Chapitre 19
Calypso terminait son dernier service de l'année. Martin lui avait accordé une semaine et demie de vacances, pour qu'elle profite des fêtes en famille. Seulement il était loin de se douter qu'elle aurait préféré travailler, ça lui aurait donné une excuse pour ne pas voir son père car à mesure que le réveillon de Noël approchait, elle sentait monter en elle l'angoisse des retrouvailles. Et Ben n'était plus là pour la rassurer au beau milieu de la nuit. Il avait quitté la capitale deux jours plus tôt pour rejoindre sa mère et son frère dans son sud natal. Alors la jeune femme se répétait inlassablement ce mot qui l'avait sauvée tant de fois, mais ça n'avait pas le même effet s'il n'était pas prononcé par la voix grave et profonde du grand brun. Et cette fois, elle y était. Elle devait quitter la brasserie et aller se préparer. Matthias et Léna l'attendaient chez eux à dix-neuf heures, il ne lui restait que trois heures avant de se retrouver face à son père et elle avait déjà l'impression de suffoquer, alors qu'en serait-il quand elle le verrait ? La clochette suspendue au-dessus de la porte d'entrée retentit tout à coup. Par habitude, Calypso se retourna, le sourire aux lèvres. À cette heure-ci, c'était toujours Ben qui arrivait, mais cette fois-ci, ce ne fut qu'Élie qui était partie faire ses derniers achats de Noël.
— Tu devrais l'appeler, s'exclama-t-elle, en croisant le regard triste de Calypso.
— Non... Je ne vais pas le déranger.
— Arrête, tu sais bien que ça le dérangera pas, au contraire. Et comme ça tu seras prête à affronter la soirée qui t'attend.
Calypso soupira. Élie avait raison, tout ce dont elle avait besoin pour ne pas se laisser envahir par la peur, c'était Ben. Mais ça n'était pas forcément lui parler qui l'aiderait, il fallait qu'elle le voie, qu'elle sente sa présence. Et c'était impossible par téléphone. Alors, quand elle rentra chez elle, elle s'assit à sa fenêtre, comme tous les soirs et fixa l'appartement d'en face, comme si Ben allait en surgir. Mais elle resta seule, à fumer sa cigarette dans le silence apaisant des jours de fêtes. La fumée s'élevait devant ses yeux et troublait sa vue déjà embuée par les larmes qu'elle retenait, la gorge nouée. C'était ridicule. Elle ne pouvait pas avoir peur de sa propre famille.
La jeune femme prit son courage à deux mains et se mit en route vers le septième arrondissement. Elle n'avait fait aucun effort vestimentaire, à quoi bon de toute façon ? Son père trouverait toujours à redire. Elle ne voulait pas lui donner l'occasion de remarquer les cicatrices laissées par Daniel. Alors, elle portait un de ces éternels pulls en laine noire, difforme et trop large qui tombait sur ses cuisses maigrichonnes moulées dans un jean. Ça la rassurait quand elle se promenait dans les rues sombres de Paris, elle attirait moins les regards masculins si elle se cachait derrière des vêtements trop grands.
Quand elle arriva enfin devant le grand immeuble haussmannien où habitaient Léna et Matthias, Calypso hésita encore. La boule au ventre, elle poussa la lourde porte en verre et fer forgé et traina les pieds dans le hall couvert de mosaïque bleue. Soudain, son téléphone vibra dans sa poche. Un message.
"Respire".
Un sourire empreint de soulagement étira ses lèvres asséchées par le froid. Comment avait-il su qu'elle avait justement besoin de ça ?
"Tu sais que si ça va pas, tu peux m'appeler"
Rassurée, Calypso se sentit prête à affronter le regard dédaigneux de son père, ses remarques cinglantes, l'air triste de sa mère, le rire nerveux d'Émilie, l'angoisse de Matthias. Enfin non. Elle n'était pas prête, mais elle savait qu'elle avait une porte de sortie : Ben. Comme toujours, il était toujours présent au bon moment, même quand il était à des centaines de kilomètres d'elle. Et même loin d'elle, il réussissait l'impossible : il parvenait à l'apaiser.
Elle prit son courage à deux mains et appuya sur la sonnette. Quand la porte s'ouvrit, elle tomba nez-à-nez avec Matthias et Emilie, qui lui sautèrent dessus, soulagés de la voir enfin arriver. Ils n'en pouvaient déjà plus de l'attitude de leur père et la soirée ne faisait que commencer, ils ne seraient pas trop de trois pour se soutenir.
— Il est insupportable... soupira Emilie.
— Maman a dit qu'ils resteraient pas longtemps, l'informa Matthias.
Le jeune homme posa ses deux mains sur les joues de sa soeur jumelle et planta ses yeux dans les siens.
— Tu écoutes pas ce qu'il dit, d'accord ? Et si tu sens que ça va pas, tu me fais signe.
