Chapitre 3
Une voix grave résonna dans son dos, des rires aigus aussi. Elle les connaissait, elle en était certaine. Le temps n'y avait rien changé. C'était toujours le même timbre. Il l'apaisa aussitôt. En un claquement de doigt, elle se sentit à nouveau complète, comme si elle avait retrouvé le petit morceau d'âme qu'elle avait laissé à son frère.
Prenant son courage à deux mains, Calypso se retourna et fit face au même regard noisette que le sien. Il la dévisagea un long moment, incrédule. Peut-être rêvait-il ? Ça ne pouvait pas être elle. Oui, il devait rêver. Mais la réaction d'Émilie et d'Andrea fit comprendre au jeune homme qu'elle était bien là, devant lui, en chair et en os.
— Ca... Caly ? s'étonna Emilie.
Léna se retourna vers elle, interloquée. Caly ? La Caly ? Celle qui était morte et enterrée depuis cinq ans ? Comment était-ce possible ? Matthias s'était figé, tétanisé par la vue horrifique qui s'offrait à lui. C'était bien sa sœur qui se tenait devant lui, mais elle n'avait plus rien à voir avec celle qu'elle était. D'une maigreur stupéfiante, la brune semblait prête à s'effondrer. Et puis, il y avait ces taches foncées sur sa peau mate. Que lui était-il arrivé ?
— Oh mon Dieu... s'étrangla Emilie, lorsqu'elle réalisa enfin.
Elle ne laissa le temps à personne de réagir et se précipita vers sa grande sœur pour la serrer dans ses bras, si fort qu'elle en étouffait. Mais c'était si bon. Enfin elles se retrouvaient. C'était tout ce qui comptait. Encore sous le choc, Emilie posa une main tremblante sur ce visage boursoufflé par les coups. Caly frémit et grimaça. Chaque effleurement sur sa peau tuméfiée ne faisait que lui rappeler les souvenirs qui la hantaient. Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, Emilie tentait de comprendre ce qu'elle voyait et luttait contre les larmes qui lui brûlaient les yeux. Mais quand Caly craqua, elle la suivit. Les deux sœurs s'effondrèrent, se cramponnant l'une à l'autre, comme pour s'empêcher de partir mutuellement. Les deux brunes se détachèrent de quelques centimètres. Caly posa ses mains en coupe sur les joues de sa petite sœur. Elle avait tant changé au fil des années. Elle n'avait plus rien de l'enfant qu'elle avait quitté dix ans plus tôt, Émilie était une femme et elle ressemblait à s'y méprendre à sa grande sœur. Les mêmes pommettes, la même fossette, le même grain de beauté au-dessus des lèvres. Elles auraient pu être jumelles, si seulement les petites ridules qui commençaient à se former au coin des yeux de Caly ne trahissaient pas son âge. Andrea, qui jusqu'alors était restée figée à quelques mètres de ses filles, réalisa enfin ce qu'il se passait. C'était bien son aînée qui se tenait là, devant elle, dans les bras de sa cadette. On lui rendait enfin son bébé, après tant d'années passées à pleurer son départ et sa disparition. Andrea se précipita vers elles, bousculant Emilie pour prendre sa place devant Calypso et la détailler de plus près. Les taches violacées autour de ses yeux et son menton, sa lèvre inférieure fendue, la cicatrice rosée sur son front, tout lui fit comprendre qu'il s'était passé quelque chose d'affreux durant ces années. Elle présageait déjà du pire.
— Oh ma chérie... gémit-elle. Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Qui t'a fait ça ?
— C'est... ce n'est rien, maman, ne t'inquiète pas, mentit Calypso.
Caly préférait garder ses années de souffrance pour elle. Ses proches ne supporteraient pas d'apprendre qu'elle avait passé tant de temps enfermée dans une pièce minuscule, soumise aux désirs brutaux et malsains d'un mari qu'elle n'aimait plus depuis longtemps. Mieux valait leur épargner cette peine supplémentaire. La jeune femme saisit les mains de sa mère posées sur ses joues creuses, et les en ôta délicatement. Elle devait se montrer forte, pour elle.
