Chapitre 5
Le lendemain, Calypso ouvrit un œil. Étendue sur le carrelage de son salon, les jambes toujours coincées sur le rebord de la fenêtre, elle frissonna. Elle avait encore une fois perdu connaissance. Ça lui arrivait souvent quand elle repensait aux deux événements qui l'avaient définitivement entraînée vers la folie. La souffrance s'emparait d'elle de nouveau, comme si elle les revivait. Et puis, elle s'évanouissait.
— Aïe... gémit-elle.
Sa tête avait dû heurter le sol dans sa chute, car elle avait l'impression d'avoir un marteau-piqueur dans les tempes. Lentement, Caly se redressa. Elle s'appuya sur la table basse et se hissa sur ses pieds. Vacillante, elle tituba jusqu'à sa salle de bain et retint un cri d'effroi quand elle aperçut son reflet dans la glace, découvrant son visage ensanglanté. Ça expliquait son mal de crâne. Peut-être aurait-elle dû aller à l'hôpital, ça pouvait être grave. Mais elle savait que si elle y allait, ils lui demanderaient d'où venaient ses nombreuses blessures. Elle serait obligée de raconter, encore une fois, tout ce qui lui était arrivé à un médecin surmené par son travail d'urgentiste. Des femmes battues, ils en voyaient passer tous les jours. Et le docteur sur lequel elle était tombée quand Marius l'avait poussée à porter plainte l'avait vaccinée. Plus jamais elle ne se confierait à qui que ce soit sur son passé.
— Fallait partir plus tôt, madame, lui avait dit le médecin. Vous auriez pu le sauver...
Le sauver... Ces mots se répétaient inlassablement dans sa tête. Elle aurait pu, mais elle ne l'avait pas fait. Et puis, si elle avait réagi plus tôt, elle n'aurait jamais eu à le sauver. Il n'aurait pas existé. Elle aurait préféré. Désormais, elle devait vivre avec cette désagréable sensation d'être une meurtrière. Les reproches de l'urgentiste n'avaient fait qu'accentuer cette idée qui la rongeait.
Calypso lança un dernier coup d'oeil au miroir et soupira. Elle ôta ses vêtements et entra dans la minuscule cabine de douche, dont elle sortit presque aussi vite. Elle étouffait là-dedans. L'angoisse revenait. Encore. Allait-elle, un jour, réussir à s'en débarrasser ? Elle en doutait sérieusement. D'autant plus qu'elle sursauta lorsqu'un bruit sourd résonna sur le palier. La jeune femme s'approcha de la porte d'un pas hésitant. Les gouttes d'eau ruisselaient sur ses jambes et tombaient sur le sol. Ploc. Ploc. Un homme aux cheveux bruns ébouriffés se tenait sur le paillasson de son voisin, les mains dans les poches, la tête basse. Il grommelait des mots incompréhensibles et s'excitait sur la sonnette, pestant chaque fois un peu plus.
— C'est bon j'arrive ! cria Ben, d'une voix encore ensommeillée.
Le grand brun ouvrit enfin, terminant d'enfiler son t-shirt et laissa entrer son visiteur, après lui avoir serré la main chaleureusement. Calypso souffla. Ce qu'elle pouvait être stupide. Aurait-elle peur de tous les hommes pour toujours ? Et alors, aurait-elle même peur de son frère si elle se retrouvait face à lui ? De toute façon, ça ne risquait pas d'arriver. Il ne voulait plus la voir. C'était du moins ce dont il avait essayé de se convaincre toute la nuit. Mais quand le jour s'était levé et que Léna avait posé sur lui un regard triste, il n'était plus sûr de rien.
— Tu tires une de ces tronches, ricana Ben, en tendant une tasse de café à Matthias. Je peux savoir pourquoi tu viens faire la gueule chez moi, de bon matin ?
— Parce que Léna m'a dit de sortir prendre l'air.
— Qu'est-ce que t'as encore fait ? gronda Ben.
Matthias avait beau être fou amoureux de Léna, et très heureux en ménage, son impulsivité lui jouait souvent des tours. Il se retrouvait alors à errer dans les rues de Paris, avant de revenir s'excuser auprès de sa copine. Il redoutait le jour où elle ne le pardonnerait plus. Mais cette fois-ci, il n'y était pour rien. Enfin... il n'avait rien fait de mal à Léna. Elle lui reprochait pourtant son attitude de la veille.
— Il s'est passé un truc hier, quand on est rentré de la mairie...
Ben fronça les sourcils et gronda encore plus. Il redoutait la révélation de son meilleur ami.
— Caly est revenue...
— Pardon ? s'exclama Ben, bouche bée. Caly ? Tu veux dire... ta sœur ? Celle qui est... morte ?
— Bah elle l'est pas tant que ça, apparemment...
