Byento manman

Nouvelle Orleans, le 2 Novembre 2019_Fêtes des morts





–– Lâche ! ordonné-je à ma mère, plus sérieuse qu’hilare, car sérieusement en retard. Lâche ça maman…

Non sans difficultés, je finis par gagner la totalité du bout de tissu, un pull en laine rouge et verte, tricoté par ses bons soins. Ça peut paraître fou, mais oui, ma mère a plus de force que moi dans les bras. Les vingt-cinq années d’écart entre nous n’y change rien. Et pour le justifier, elle aime bien ramener sur la table, le fait qu’elle soit née à une époque où vivre dans le French Quarter demandait de l’énergie.

La moue boudeuse, bien qu’en réalité je sois partagée entre la tristesse et l’envie de rire jusqu’aux larmes devant sa mine courroucée, je plis l’habit, l’ajoute dans ma valise au couvercle déjà bombé, et m’empresse de refermer. Elle serait capable de me subtiliser une fois de plus le vêtement des doigts pour de nous entrainer dans une nouvelle course poursuite, juste pour me faire rater mon train pour Washington. J’ai beau la comprendre, je me suis déjà engagée auprès de mon père.

–– Ne fait pas cette tête maman. Je serais vite de retour je te le promets. En moins de temps que tu ne l’imagines. Parce que malheureusement ou heureusement, je ne sais pas, le temps passe si vite, soupiré-je le cœur lourd, ramenée dans ce passé qui, bien que datant de deux dizaines de mois maintenant, me parait encore si frais.

Rien n’y fait, ma mère est inconsolable. Et pour sa défense, à vingt-deux ans, je ne me suis jamais séparée d’elle. C’est assez difficile d’affronter la solitude à venir, mais on sait toutes les deux que sa réelle inquiétude reste ma destination. Mon père a insisté pour que j’assiste à son mariage, après près de quinze années de silence radio, et pour ma mère ––à raison, malgré mon entêtement –– je suis assurément en train de faire le pire ––non, le second mauvais–– choix de ma vie.

–– Tu ne peux pas me le reprocher chérie, soupire cette dernière en réduisant l’écart entre nous. Dois-je te rappeler dans quel état son départ t’a mise ? Tu crois que tu seras en mesure de le regarder s’épanouir dans sa nouvelle famille, grimace-t-elle de dégoût en déversant sa colère sur le châle autour de mon cou.

Aucun étranglement en vue, c’est déjà ça.

–– Je me suis déjà engagée, j’aviserais le moment venu.

Elle n’arrive pas à me comprendre, ce que je conçois très bien d’ailleurs, mais j’ai besoin de réponses. Des réponses qu’elle ni personne ne saura jamais m’apporter. Lui si par contre. Lui oui, au moins. Il me l’a promis. Et sur cette clause, a été scellée notre contrat. Ce n’est pas sans risque, j’en ai conscience. Je rentrerai certainement plus malheureuse que je ne l’ai été ces quinze dernières années, cependant j’en ai marre de me sentir aussi perdue, aussi inutile, si peu de chose et désespérément vide.

–– Qu’est-ce que j’ai fait aux esprits, Bondye ! soupire ma manman pour la nième fois depuis ce matin, défaitiste jusque dans la voix, avant de m’étreindre avec tendresse. Fais attention à toi ma Princess.

Elle sent bon le patchouli et cette odeur de maison qui sans l’ombre d’un doute va me manquer autant qu’elle ma hantera. Maman et mon fils Ocean, sont ce que j’ai plus cher au monde. Je pars peut-être, mais mon cœur, je le laisse ici, avec eux, u milieu de toutes les babioles artisanales dont est remplie notre modeste chez nous.

–– Tu peux encore changer d’avis. Il t’a invité aussi.

La première réponse que je reçois est un signe de croix expéditif, fusant aussi bien son ahurissement que la rage folle tapie en elle depuis toutes ces années. Du reste elle déverse sur moi une partie de sa colère, par un regard sombre et menaçant. Plus de marron miel, bienvenu le noir lugubre d’une forêt hantée. Le visage froissé, elle se mord l’intérieur des joues, ce qui lui fait une moue adorable, malgré tout. La seule bouée de secours à laquelle je peux m’accrocher pour ne pas me frigorifier pour de bon devant son froid intérieur.

Dois-je encore le préciser ? Giselle St Claire voue une haine abyssale à celui qui un jour a été l’homme de ses rêves, et comme elle dit elle-même, le seul à qui elle a donné sa chance de lui prouver qu’on pouvait se fier à un autre être humain que soi-même, mais qui comme elle s’en est toujours douté, lui a brisé le cœur après l’avoir arraché sans compassion aucune, à coups de préjugés, de critiques, de disputes, jusqu’à ce que mort de l’âme s’en suive, quand est venu l’heure de cet aller sans retour.

