Chapitre 2
Quelques jours plus tard, assise dans une voiture roulant au ralenti sur le périphérique, Calypso tapotait son genou du bout du pouce, mordillait sa joue, rongeait ses ongles déjà très courts. Plus que quelques centaines de mètres et ils y seraient. Paris. La ville de son enfance, de toutes ses angoisses et de ses souvenirs, bons comme mauvais. Elle n'y avait plus mis les pieds depuis qu'elle était partie aux côtés de Daniel, des années plus tôt.
— Voilà, on y est ! s'exclama gaiement Marius.
Ils venaient de se garer dans une petite impasse qui lui donna l'impression d'être dans un village breton, ou sur une île normande. Les façades impeccables aux murs crépis éclataient sous le soleil et les volets bleus étaient tous assortis. Il planait sur ce lieu un air de vacances et de légèreté qui la rasséréna un peu. Au moins, elle serait un peu à l'écart de l'agitation de la ville.
— Tout le numéro 12 nous appartient, expliqua Marius. On a acheté ça une bouchée de pain il y a une quarantaine d'années. Tu ne seras pas embêtée ici, nos locataires sont sérieux. C'est au premier étage, il a été refait à neuf l'année dernière.
— Bonjour, Benjamin ! Comment allez-vous ? l'interrompit Claudine.
Un homme âgé d'une trentaine d'années venait de sortir de l'immeuble et tomba nez-à-nez avec eux. Il salua poliment ses propriétaires et sa nouvelle voisine, bavarda quelques minutes avec Marius et trottina vers le grand portail en fer forgé. Il était en retard pour le mariage d'une amie, d'après ses dires.
— Benjamin sera ton voisin de palier. Il est très gentil, tu n'auras pas de problème avec lui, expliqua Claudine, lorsqu'elle remarqua la gêne de sa protégée.
Calypso avait reculé de quelques pas lorsque son regard avait croisé celui, sombre et froid, du grand brun. Il ne lui inspirait pas confiance, comme tous les hommes d'ailleurs. Même avec Marius, elle avait encore du mal. C'était un réflexe qu'elle avait acquis au fil des années, celui de se méfier du sexe masculin. D'abord à cause de Daniel, mais aussi à cause des autres, de ceux qui avaient profité d'elle sans vergogne.
Le vieux couple aida Calypso à s'installer dans son nouvel appartement. Ils lui firent même quelques courses pour les jours à venir, avant qu'elle ne touche sa première paye. Ils savaient pourtant que, sans eux, elle ne mangerait pas grand-chose. Depuis qu'ils l'avaient recueillie, c'était une lutte de chaque instant pour la nourrir. Elle n'avait aucun appétit. Son estomac se tordait à chaque bouchée. Elle avait la nausée quand l'odeur de la viande ou du poisson lui piquait les narines. Puis, ils l'accompagnèrent voir leur fils, le restaurateur. La brasserie était calme en ce début de matinée, ce qui lui permit de prendre ses marques sans trop de pression. Martin était un quadragénaire jovial qui la mit tout de suite à l'aise. Il respecta la distance qu'elle instaurait entre eux sans rechigner et se montra rassurant quant au travail qu'il lui demanderait. En réalité, il n'avait pas vraiment besoin d'une nouvelle serveuse, c'était pour rendre service à ses parents qu'il l'avait embauchée, sans poser de questions. Quand il la rencontra, il comprit pourtant pourquoi ils se démenaient tant pour elle. Il retrouvait en elle sa grande sœur. Son visage encore couvert de bleu ne laissait aucun doute quant à ce qu'elle avait subi et il fut pris de la même envie de l'aider que Marius et Claudine.
— Est-ce que ça te va si tu ne commences que la semaine prochaine ? lui proposa Martin. Comme ça, ça te laisse le temps de prendre tes marques à Paris.
— Je... je connais bien la ville, balbutia Caly, toujours aussi timide quand elle parlait à un homme. J'y ai grandi avant que...
— Tu pourras retrouver ta famille, comme ça ! intervint Claudine.
La retraitée était plus qu'optimiste quant aux retrouvailles entre Calypso et ses proches. Elle la poussa d'ailleurs à se rendre au domicile de ses parents dès lors qu'ils eurent quitté la brasserie. Malheureusement pour Caly, ses sauveurs ne pouvaient l'accompagner jusqu'au quartier où elle avait habité durant près de quinze ans. Elle se retrouva alors coincée contre les portes du métro, suffoquant d'angoisse en quelques secondes. Elle décida donc de faire le chemin à pied. Là, au moins, elle pouvait fuir si un homme s'approchait trop près d'elle. Il y avait cependant une chose à laquelle elle n'avait pas pensé : le regard des gens dans la rue. Les bleus et les blessures sur son visage témoignaient encore de la violence dont elle avait été victime. Elle pouvait lire dans le regard des passants un mélange de dégoût et de pitié qui ne fit qu'accroître son mal-être. Le souffle lui manquait déjà. Elle devait se mettre à l'abri de ces jugements qui la mettaient mal à l'aise, mais où ? Il n'y avait qu'une solution : poursuivre sa route jusqu'à l'appartement familial. Là, au moins, elle serait en sécurité. Enfin, presque. Elle avait si hâte de revoir son frère, sa sœur et sa mère, qu'elle en avait oublié la présence menaçante de son père. Il n'oserait de toute façon pas lui faire du mal devant eux, non ? Rien n'était moins sûr, ça ne l'avait jamais gêné quand elle était plus jeune.
Calypso pressa encore le pas et arriva enfin devant l'immeuble où elle avait grandi. Quinze étages de béton et de verre marron. Il n'avait rien de beau, bien loin des constructions haussmanniennes qui faisaient la réputation de Paris, mais le bâtiment de son enfance lui avait manqué. Elle y était, à quelques mètres de sa famille.
Les sourcils froncés, le doigt au-dessus du digicode, elle hésitait. Et s'ils avaient déménagé ? Et Matthias ? Et Emilie ? Ils ne devaient plus vivre ici depuis longtemps. Et s'ils n'étaient pas heureux de la revoir ? Ce serait normal, après tout le mal qu'elle leur avait fait. Et si...
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