Matthias but une gorgée de son café encore fumant et soupira. C'était dingue quand on y repensait. Il n'arrivait toujours pas à s'expliquer pourquoi Calypso avait simulé sa mort pour ensuite réapparaître comme ça, cinq ans plus tard. C'était ridicule.
— Je lui ai pas parlé... Milie et maman lui ont parlé... Moi, je me suis cassé. Je voulais pas la voir... J'arrive pas à croire qu'elle m'ait fait un coup pareil.
Ben hocha la tête. Le regard perdu dans le vide, il essayait de comprendre ce que Matt venait de lui annoncer, mais ça n'avait aucun sens. Caly ne pouvait pas être venue les voir. Elle était morte. Et si son ami lui avait dit qu'il était seul à ce moment, il lui aurait sûrement demandé ce qu'il avait bu. Mais Emilie et Andrea étaient là aussi. Alors...
— Mais elle... Nan... C'est pas possible. Ça pouvait pas être elle, non ?
— Je sais... c'est fou... Mais... mais c'était elle... J'ai vu ses... ses yeux, bredouilla Matt. Elle avait ces... ces marques sur le visage. On aurait dit qu'elle s'était fait... battre. Je suis sûr que c'est Daniel qui... Putain, il l'a frappée. J'en suis sûr. Et moi, je me suis juste barré, comme un connard. Et... Et...
La tasse qu'il tenait entre ses mains se brisa sur le parquet. Ses doigts s'étaient crispés sur la hanse, le verre bouillant l'avait brûlé et il avait été incapable de la rattraper tant il tremblait. Sa respiration se fit sifflante. L'angoisse revenait, comme ça avait été le cas toute la nuit. Léna avait eu beau essayer de le calmer, rien n'y avait fait. Il voyait toujours le visage meurtri de sa sœur quand il fermait les yeux.
— Arrête... C'est normal que tu aies réagi comme ça.
— Mais Milie et maman ont été plus fortes que ça.
— Tu sais très bien que t'es pas comme elles. Caly est censée être morte. C'est normal que ça t'ait fait un choc, que t'aies préféré partir. Matt, respire... Tu commences à me faire flipper, là.
— Putain, c'est pas possible, haleta Matthias. Elle peut pas réapparaître comme ça, dans cet état. Et... Et je me suis enfui comme un connard. Et peut-être qu'elle avait besoin d'aide. Peut-être même qu'en ce moment elle est avec Daniel. Peut-être qu'il lui fait encore du mal. Peut-être que je ne la reverrai plus jamais...
— Arrête, t'en sais rien. Calme-toi. Emilie, elle lui a parlé ? Elle a peut-être pris son numéro de téléphone, ou un truc comme ça. Tu pourrais déjà voir avec elle si elle sait où Calypso habite et... Tiens.
Ben attrapa le joint que son petit frère avait oublié chez lui quelques jours plus tôt sur la table basse, alors qu'il venait encore se lamenter sur sa rupture. Ben n'y avait pas touché depuis, même si, il devait bien l'admettre, quand il s'était retrouvé face à sa voisine la veille, il avait songé à tirer quelques taffes dessus, pour oublier ce visage meurtri. Matthias hésita un instant, mais finit par allumer le long tube finement roulé. Ça faisait des mois qu'il n'avait plus fumé ce genre de chose. Il n'en ressentait plus le besoin, mais ce jour-là...
— Et toi ? demanda-t-il, d'une voix rauque.
— Quoi, moi ? s'étonna Ben, en aspirant un peu de fumée à son tour.
— Pourquoi t'as l'air au bout du rouleau ?
— Parce que je suis fatigué... mentit-il.
Certes, il y avait un peu de cela dans sa mauvaise humeur matinale, mais ce qui l'avait fait grommeler toute la soirée n'avait rien à voir avec sa nouvelle voisine, qui suscitait trop d'interrogations. C'était plutôt la désagréable impression d'être en retard sur tout et même sur l'amour. Le pacs de ses meilleurs amis n'avait fait que le lui rappeler. Il était pourtant plus âgé qu'eux, et toujours incapable de se poser, de tomber amoureux. En même temps, quand il voyait les dégâts que l'amour avait causé sur Maxime, son petit frère, il se disait que ce n'était peut-être pas plus mal.
— Tu bosses aujourd'hui ?
— Nan. Tu peux squatter là autant que tu veux, si c'est la question.
— Je vais rentrer... Sergueï mange à la maison à midi, il va vraiment me buter si je suis pas là. Déjà qu'il me prend pour un incapable alors... Mais faut pas que je déconne. Léna est plus brouillée avec lui, je peux pas créer une guerre maintenant...
