Shadows

Cela fait douze ans.
C'est la seule chose que je peux toujours affirmer. Parce que ça, je m'en souviens comme si c'était hier, malgré ma folie.

Mon père n'est toujours pas rentré, je le sais même si je suis en haut, dans ma chambre. Si c'était le cas, maman aurait déjà arrêté de chanter la mélodie qu'elle entame tous les soirs en l'attendant. Je l'adore, cette mélodie. Surtout parce que la voix de maman est magique.
Mais elle me fait peur, elle est lourde de menaces. Parce que plus elle dure, moins il y a de chances que papa ne rentre.
Ce soir, j'ai tellement peur qu'il ne revienne pas que je me mets à murmurer la chanson avec maman, depuis ma chambre. J'aimerais descendre la chanter sur ses genoux, près du feu de cheminée. Mais je n'en ai pas le droit, elle me l'a interdit. Parce que ce serait bien trop dangereux.
Lorsque je reprends le refrain pour la sixième fois, ma voix se brise. Mon père passe la porte au deuxième, voire au troisième d'habitude. Jamais après.
Je cesse de chanter et cours attraper le poignard qu'il m'avait confié en embrassant mon front. Je peine à l'attraper, du haut de mes six ans, le haut de mon étagère n'est pas l'endroit le plus facile à atteindre. Je sais ce que je dois faire. Mon père est un chevalier. Il me l'a appris.
Le septième refrain résonne, c'est le signal.
Jamais plus je ne reverrai mon père.
Les larmes dévalent mes joues. En silence.
Aucun bruit ne doit sortir de ma bouche.
J'ouvre la porte de mon armoire en bois. Ma robe m'embête un peu pour passer, mais j'enjambe tout de même le bois qui dépasse. Je serre le poignard si fort que mes doigts blanchissent.
Je n'aurais pas à m'en servir. Pas ce soir.
En bas, ma mère ne chante plus. J'entends la porte s'ouvrir.
Ce n'est pas mon père.
Je tourne l'échelle vers la trappe au plafond et y grimpe.
Ma mère crie. Sanglote. Appelle mon père, désespérée.
Mais jamais elle ne parle de moi. Ça me mettrait en danger.
Elle est en train de me sauver la vie.
Deux hommes rient, je pousse la trappe avec fureur.
Je mets les pieds sur le toit et tire l'échelle jusqu'à moi avant de refermer le passage.
J'attends d'être certaine qu'ils soient à l'étage pour me chercher avant de faire glisser l'échelle jusqu'au bord du toit. Je glisse en bas et contourne notre maison.
Je ne devrais pas.
Mais je ne peux pas faire autrement.
Par la fenêtre, je vois ma mère étendue près de la cheminée.
Égorgée.
Une larme coule encore sur sa joue.
Ses longs cheveux blonds sont dans le feu. Celui-ci commence à remonter, à la consumer.
Son regard est tourné vers moi, comme si elle savait que je viendrais. Ses yeux sont suppliants " Vas-t-en, fuis!"
L'horreur m'empêche de bouger.
Jamais plus je ne l'entendrai chanter.
Lorsque le feu atteint son visage, je me détourne.
Et je cours jusqu'à la forêt. Je m'arrête à la lisière.
Ils vont sortir et là je verrai leur visage.
Là, je les graverai dans mon esprit.
Là commencera ma traque.

Oui.
Je suis devenue folle depuis.
Je vis en permanence avec des ombres. Elles me suivent, me parlent, me rassurent.
Les Hommes m'ont rejetés, ils n'aiment pas les gens qui déraillent. Mais je ne m'en préoccupe pas. Aujourd'hui, je les ai retrouvé.
Ils ont peur, on dirait des agneaux devant un loup. Ils savent que je les traque.
Leurs yeux sont remplis de larmes, ils n'en peuvent plus de vivre dans l'angoisse.
Ils n'auront plus à le faire dans quelques minutes.
Je tourne autour d'eux, ils ne me voient pas encore. Les arbres me cachent.
Les mêmes arbres qui m'avaient caché douze ans auparavant.
J'entame doucement la chanson de maman. Les ombres la murmurent avec moi.
Ils se recroquevillent sur eux même.
Ceux qui ne m'ont pas tué cette nuit là feraient mieux de commencer à courir tout de suite.
Ils ne le font pas.
Le septième refrain résonne, c'est le signal.
Je rie de la même façon dont ils avaient ri en entendant ma mère appeler mon père.
Je sers fort le poignard. Mes doigts blanchissent et un frisson me parcourt.
Ce soir, je vais m'en servir.
Je suis folle. Je le sais.
Peu m'importe.
Ils vont mourir.
Et je les brûlerais dans cette même maison où ils ont égorgé et brûlé ma mère.
Là, tout ira mieux.
Là, je pourrais commencer à vivre.

Peut-être que pour cela, je commencerai par mourir.

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