Matthias, lui, regardait la scène d'un œil vide. Il aurait aimé réagir comme Emilie, retrouver sa sœur, se réjouir de la voir faire son grand retour dans sa vie... mais il en était incapable. Durant toutes ces années, il avait dû apprendre à vivre avec la colère et le chagrin suite à son départ. Puis, elle était "morte" et il avait fait le deuil de leur relation fraternelle, il avait enterré sa haine et sa tristesse avec elle. Désormais, elle était de retour et tout refaisait surface. Les poings compacts, sa peau blanchissait à vue d'œil sur ses articulations. Il était sur le point d'exploser. Comment osait-elle revenir après leur avoir fait croire qu'elle était morte ? Comment pouvait-elle lui avoir fait ce coup ? Furieux, le jeune homme s'élança vers sa sœur, prêt à lui crier toute sa rage. Mais quand il arriva devant elle, ce qu'il vit dans ses prunelles le fit fuir. Il ne pouvait pas faire face à cela, il n'en était pas capable. Lui aussi avait son lot de souffrance à gérer, il ne pouvait s'appesantir de celles de Caly. C'était égoïste, oui, mais c'était une question de survie.
— Matt ! Où est-ce que tu vas ? s'écria Léna, pleine d'incompréhension. Matt ! Attends ! Tu...
La petite blonde se retourna vers sa belle-famille, qui observait Matthias s'échapper. Les trois femmes Desartes semblaient impuissantes. Elles restèrent prostrées là, sur le trottoir, dans les bras l'une de l'autre, trop heureuses de se retrouver pour s'inquiéter des états d'âme de l'homme de la famille. Il avait toujours été comme ça de toute façon : impulsif. Il finirait par prendre du recul sur la situation, par revenir. Calypso n'en était pas aussi sûre. Il avait toutes les raisons du monde de la haïr, de la fuir.
— Je vais essayer de lui parler, soupira Léna.
— Je passerai chez vous tout à l'heure, proposa Emilie.
Léna acquiesça. Matthias écoutait toujours sa petite soeur, peut-être saurait-elle lui faire entendre raison ? Rien n'était moins sûr. Elle se souvenait encore de la détresse dans laquelle il était à leur rencontre. Ça faisait des années qu'il était enfermé dans son désespoir, celui d'avoir perdu sa sœur. Depuis la cérémonie d'adieux qu'ils lui avaient fait, un an et demi plus tôt, il semblait aller mieux. Ça n'était plus le cas.
— On... Viens, on va aller chez moi, proposa Emilie à Caly. Papa est là, il vaut mieux qu'il ne te voit pas.
Andrea ne put qu'acquiescer. Son mari avait toujours détesté leurs aînés, Calypso plus encore. Sa fille semblait être mal en point, il valait mieux qu'elle se tienne à l'écart de lui, au moins quelque temps. Les trois femmes se mirent alors en route, silencieusement. Caly fixait ses pieds et marchait d'un pas mal assuré dans le quartier de son enfance. Rien n'avait vraiment changé durant toutes ces années. Il était toujours aussi calme, vide. Quelques rires d'enfants résonnaient depuis la cour d'une école, mais sinon il ne s'y passait rien. À l'époque, elle le haïssait, elle ne supportait plus cette tranquillité, avide de sensations fortes. Désormais, elle s'en satisfaisait.
— Où est-ce que tu étais durant tout ce temps ? demanda Andrea, quand Emilie tourna la clé dans la serrure.
— Dans le sud... Je ne sais pas très bien où... Vers Perpignan, je crois. Enfin, on a été quelques années à Nice, avant...
— On ? Tu es toujours avec Daniel ? couina Emilie.
— Non. Je... je l'ai quitté...
— C'est lui qui t'a fait ça ?
Calypso préféra ne pas relever les yeux vers sa sœur. Ça suffit à lui confirmer ce qu'elle redoutait. Andrea fondit de nouveau en larmes et, d'une main tremblante, caressa encore la joue violacée de sa fille. Comment Daniel avait-il pu faire ça ? Certes, tout le monde avait compris, à l'époque, que le jeune homme était instable, qu'il entraînait Caly vers des dérives dangereuses, mais elle avait espéré qu'il l'aimait assez pour ne pas lui faire de mal. Elle s'était trompée. Daniel avait frappé Caly pour la première fois quand elle avait seize ans, mais ça, personne ne le savait.