Calypso acquiesça, peu rassurée par ces mises en garde. Matthias et Emilie avaient eu raison de la prévenir. Christophe Desartes attaqua fort en lui demandant pourquoi Daniel n'était pas avec elle. Matt resserra aussitôt sa main sur celle de Caly, tandis qu'Andrea, leur mère, tentait de raisonner son mari. La jeune femme ignora tant bien que mal les remarques désobligeantes de son père au sujet du choix qu'elle avait fait de quitter sa famille pour partir avec Daniel. D'après lui, tout ce qui lui était arrivé était mérité. Christophe Desartes avait toujours éprouvé un profond mépris pour ses deux aînés, plus encore pour Calypso. Quand les jumeaux étaient enfants, leur père ne leur adressait presque jamais la parole, il ne s'était jamais vraiment occupé d'eux. Mais à l'adolescence, tout avait changé et son mépris pour sa fille s'était mû en une haine ravageuse. Il n'y avait qu'une raison qui le poussait à les détester ainsi : leur ressemblance frappante avec l'un des collègues d'Andrea.
La jeune femme tenta vainement d'ignorer son père. Elle préféra se concentrer sur ses frères et sœurs, sur sa mère et sur Léna qui s'évertuaient à apporter une ambiance conviviale à ce réveillon. Arrivé au dessert, Christophe s'aperçut que Calypso avait oublié d'apporter la bûche. Ce fut la goutte de trop. Furieux contre sa fille, ou du moins la fille de sa femme, Christophe abattit son poing sur la table, faisant sursauter Caly, en face de lui. Daniel avait le même genre de réaction quand il n'aimait pas un plat qu'elle avait cuisiné. Et ça finissait toujours de la même façon. Écrasée sous le corps tremblant de rage de Daniel, elle subissait sa haine sans rien dire tandis qu'il lui hurlait qu'elle n'était qu'une incapable.
— Caly ? murmura Matthias.
Le brun posa une main sur la cuisse de sa sœur pour attirer son attention, mais ça ne fit que l'effrayer plus encore. Un hoquet de terreur lui échappa. Quelques larmes roulèrent sur ses joues. Ses poumons se contractèrent douloureusement. Qu'allait-il lui faire ?
— Caly, c'est moi, c'est Matty.
— Qu'est-ce qu'elle a encore ? grommela Christophe.
Matthias quitta sa sœur du regard et releva la tête pour fusiller son père des yeux. Il n'arrivait pas à croire qu'il ose en rajouter, alors qu'elle était déjà au plus mal. Son sang ne fit qu'un tour. Toute la rage qu'il avait accumulée depuis des années bouillonnait en lui, prête à sortir au grand jour. Il était furieux, sur le point d'exploser. Et quand Christophe esquissa un rictus narquois, il ne put en supporter davantage.
— Putain, mais ferme-la ! s'emporta Matthias. Tu crois pas que t'en as assez fait ? Tu fais chier, bordel !
— Matty, s'il te plait, arrête, l'implora Andrea.
— Non, toi, arrête de défendre cet immonde connard ! Arrête de te laisser écraser sous prétexte que tu l'as trompé une fois. T'aurais mieux fait de le quitter dès le début, ça t'aurait évité bien des souffrances, et nous, on aurait été heureux.
— Matthias ! s'offusqua Andrea. Ne te mêle pas de ça.
— Mais tu vois pas ? Tu vois pas le mal qu'il nous fait ? On est enfin tous réunis et il trouve rien de mieux que de tacler encore et encore Caly. Tu crois pas qu'elle a assez souffert ?
— Matt, arrête, siffla Léna depuis la cuisine.
— Non j'arrête pas ! Je...
Le regard assassin que lui adressa Léna l'interloqua. Elle savait pourtant toute la haine qu'il portait à son père, pourquoi l'empêchait-elle d'enfin régler ses comptes avec lui ? Il avait été imbuvable toute la soirée, il le méritait. Peut-être que sa mère, non, mais il fallait que Christophe sache ce qu'il pensait vraiment de tout ça. Matthias avait appris que Christophe n'était pas leur père quand il était adolescent, il s'était toujours gardé de le dire à Calypso, même s'il se rendait compte avec du recul qu'il aurait dû, ça aurait évité à sa soeur jumelle de penser que son père la détestait.
Caly. Il pensa soudain à elle. Il avait été tant aveuglé par sa colère, qu'il n'avait plus fait attention à elle. Recroquevillée sur sa chaise, elle semblait suffoquer. Ses mains étaient crispées sur ses cheveux. Elle gémissait, prisonnière des souvenirs de son mari violent, comme si elle revivait ses coups.
— Ma chérie, calme-toi, tenta Andrea.
Emilie, à l'autre bout de la grande table, était impuissante. Elle regardait sa soeur s'enfoncer dans les ténèbres de son angoisses, sans intervenir. Personne ne pouvait rien faire ici. Le seul qui parvenait à apaiser Calypso dans ces cas-là était à des centaines de kilomètres et devait fêter joyeusement Noël avec sa famille. Puis, elle se rappela de ce que Ben lui avait dit. S'il se passait quoique ce soit, elle devait l'appeler. Emilie tapota sur son téléphone à toute vitesse et le pressa contre l'oreille de Caly.
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