.9. les yeux et l'âme

- Alors, qu'est ce qu'il s'est passé ?
- Rien, enfin pas rien mais...
- Il t'a embrassé ?
- Quoi ?! Non, Tom, on a pas... Non !
- Mais t'aurais aimé s'il l'avait fait ?
- Comment je pourrais savoir, même...
- Tu sais, c'est pas obligé, dans un couple. J'ai des amies qui...
- Raph, on est pas un couple, je...
- Le truc c'est qu'il faut jamais se forcer, ou presser les choses...
- C'est pas...
- Et puis surtout laisse le temps de...
- Fermez vos gueules, merde !!

Tom et Raphaël se turent. Un regard lourd circula entre les trois amis, permettant à chacun de se calmer. Eden avait les joues rouges et les mains tremblantes.

- On est envahissants, c'est vrai, admit Tom en baissant les yeux. Désolé.
- C'est juste que c'est pas quelque chose qui t'arrive souvent, tu sais ? fit Raphaël.

Eden se prit la tête dans les mains et respira profondément.

- Je sais, les amis. Mais depuis que je vous ai parlé d'Adam, c'est le point central de nos conversations, et j'en peux plus. J'ai envie de partager ça avec vous, mais si vous vous excitez à chaque fois...
- On comprend.
- C'est trop agressif, vous comprenez ?
- On comprend, répéta Raphaël.
- Merci.

La pression retomba au fur et à mesure que le silence se faisait. Assis sur le muret, Eden souffla et se redressa.

- Je sais pas où je me situe dans cette histoire. Si ça se trouve, c'est juste une personne comme une autre et je me fais des films...
- Vu la manière dont tu en parles, Eden, il a pas l'air d'une « personne comme une autre », dit Tom.
- Et puis, c'est pas avec tous les garçons que tu va discuter en poèmes sur des post-it.

La manière dont Raphaël présentait la chose fit rire Eden.

- Je crois qu'on a tous les deux besoin de temps pour comprendre ce qu'il se passe.
- Comme toujours, lâcha Raphaël.
- Et c'est pas un problème, répliqua Tom. C'est bien de prendre le temps nécessaire pour voir la situation sous différents angles.
- M'enfin, si t'as besoin de jumelles...

Tom fit mine de frapper Raphaël en grommelant. Eden avait le sourire léger.

Adam arriva en retard en cours de théâtre. Eden chercha son regard pour lui faire signe, mais le garçon gardait les yeux au sol en marmonnant une excuse envers Madame Bleu.

- Pas de soucis, Adam. J'étais en train d'expliquer l'exercice d'aujourd'hui : chacun votre tour, vous passerez devant le groupe en improvisant autour d'un mot que je vous donne. Aussi simple que ça, dit la professeure avec un sourire rassurant. On n'aura pas le temps de faire passer tout le monde cette heure-ci, mais ça ne veut pas dire que vous devez attendre la sonnerie en croisant les doigts pour ne pas être désigné.

Eden se sentait horriblement visé.

La première personne a passer était Camille. Le mot donné était « pull » et il se mit à parler d'enfance et de grands-parents qui tricotaient, il y ajoutait un ton nostalgique qui méritait l'attention du public.
Mais Eden avait l'esprit occupé et ne pouvait s'empêcher de jeter des regards vers Adam.

Il s'était passé quelque chose.
Ses yeux d'habitude électriques étaient fuyants, son visage d'habitude rayonnant était affalé.
Il avait l'air triste. Ça lui brisait le coeur.

- Adam, ça me ferait plaisir de t'entendre, déclara Madame Bleu après que le groupe ait applaudi Camille pour sa prestation.

Eden sentit sa gorge se serrer, mais contrairement à ses attentes, Adam se leva et vint se poster devant eux.
Il souriait. Il rayonnait.
Eden se mordit la lèvre. Il était capable de mettre un masque aussi convaincant, aussi facilement ?

- À quel mot ai-je droit, Madame Bleu ? demanda-t-il d'une voix enjouée.
- Voyons voir, si je te dis... « Nuit ».

Le mot résonna.
Adam resta silencieux quelques secondes, en pleine réflexion, et son regard croisa enfin celui d'Eden.
Ses yeux brillants, remplis de couleurs, qui croyaient en la beauté du monde.
Le souffle coupé, Eden soutenait son regard. La connexion présente entre eux deux était presque palpable.

Un adorable sourire se forma sur les lèvres d'Adam alors que ses yeux quittaient les siens pour fixer le plafond, et il prit une inspiration :

- On a tendance à dire « il fait nuit » quand il fait noir, mais ça revient à dire « le soleil est couché ». On peut jamais vraiment avoir raison quand on dit « il fait nuit », généralement on dort, à ce moment-là. Mais alors, quand est ce que ça commence, la nuit ?

Il laissa un silence. Eden avait arrêté de respirer.

- Si après que le soleil se soit couché, tu attends que la lune soit visible, que l'atmosphère soit plus légère, que les bruits humains s'effacent, tu peux sentir une sorte d'ambiance s'installer, silencieuse, douce, unique. Tu n'as qu'à t'asseoir et lever les yeux vers le ciel, observer les nuages te cacher les étoiles... Tourner la tête vers la personne qui t'accompagne pour les regarder ensemble. Parce que ça serait si effrayant, si vertigineux, de faire, seul, face à tout cet autre monde, cet univers qui n'en finit pas. L'existence qui dort peut être assourdissante quand tu ne dors pas, et il est si précieux, dans le noir, de pouvoir tendre la main et sentir la présence rassurante d'un être avec toi.

Il avait tendu la main en prononçant ces mots. Elle ne tremblait pas. Ses yeux vivaient.

- La nuit peut te sembler trop noire, parfois, trop lourde. Il existe de ces moments où tu ne souhaites que le lever du soleil, car la nuit est trop longue, trop oppressante. Mais cette personne qui s'assoit à tes côtés pour la contempler la rendra belle, la rendra plus légère, plus douce. Et qu'importe l'heure à laquelle elle commence ou termine. Et le soleil se lèvera.

Il ferma les yeux, baissa la tête, puis se redressa en soufflant légèrement. Le groupe applaudit.

- Bravo, Adam, beau travail. Un peu d'égarement dans ta poésie, mais du beau travail, commenta Madame Bleu avec un sourire. Est ce que quelqu'un veut... Eden, tu vas bien ?

Il était au bord des larmes, la respiration tremblante. Devant tous les regards, il se ressaisit tant bien que mal.

- Ce... C'était beau, bégaya-t-il.

Adam lui sourit chaleureusement, son regard brûlant posé sur lui.

- Quand la source d'inspiration est bonne, de belles créations en découlent.

Eden crut se liquéfier.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top