Chapitre 11
Ben venait de passer deux jours enfermé dans le studio avec Gabriel et Noé, les deux rappeurs avec qui il enregistrait. Il n'avait pas pu rentrer chez lui la veille, ce qui avait eu pour effet de l'angoisser au plus haut point. C'était la première fois, en deux mois de cohabitation qu'il manquait un de ses rendez-vous nocturnes et silencieux avec Calypso. Sur le chemin du retour, alors que l'obscurité commençait à envelopper la capitale, il avait fait un détour par la petite brasserie où il l'avait aperçue.
La jeune femme se tenait derrière le bar, essuyant quelques verres à pieds. Ses profonds cernes violacés trahissaient son épuisement. Elle souriait à une adolescente qui s'exprimait à travers de grands gestes, s'esclaffait à gorge déployée, tandis qu'un grand homme au crâne rasé leur adressait un regard bienveillant et paternel. Elle était en sécurité avec lui, Ben n'en doutait pas une seconde. Soudain inquiet, Ben se demanda comment elle avait pu gérer ses angoisses la nuit précédente, sans lui.
Ce fut lorsqu'un client le bouscula en sortant que Ben réalisa qu'il n'avait pas bougé depuis une dizaine de minutes, perdu dans ses pensées, le regard rivé sur Calypso. Ce sourire lui allait si bien. Il était si rare de la voir heureuse, qu'il voulut profiter de ce doux spectacle encore quelques secondes avant d'entrer et de tout gâcher. Car si cela faisait deux mois qu'ils se côtoyaient toutes les nuits, séparés par la minuscule cour, Calypso ne lui faisait pas pour autant confiance, il le comprenait à chaque fois qu'elle sursautait en entendant sa voix ou en s'apercevant de sa présence.
Ben entra. La cloche tinta au-dessus de la porte et Calypso se figea, une pinte entre les mains. Martin, son patron, fronça aussitôt les sourcils et se rapprocha d'elle discrètement. Sans un mot, il passa devant la jeune femme pour la cacher derrière sa carrure imposante.
— C'est lui, Daniel ?
— Non... C'est mon voisin.
— Salut, bredouilla Ben.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda Calypso, poussant Martin du bout des doigts.
— Je sors du taff... J'ai besoin d'un café, j'en peux plus. Et... je voulais te dire que je suis désolé de pas avoir été là hier.
La brune haussa les épaules, elle ne voulait pas qu'il sache à quel point sa nuit avait été difficile sans ce moment hors du temps qu'elle avait l'habitude de partager avec lui. Ses souvenirs s'étaient emparés d'elle sans qu'elle ne réussisse à s'en défaire. Elle avait passé des heures assise sur le rebord de la fenêtre, dans l'espoir de l'entendre dire ce simple mot qui lui permettait de revenir à la réalité : Respire. Mais il n'était jamais venu. Alors, elle avait fini par se faire une raison et s'était pelotonnée dans son lit, les mains collées à ses oreilles pour faire taire les hurlements déchirants qui résonnaient dans son esprit. Mais il n'y avait rien à faire, ils étaient dans sa tête. Ils l'avaient hantée jusqu'au petit matin. Ce n'était qu'en arrivant au travail qu'ils s'étaient tus, remplacés par le tintement des tasses sur les soucoupes et le bruit de la machine à café.
— Expresso ? demanda-t-elle.
Ben s'assit sur un tabouret et hocha la tête, avant de se reprendre. Un allongé ferait plutôt l'affaire. Peut-être même deux. Parce qu'il était hors de question que le sommeil ne l'attrape avant que Calypso ne rentre.
— Alors c'est toi, le voisin ? demanda l'adolescente, assise à côté de lui.