J’avais sept ans lorsque mon père a quitté la maison, sans raison, ai-je naïvement cru à cette époque-là, car mes parents n’étaient pas du genre à s’emporter en public. Ma mère tenait surtout à ce que je ne souffre pas de leurs problèmes, m’a-t-elle expliqué un matin, lorsque mon mal-être s’est tellement fait patent, que j’ai sans remords levé la voix sur elle pour la première fois de ma vie. Tous leurs disputes ont apparemment commencé l’été de mes six ans, après ce voyage à Saint Domingue. Ma mère avait été charmée par la spiritualité du Vaudou pendant un festival. Il s’agissait plus d’un retour à ses sources ancestrales, m’a-t-elle dit avec conviction, mais mon père, fervent protestant n’a pas pu le supporter, cela lui était surtout interdit. Et même si son cœur a lutté, sa foi a été plus forte. Tout bon protestant ne devrait pas pactiser avec le diable. Pour eux, comme pour beaucoup, le Vaudou est satanique. Alors un après-midi, profitant du fait que j’étais à l’école, il a plié bagage après une violente dispute pendant laquelle il a saccagé l’autel sacrée que ma mère avait érigé dans la remise, pour un de ces esprits qu’elle prie avec dévotion, et est tout simplement parti. Comme si je ne comptais pas. Sans se soucier de ce que j’aurais pu ressentir. Et dernière lui, une femme détruite et une fille perdue, voilà ce qu’il a laissé.

Les années sont passées, elle a évolué et moi aussi. Aujourd’hui elle reste peut-être toujours un peu coincée, allergique à l’amour et assez accaparante, mais elle a retrouvé sa joie de vivre et sa bienveillance d’autrefois. Avant elle ne soufflait que le froid et le feu. Aujourd’hui l’un s’est fondu dans l’autre, pour un retour à la tiédeur, à la douceur, bien que certaines fumées demeurent étouffantes, là où sous d’autres amas de cendres, continuent de vivre des charbons ardents.
Et je suppose vue sa réaction, qu’envisager ne serait-ce que de lui reparler, fait partir de ces sujets qui lui brûlent l’âme autant qu’ils corrompent sa respiration.

–– D’accord, soufflé-je désolée et gênée à la fois, reconnaissant le tort que je viens de lui causer. Je m’excuse, c’était une mauvaise idée.

–– Une très mauvaise, confirme celle-ci, l’index tendu vers le plafond lambrissé de sa maison, le nez froncé par une grimace boudeuse.

L’air attendrie je la regarde sauter du coq à l’âne, pour me donner une tonne de recommandations : les attitudes à observer face à certaines situations, la fréquence des appels que je devrai lui passer, le timing du retour et sans pouvoir s’en empêcher, quelques bonnes insultes à faire passer à sa part à Billy Davis.

Ses mimiques aussi vives qu’intenses, son sourire réservé, sa silhouette svelte et moyenne, son visage cuivré et sa tignasse crépue qu’elle préfère courte, je passe tout au peigne fin. Enfin, je repasse, pour grossir ma banque de souvenirs. Je ne suis pas encore partie, et pourtant je sens déjà mon cœur crier le manque, pleurer la distance et suffoquer à cause du vide. Heureusement, j’ai anticipé les faits, en demandant à Angela d’emmener le gosse avec elle ce matin. Sans ça, je n’aurais certainement pas eu la force de bouger.

–– Il faut que j’y aille maman. Prend soin de mon fils et n’embête pas trop miss Angela.

Pas tout à fait d’accord avec ma dernière demande, elle roule des yeux. Voilà deux ans qu’elle mène la vie dure à sa meilleure amie, la tenant responsable de ma mésaventure avec cet étranger… Dwayne, il s’appelle Dwayne, ce lâche. Mais la vérité on la connait, tout était de ma faute. Je l’ai suivi en connaissance de cause et j’ai obligé ma presque tante à garder le silence sur mes virées nocturnes. Je ne peux donc m’en prendre qu’à moi-même… Elle aussi le devrait, mais préfère se voiler la face, pour une raison qui jusqu’ici m’échappe.

–– Puisqu’on y est jeune fille.

À nouveau elle reporte ses attentions sur mon châle, pour des réajustements inutiles. Elle ne veut pas me regarder dans les yeux, elle veut m’épargner la déception qui s’y loge à chaque fois que le sujet de ma grossesse non-désirée revient sur la table. Elle a beau ne jamais m’avoir blâmé ouvertement, celui-là, elle n’a pas su m’y soustraire : ce regard lourd, dur quoique noyé par le chagrin. Ça elle n’aurait pas pu, même si elle le voulait. Les similitudes avec sa propre expérience étaient beaucoup trop évidentes, pour qu’il en eût été autrement.

