Chapitre 6

Le lundi matin, Calypso se rendit à la brasserie où elle devait travailler la semaine suivante. Elle espérait que Martin accepte de l'embaucher plus tôt que prévu, car après la journée qu'elle avait passé à errer dans son appartement, assaillie par ses souvenirs, rongée par la solitude, elle ne se sentait pas capable de rester inactive une minute de plus. Peut-être que si elle travaillait, qu'elle voyait du monde, elle réussirait à ne plus y penser. Mais il y avait une chose à laquelle elle n'avait pas pensé en entrant dans le bar. Les hommes. Il y avait Martin, certes, mais il y avait aussi tous les clients. Et bien trop peu de clientes à son goût. La main posée sur la poignée de porte, elle resta figée quand une dizaine de paires d'yeux se braquèrent sur elle.

— Calypso ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Je croyais qu'on avait dit que tu ne commençais que lundi prochain, s'étonna Martin.

— Je... euh...

Prise de court, Caly tenta de bredouiller une quelconque explication, mais sa gorge nouée ne laissait passer que quelques couinements inaudibles. Et les clients continuaient de la dévisager. Certains ricanaient, d'autres se moquaient ou l'imitaient. Ils furent vite remballés par Martin, qui se précipita vers sa nouvelle employée et l'accompagna dehors.

— Ça va aller, ils ne vont rien te faire. Ils sont un peu cons, mais pas méchants. De toute façon, dans cinq minutes, il n'y aura plus personne, ils vont partir au travail. Passe par derrière en attendant, je viendrai te chercher quand la voie sera libre.

Martin poussa doucement Calypso vers une porte dérobée. La jeune femme se retrouva dans une grande cour lumineuse où s'entassaient des cartons, des cagettes et quelques sacs poubelles qui n'avaient pas encore été emmenés jusqu'à la benne. Un arbre planté dans un énorme pot offrait un petit coin d'ombre. Elle s'y assit et alluma une cigarette. Le souffle encore court, elle essaya de reprendre le contrôle de son esprit, en vain. Sa respiration se fit plus sifflante encore.

— Salut, marmonna une petite voix près d'elle.

Caly rouvrit les yeux et tomba nez-à-nez avec une adolescente encapuchée et dissimulée sous un énorme sweat gris. Ses paupières couvertes de fard sombre et ses lèvres rouges ne faisaient qu'accentuer son teint cadavérique. Mais le sourire discret qu'elle adressa à Calypso la rassura un peu.

— Tu dois être Caly. Mamé m'a beaucoup parlé de toi. Il parait que tu vas travailler ici. Je suis la fille de Martin, expliqua l'adolescente, face au manque de réaction de la jeune femme. Je m'appelle Elise.

— Tu ne devrais pas être au lycée, ou un truc dans le genre ? demanda Caly, gênée par son regard insistant.

— Je ne vais pas au lycée. C'est ma mère qui me fait cours à la maison. Je me faisais harceler au collège. Mes parents m'ont déscolarisée. Depuis, ça va mieux, mais il est hors de question que je remette les pieds au bahut avec tous ces trous du cul.

Calypso esquissa un rictus amusé. Cette Elise semblait avoir du caractère. Elle aurait aimé être comme ça, elle aussi, réussir à se remettre de son passé et reprendre le cours de sa vie. Mais pour le moment, elle en était encore loin.

— Je croyais que tu commençais la semaine prochaine ?

— Il faut que je m'occupe l'esprit, marmonna Caly, sa cigarette entre les lèvres.

La nuit précédente lui revint par flashs douloureux. Elle avait passé des heures à la fenêtre. Elle avait encore croisé son voisin au regard insistant. Cela avait ravivé de nouveaux souvenirs.

— Mon père m'a... dit pour ce qui t'es arrivé. J'étais gamine quand Rose est morte, mais... je me souviens de toutes ces fois où elle est venue à la maison en disant que c'était la dernière fois, qu'elle le laisserait plus la toucher. Mais... elle finissait toujours par lui pardonner et... maintenant...

Calypso détourna le regard de l'adolescente. Pourquoi lui disait-elle ça ? Si elle voulait la faire culpabiliser, elle avait choisi le meilleur moyen.

— Mais toi, t'es vraiment partie, hein ?

— Oui, souffla-t-elle, la gorge nouée.

— Alors, t'as plus rien à craindre. Tu n'as plus qu'à vivre.

Élise glissa sa main dans celle de Calypso et la serra doucement. Elle lui adressa une moue qui se voulait encourageante. Elles restèrent ainsi, main dans la main quelques minutes, en silence. La porte qui menait aux cuisines claqua contre le mur et laissa apparaître un Martin souriant. Sa bonne humeur se fana bien vite quand il découvrit Calypso sanglotante aux côtés de sa fille. Il s'accroupit alors face à elles et d'un regard tenta de comprendre ce qu'il venait de se passer. Caly rencontra ses prunelles vertes, rassurantes, et essuya ses joues humides d'un revers de main. Encore une fois, elle se trouvait stupide. Elle l'était, de toute façon. Daniel le lui avait répété tant de fois qu'elle avait fini par le croire.

— Ici, personne ne te fera de mal.

— Je sais, geignit Caly. Mais... c'est plus fort que moi.