Le jeune homme haussa un sourcil, étonné par cette question. Il se tourna vers Calypso qui fit mine de ne pas avoir entendu. Elle avait déjà parlé plusieurs fois de Ben à sa nouvelle amie, elle lui avait raconté la peur qu'il lui inspirait, la sérénité qu'il lui apportait. C'était très contradictoire, mais tout cela se mêlait quand il était près d'elle.
— Je t'imaginais plus grand.
Un sourire amusé se dessina sur les lèvres du brun qui ne quitta pas Caly des yeux. Les joues de la jeune femme s'empourpraient de seconde en seconde et il se surprit à se dire qu'elle était mignonne à réagir ainsi. Elle avait parlé de lui à cette fille ? Pourquoi ?
— Et plus barraqué.
— Donc tu me décris comme un espèce de monstre ? demanda-t-il à Caly, d'un air moqueur.
Les joues en feu, Calypso haussa les épaules et se retourna pour préparer son café. Un frisson la parcourut alors qu'elle sentait encore son regard sur elle. Et quand la machine s'arrêta, que la dernière goutte tomba dans la tasse, elle dut se faire violence pour faire volte-face.
— Il y a un homme qui est passé hier, souffla Caly, d'une voix presque inaudible. Il voulait te voir.
— Un homme ? s'étonna Ben.
— Oui. Il n'a rien dit d'autre.
Ben acquiesça, ça devait être son frère. Ils devaient se retrouver et il avait complètement oublié de le prévenir. Il imaginait déjà la terreur qui avait dû s'emparer de Caly quand elle avait croisé sa route, sur le palier. Non pas que Maxime fut plus terrifiant que lui, mais il avait bien compris que Calypso fuyait toute forme masculinité, à part quelques hommes qui trouvaient grâce à ses yeux. Il éprouvait une certaine fierté à faire partie de ce comité restreint.
— Ça a été, hier soir ? s'enquit Ben, craignant la réponse.
Le mutisme de Caly lui répondit. Il s'en voulut d'autant plus.
— Je travaille pas ce soir. Je serai là.
La jeune femme resta silencieuse. Il avait l'habitude de faire la conversation seul. Il ne s'en offusquait plus depuis longtemps, même s'il aurait aimé qu'elle lui fasse assez confiance pour qu'elle se sente à l'aise avec lui. Il n'insista pas, se contentant de siroter son café. Il en commanda un second, puis un troisième. Lorsqu'il reposa sa dernière tasse vide sur la soucoupe, il dut se rendre à l'évidence : il n'avait plus rien à faire là. Il devait rentrer chez lui. Calypso ne finirait pas avant trois bonnes heures. Ça lui laisserait le temps de se reposer, de se préparer à la longue nuit qui l'attendait.
Ce fut la porte qui claqua dans l'appartement voisin qui tira le grand brun de son sommeil profond. Encore à moitié endormi, il attrapa son paquet de cigarette et traîna les pieds jusqu'à sa fenêtre, mais il trouva celle de Calypso close. Elle n'y apparut qu'une heure plus tard, une serviette bleue enroulée autour de ses longs cheveux. La jeune femme esquissa un sourire discret, rassurée de retrouver la présence apaisante de son voisin. Ils restèrent silencieux, jusqu'à ce que Ben s'endorme, appuyé sur le garde-fou.
— Tu devrais aller te coucher, remarqua Calypso.
— Hmm... Je vais pas te laisser toute seule.
— Bonne nuit, Ben, chuchota-t-elle, si bien qu'il crut avoir rêvé ces quelques mots.
Caly referma sa fenêtre derrière elle et regagna son lit en soupirant, prête à passer une nouvelle nuit agitée. Si Ben lui apportait quelques heures d'apaisement dans l'obscurité de ses heures sombres, lorsqu'elle se retrouvait seule avec ses pensées, il n'y avait rien à faire. Alors, elle se répétait ce mot dès qu'elle sentait l'angoisse poindre : respire. C'était bien moins efficace que la voix grave de Ben, mais ça fonctionnait assez pour lui permettre de se reposer un peu.
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