— Pourquoi tu es restée si longtemps avec lui ? souffla Emilie.
— Parce que je n'avais pas le choix. Je... Je suis désolée d'être partie, j'aurais dû vous écouter, j'aurais dû comprendre... J'ai été stupide...
— Ma chérie... ne sois pas si dure envers toi-même. Tu es vivante, tu es revenue, c'est tout ce qui compte. Tu as fait une erreur...
Une erreur qui lui avait coûté près de dix ans de vie et dont le prix aurait pu être la mort. Secouée de sanglots, Caly tenta encore de s'excuser, mais elle s'embrouillait, fronçait les sourcils quand un souvenir violent lui coupait le souffle, serrait les mains de sa mère et sa sœur, et sa voix s'éteignit.
— On... Est-ce qu'on peut ne plus parler de tout ça ? geignit-elle, alors que sa mère tentait d'en savoir plus. Qu'est-ce que...
Calypso s'arrêta un instant. Elle prit une profonde inspiration, ferma les yeux pour chasser les images monstrueuses qui parasitaient son esprit, puis se retourna vers Emilie, une moue qui s'apparentait à un sourire aux lèvres.
— Qu'est-ce que j'ai raté ?
— Oula... hum... par où commencer. Je suis partie faire mes études aux USA. C'était vraiment une chouette expérience, mais finalement, je me suis lancée dans tout autre chose. Je viens de trouver un job de web designeuse dans une petite boite dans le Xᵉ. Et puis... sinon... Matty a été exécrable pendant bien...
— Jusqu'à ce qu'il rencontre Léna. Donc huit ans, souffla Andrea.
— Ouais voilà. Tu lui manquais... Il n'a jamais vraiment réussi à comprendre ton départ et encore moins à digérer ce que tu lui as dit. Mais heureusement... il a rencontré Léna, il y a deux ans. Elle lui a fait du bien. Et maintenant il va mieux. Ils se sont pacsés ce matin. Je crois qu'il est heureux.
Matthias ne s'était jamais senti aussi bien que ce matin-là, quand il avait récupéré ce papier qui le liait officiellement à sa copine. Toutefois, le retour de Calypso avait tout gâché. Assis dans le métro, le jeune homme soupira. Peut-être aurait-il dû rester, la prendre dans ses bras, tout oublier. Mais... Non. Pas après la violence de ses dernières paroles, pas après ce silence radio durant dix ans. Pourtant... il y avait ce vide dans son regard, comme si elle n'était plus elle-même, et ces bleus sur son visage. Qui pouvait bien lui avoir fait ça ? Daniel ? Mieux valait pour lui qu'il se trompe. Depuis qu'elle s'était mise avec ce junkie, Matthias mourait d'envie de lui déverser sa haine, de le frapper pour tout le mal qu'il avait fait à sa famille. C'était à cause de cet homme que Caly s'était détournée de lui. Et s'il l'avait battue en plus...
— Te voilà... soupira Léna. Où étais-tu passé ?
— J'avais besoin de prendre l'air. C'était vraiment elle ? Tu l'as vue ? Tu lui as parlé ?
— Tu aurais dû rester... Ça fait dix ans qu'elle te manque... pourquoi tu es parti ? Ça ne t'a pas fait plaisir de la savoir de retour ? Tu vas pouvoir la retrouver.
— Je sais pas... C'est... elle devait être morte, bordel ! Morte ! Pourquoi elle est là ? Elle est censée être... s'emporta-t-il. Elle peut pas revenir comme ça comme une fleur, après dix ans sans donner de nouvelles et avoir fait croire à tout le monde qu'elle était morte ! Elle peut pas faire ça et espérer qu'on lui pardonne tout. Pourquoi ça a l'air de choquer que moi ? Maman et 'Milie lui tapent la discut' comme si de rien était. Mais putain, elle était censée être morte. On a même organisé une cérémonie pour elle !
— Tu devrais lui parler, non ? Vous avez sûrement beaucoup de choses à vous dire.
Matthias hocha la tête. Léna avait raison, mais il n'en restait pas moins qu'il en voulait encore à sa sœur. Lui parler ne ferait que refaire surgir les vieilles rancœurs. Ils allaient s'écharper. Il en était certain. Et aucun d'eux n'en ressortirait indemne.
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