— Je sais. On va trouver une solution. Tu n'auras qu'à rester derrière le bar dans un premier temps. Tu t'y sentiras plus en sécurité. Et de toute façon, je ne te laisserai jamais seule avec un client. Élisse est souvent dans les parages aussi, au lieu de travailler ses cours, gronda-t-il.

— C'est pas de ma faute si maman est barbante !

Calypso esquissa un sourire amusé. Claudine avait raison. Martin et sa famille l'aideraient à remonter la pente. Elle le sentait dans le regard doux qu'il posait sur elle de temps en temps, alors qu'elle travaillait derrière le bar. Sa vie de serveuse n'était pas facile. Souvent, elle se sentait oppressée par les regards des clients qui la dévisageaient, à cause de ses bleus et de ses blessures. Alors, Martin lui faisait signe de s'isoler dans la cour et il prenait le relai. C'était une mécanique bien huilée qui s'était mise en place et qui l'aidait progressivement à reprendre pied. Il ne lui manquait qu'une chose : sa famille. Elle avait bien échangé quelques textos avec Emilie, mais cette dernière était partie deux mois à l'étranger, pour un stage, et elle ne revenait que pour Noël. Et elle n'avait toujours aucune nouvelle de Matthias. Sa mère quant à elle, l'appelait presque tous les jours depuis qu'Émilie lui avait communiqué son numéro, elles essayaient de rattraper le temps perdu. Souvent, Calypso posait le téléphone sur la table basse et écoutait sa mère lui raconter ses dix dernières années. Caly, elle, préférait taire les siennes pour ne pas lui faire de mal.

— Maman... ne pleure pas, s'il te plait...

Ça finissait toujours comme ça. Andrea n'arrivait pas à retenir ses larmes. Elle aurait aimé voir sa fille, la prendre dans ses bras, mais elle restait chez elle, cachée dans sa chambre pour l'appeler sans être entendue par son mari.

— C'est de ma faute, couina-t-elle. C'est de ma faute. J'aurais dû faire quelque chose bien plus tôt... Matthias a essayé tant de fois de me prévenir... Je n'aurais pas dû fermer les yeux... C'est de ma faute si tu vas si mal.

— Maman... arrête. S'il te plait, l'implora encore Caly.

La jeune femme n'en avait jamais voulu à sa mère de ne pas être intervenue quand son père se montrait trop dur avec elle, quand il levait la main sur elle. Elle ne lui en avait jamais voulu de ne pas la croire quand elle disait qu'elle avait peur de rester seule avec lui. Elle ne lui en avait jamais voulu, parce qu'elle avait fait pareil avec Daniel. Elle s'était voilée la face, parce qu'elle était amoureuse. D'un monstre, certes, mais elle ne s'en était rendue compte que trop tard. Tout comme sa mère.

— Est-ce que Matty t'a appelé ? demanda Andrea, d'une voix hésitante.

— Non... Il ne le fera pas. Il me déteste.

— Ma chérie... tu sais comment il est. Une vraie tête de mule. Mais il t'aime, tu le sais, ça aussi.

— Non. Je lui ai fait du mal, maman. Tu ne sais pas ce que je lui ai dit. J'ai été trop dure avec lui. Il ne méritait pas ça.

Calypso essuya les larmes qui lui échappèrent, attrapa son paquet de cigarettes et son portable pour s'installer à sa fenêtre. Depuis une semaine qu'elle avait commencé à travailler, elle avait pris l'habitude de s'asseoir sur le rebord de la fenêtre jusqu'à ce que la nuit tombe. Souvent, elle y croisait son voisin qui lui adressait un signe de la main, ou un sourire timide. Il la dévisageait. Elle fuyait son regard. Puis, il rentrait en lui souhaitant bonne nuit. Mais ce soir-là, il n'était pas là. La fenêtre était fermée. Elle avait fini par s'habituer à sa présence finalement et comme il n'était pas accoudé au garde-fou, elle eut l'impression d'être plus seule que jamais.

— Caly... Tu m'entends ? répéta Andrea.

— Quoi ?

— Va le voir. Chez lui. Je te donne son adresse.

— Il ne m'ouvrira pas.

— Essaie, souffla Andrea. Vous ne pouvez pas rester comme ça, vous en souffrez tous les deux. Vous avez toujours eu besoin l'un de l'autre. Sans toi, il n'est pas heureux. Et sans lui, tu ne le seras jamais non plus. Va le voir, ma chérie. Fais le premier pas vers lui. Tu es partie dix ans, c'est à toi d'aller vers lui. Prouve-lui que tu es de retour pour de bon.

Caly hocha la tête, peu convaincue. Mais sa mère avait déjà raccroché. Son téléphone vibra entre ses mains. Une adresse s'afficha sur l'écran. Elle n'avait plus d'excuse. La jeune femme termina sa cigarette et regarda les dernières volutes de fumée s'évaporer dans l'obscurité. Peut-être que la fenêtre d'en face s'ouvrirait enfin ? Sans trop savoir pourquoi, ce voisin qui semblait toujours veiller sur elle avait quelque chose de rassurant. Mais elle resta close. Elle écrasa son mégot dans le cendrier et bascula à l'intérieur de son appartement. 

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