–– Rappelles toi, ce n’est que temporaire. Alors tu gardes tes jambes bien fermées cette fois. Tu as bien vu ce que ça t’a coûté de croire que ces contraceptifs de malheur te gardaient à l’abris. J’espère que tu as retenu la leçon.

Je fais celle qui le prend avec philosophie, or mes entrailles viennent de se nouer dans un bain froid et acide de tristesse. Je ne m’y ferai jamais. Normal, je ne comprendrai sûrement jamais aussi. Où le retrouver ? Où le chercher ? Los Angeles est grand, même s’il me venait en idée de me lancer dans l’aventure. Ce serait tellement de gâchis. Je me suis résignée, bien que mon cœur demeure en surchauffe.

–– Je ne suis pas comme ça maman…

–– C’est aussi ce que je croyais, jusqu’à ce que le petit Ocean ne pointe le bout de son nez. Un vrai don du ciel, je suis bien d’accord, mais je ne veux pas d’une telle vie pour toi. Est-ce que tu me comprends ?

Ce n’est pas l’envie de riposter qui me manque, seulement elle a raison. L’espace de quelques jours ayant à jamais marqué ma vie, j’ai cessé d’être la petite fille assez craintive que j’ai toujours été, pour me laisser aller à cet amour fugace. Je me demande encore ce qui m’a pris, et j’en suis certaine, cette question je me la poserait toute ma vie. Il est retourné à sa vie, il n’a en aucun cas eu l’intention de m’y faire entrer, comme j’ai voulu croire sur la fin, et il m’a laissé, vide et pleine de regrets.

Pour masquer les tremblements que je sens monter jusqu’à mon buste, je me dégage de sa prise et me détourne d’elle pour ôter ma valise de mon lit tout rose. Dans mon dos, je l’entends tiquer plusieurs fois. Elle doit s’être rendue compte qu’elle aussi vient de me faire beaucoup de peine, mais contrairement à moi, celle-ci ne s’excusera pas, et ce n’est pas à tort…

–– Je vais y aller maman, annoncé-je après avoir fait mine de considérer la montre à mon poignet. Prend soin de mon fils. Mwen renmen ou manman.

Malgré ma rancœur, je l’embrasse avec tout mon amour pour lui dire au revoir, avec une peine énorme pour lui certifier qu’elle et ma petite boule restent mon monde. Billy ou pas, c’est elle ma mère, mon seul parent.

–– Tout ira bien.

Le soulagement décrispe tout de suite après son visage, les mots ne m’étaient pas destinés, et pour cela, je ne réponds rien, avant de prendre la route.

Il est l’heure moins le quart, lorsqu’enfin, ma valise et mois dévoilons l’escalier en béton donnant sur une des allées couvertes de pavés, et encadrée par deux bouts de jardins entretenus par ma mère. Plus que des fleurs, ce sont des plantes médicinales qui s’y trouvent. Mais sur la petite liste des végétaux décoratifs étalés là, entre le gazon et parfois des pots en ciment, les becs de canards sont mes préférés. Le couloir me mène jusqu’au portail en fer forgé, et sur un pas rapide, mais mal assuré, je fonce sans jamais me retournée, consciente de la présence aussi apaisante que gênante, de ma mère dans mon dos.

Le portail grince, je souffle, puis le referme tout en prenant bien soin de ne pas lever le regard vers maman. Son visage inquiet ne ferait qu’accroître mes doutes, donner de la vitalité à mes peines enfuies et souder mes malaises. Alors je pivote vers ma droite et m’élance dans la rue pendant deux minutes environ. L’arrêt de bus n’est pas bien loin, mais est assez pleine aujourd’hui. C’est la fête des morts dans cette ville qui l’illustre à suffisance, dans cette ville où la mort est crainte autant qu’elle est vénérée. Voilà pourquoi le trafic est assez dense. Fort heureusement, je ne descendrai pas très loin.

J’en ris d’ailleurs, doucement peut-être, mais l’ironie ne perds pas en intensité pour autant. C’est fou comme j’étais si proche de mes réponses, si proche de mon père. Puis mon regard se pose sur mon voisin dont les dreads locks me donnent envie de me colorer les cheveux en violet, et là je comprends, qu’aussi collés puissions-nous être physiquement, il n’est pas acquis qu’on soit familiers pour autant. Ça seul le cœur le fait. Seul le cœur le sait…




Mwen renmen ou manman. : Je t'aime maman

Bondye: Bon Dieu

La langue utilisée par les deux femmes est le créole haïtien

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