir un trophée dans les airs, sous une pluie de confettis.

J’en ai l’eau à la bouche, puis des bouffées de chaleur et des fourmillements dans le corps. Comment ne pas, devant un buste pareil ? Il est spectaculaire, même si ses traits ne paraissent pas aussi aiguisés et acérés que ceux de son ami. Lui, son corps me fait penser à une pierre érodée, avec son ventre plat et lisse entre les hanches, surmonté au niveau des côtes, de deux rangées de trois abdominaux. Addis en a huit à l’état brut, bien entamés au niveau du V étroit de ses hanches, et qui donnent l’impression d’avoir été façonnés par percussion…

Comme je suis désespérante ! J’en suis encore à le comparer, alors que ça ne me fait aucun bien. Je devrais arrêter de prendre des résolutions le concernant, ça finit toujours par foirer. Inutile ! C’est inutile, et moi je suis stupide. De l’avoir cru une fois de plus, de le vouloir encore, de continuer à penser à lui.

Les deux rails de lumières blanches fondus dans le plafond, sont les premiers à attirer mon attention. Le rectangle entièrement tapissé de vinyle noir est assez minimaliste de toute façon. En dehors de la barre métallique allongée devant le miroir de la même largeur que le mur, et un grand canapé en palette de bois de huit places rouge, il n’y a que quatre murs d’un gris deux fois plus clair que celui des vestiaires. Impossible de manquer quoique ce soit avec ça, et sur le moment, je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou en pleurer. Du reste, j’hésite à rebrousser chemin, peu convaincue que toutes les raisons qui m’emmènent ici, valent la peine que je me ridiculise pour elles.

Mais soudain la porte claque dans mon dos, comme un glas divin, destiné à mettre un terme à mes tergiversations. Nul autre choix, je continue ma progression. Et en plein dans celle-ci, je surprends sur le miroir, le sourire taquin de mon coach.

–– Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrogé-je, les poings crispés dans les poches de mon sweat.

Adossé sur le mur de fond, le long de ses bras mis en évidences, maintenant qu’il a croqué sa chemise en denim bleu nuit pour un t-shirt débardeur à capuche de couleur noire, ma question l’amuse davantage. Sur le cul devant sa réaction inexpliquée, mes sourcils se froncent.

–– Rien, je me disais juste que… (il se gratte la narine droite de son index gauche) pour une fille qui s’est donnée à un homme le jour même de leur rencontre, ta… cette pudeur excessive sonne un peu faux non ?

Mon cœur se soulève, sitôt qu’il se sent à l’étroit dans ma cage thoracique, suite à cette vénéneuse assertion aux effets corrosifs. Mon palpitant pleure, saigne, et c’est à ma gorge de s’en prendre plein ces eaux chaudes, acides, destructrices… Qu’on me réveille !

–– Co… comment ?

–– Je suis au courant pour toi et Addis. Tu es sa fameuse aventure à la Nova.

Il grimace en inclinant brièvement la tête à gauche, puis quitte son mur de malheur. Bouillonnante de colère, je reste pétrifiée sur place, redoutant une crise de larmes au moindre geste. Ma manœuvre pour les repousser n’a pas encore fait ses preuves, alors je reste prévenante.

–– Nicky en a versé des litres, tu le sais ?

Décontenancée, je feins un rire venteux, me couvre le visage un instant, mais très rapidement, reprend le dessus sur mes émotions de looseuse.

Comme ça elle sait depuis le début…

–– Mais ce n’est pas de ta faute, ressurgit-il en prenant mon visage en coupe. Addis traversait des moments difficiles, Nicole a dû le comprendre, et maintenant tout ça est derrière eux. Il se sont toujours aimés. J’espère juste que ça l’est pour toi aussi.

Oh mon Dieu, je veux mourir !

Je n’ai plus aucun mot à la bouche. Que dire ? Et pourquoi au fait ? Cela ne soignera jamais la douleur qui me ronge à l’instant. Mon cœur vient à nouveau d’encaisser une profonde balafre. Comme si le reste n’était pas déjà assez. Les lèvres pincées, le regard papillonnant, mon visage est un masque à la mine dédaigneuse, le seul secours dont l’intervention a été rapide. Au bord de la noyade, je n’ai pas pu faire autrement, j’y ai planté mes paumes.

–– Ça n’a jamais compté à mes yeux. Tu dois savoir ce que c’est, le Casanova. Les hommes aussi, ça vient, ça va. Est-ce que tu peux me lâcher, maintenant ?

–– Ok !

Il s’exécute comme s’il venait d’être brulé. Ensuite nous basculons sans transition dans le vif du sujet principal de cette rencontre. Place à la danse.

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