Ben hocha la tête. Il n'avait jamais vraiment compris pourquoi Matthias s'entendait si mal avec son beau-père. Lui l'avait rencontré une fois et tout s'était bien passé. Leur conversation avait été cordiale, mais il n'y avait eu aucun accroc. Avec Matthias, ça avait été différent. Peut-être parce que Sergueï avait du mal à laisser sa fille voler de ses propres ailes avec un homme ? Ça lui paraissait tout de même étrange. L'homme d'affaire russe n'avait jamais été très proche de sa fille, ils ne s'étaient réconciliés qu'à la mort de Catherine, sa femme et la mère de Léna.
— On se fait une soirée vendredi prochain ? Après le taff ? proposa Ben, alors que Matthias se levait, déjà prêt à partir.
— Ouais, si tu veux. Chez nous ?
— Yes... Je ramène Max et Gaby, ça vous va ? Ils me saoulent à broyer du noir tous les deux.
Matthias acquiesça. Il avait rencontré Gabriel et le frère de Ben quelques fois et s'était toujours bien entendu avec eux.
— Eh Ben ?
Ce dernier releva les yeux vers son meilleur ami, le bras suspendu dans les airs, prêt à attraper un des vieux vinyles de son père.
— Merci... Je sais pas ce que je ferais sans toi.
— C'est normal.
La porte claqua derrière Matthias, faisant trembler tout l'immeuble. Calypso, de l'autre côté de la sienne, était toujours figée, nue et grelottante. Les voix graves des deux hommes l'avaient replongée encore dans des souvenirs douloureux. Puis, elle sursauta et glissa sur la flaque d'eau qui s'était formée sous ses pieds. Elle se rattrapa in extremis au placard du compteur électrique et soupira.
— Ce que tu peux être stupide, ma pauvre fille, couina-t-elle.
Un frisson s'empara d'elle. Caly enfila des vêtements et se traîna jusqu'à sa fenêtre pour y fumer une cigarette. Mais il était là, son voisin, accoudé à la sienne. Alors, elle se ravisa et s'écroula sur son canapé. Le regard perdu dans le vide, quelque part entre le plafond et la porte de sa cuisine, la jeune femme perdit le fil de ses pensées et s'égara à nouveau dans les méandres de ses souvenirs. Elle qui faisait toujours en sorte de rester consciente et éveillée, pour limiter au maximum ces agressions mémorielles, venait d'ouvrir la porte à une vague déferlante de douleur et de peur.
Daniel était là, devant la porte de leur chambre. A l'époque, elle l'aimait encore de tout son cœur, malgré les coups, malgré les insultes. Elle était encore aveuglée. Elle lui pardonnait tout. Et elle se disait que c'était la dernière fois, qu'il n'avait pas su contrôler sa colère, mais qu'il ne recommencerait pas. Et chaque fois, elle était un peu plus déçue lorsqu'il revenait vers elle, quelques jours plus tard, avec une nouvelle excuse pour lui faire du mal. Cette fois-ci, ça avait été la vaisselle mal rangée. Calypso était allongée sur leur lit, épuisée par ses nausées matinales, quand il était arrivé en furie dans la pièce. Il avait commencé à crier, à hurler. Salope. Incapable. Sombre merde. Caly avait eu le malheur de se mettre à pleurer, elle savait pourtant que ça ne ferait que l'énerver plus encore, mais les larmes lui avaient échappé. Daniel avait attrapé les cheveux de sa femme et avait tiré brusquement sur sa tête. Elle en avait eu le vertige. Puis, il l'avait forcée à se lever et l'avait traînée dans la cuisine. L'évier était plein d'eau et d'assiettes sales. Elle était en train de tout nettoyer quand elle avait dû se précipiter aux toilettes pour vomir. C'était comme ça depuis près d'un mois. Elle savait bien ce que ça voulait dire, et elle espérait que ça changerait tout. Mais Daniel n'en avait rien à faire. Au contraire, ça semblait avoir déclenché chez lui une rage plus dévastatrice que d'ordinaire. Caly s'était retrouvée la tête plongée dans l'évier. Elle avait suffoqué. L'eau savonneuse s'était engouffrée dans ses poumons. Et puis, plus rien.
Le sifflement dans ses oreilles, provoqué par ses hurlements de terreur, lui fit reprendre conscience.
— Eh ! s'écria Ben, toujours accoudé à sa fenêtre. Est-ce que ça va ? C'est quoi ces cris, là ?
Caly sursauta et glissa du canapé. Perdue, elle fixa ses mains tremblantes, ses yeux exorbités par la peur. Elle était en sécurité, loin de Daniel, mais pas de ses souvenirs. Elle avait voulu recommencer à zéro en revenant à Paris, mais elle se rendait compte que tout serait bien plus difficile qu'il n'y paraissait. Parce que Daniel l'avait brisée.
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