Chapitre 9
Les feuilles mortes avaient fait place à la neige. Elias observait par sa petite fenêtre les rues de Londres. Manquant de glisser à chaque pas, les passants marchaient vite, toujours plus pressés les uns que les autres. Des flocons recouvraient toits, fenêtres et couvre-chefs.
Devant ce paysage immaculé, un sourire se dessina sur le visage d'Elias. Il aimait ce blanc qui parsemait de taches claires la ville, les bottes qui laissaient des empreintes dans la neige et les trottoirs devenant de plus en plus boueux. Son regard dévia vers des enfants qui jouaient dans le parc au bout de la rue. Ils façonnaient un bonhomme de neige possédant une carotte en guise de nez. Insouciants, ils riaient aux éclats tout en se poursuivant une boule dans chaque main. La guerre était invisible à leurs yeux.
Leurs mères les surveillaient debout dans une queue devant l'épicerie, soucieuses, mais rajeunies par ces petits bouts d'hommes qui s'égayaient.
Au fil des mois, les files d'attente ne rétrécissaient pas, les produits les plus primitifs devenaient introuvables. Dans cette atmosphère, les habitants du monde entier se préparaient à fêter le deuxième Noël de la guerre.
Peu de cadeaux, un tout petit festin, pas de grandes réjouissances... Pourtant, les visages brilleraient d'une lueur nouvelle et les Anglais garderaient leur éternel optimisme.
Elias soupira puis s'assit sur son lit. Cela faisait des semaines qu'il était entré dans la Résistance et il avait toujours soif de missions importantes. John avait tort ; il n'avait fait que distribuer des tracts ou de la nourriture. Jamais, il ne pourrait faire ses preuves ainsi. À chaque fois qu'il éparpillait des papiers dans la ville, il serrait poings et dents.
Les nouvelles provenant de la France étaient de plus en plus mauvaises, la situation se dégradait, alors Elias voulait agir. Il avait longuement cherché un réseau qui lui conviendrait et le Special Operations Executive s'était présenté à lui. Créé par Winston Churchill, il s'agissait de la solution idéale.
Elias allait enfin pouvoir devenir espion et même s'il avait dû batailler pour convaincre son ami, Louis avait accepté de le suivre. Tous deux avaient réussi avec succès leur test d'aptitude ; il ne restait plus qu'à rencontrer leurs futurs coéquipiers.
Revêtu d'un épais manteau pour affronter l'hiver, il salua Clara, qui s'affairait dans la cuisine, puis franchit le pas de la porte et le froid mordant lui fouetta la joue. Il resserra un peu plus sa cape et entama sa marche. S'orientant tant bien que mal, il arriva dans une ruelle à peine éclairée. Des poubelles s'entassaient au fond de l'impasse et Elias grommela en sautillant sur place pour se réchauffer :
— Pourquoi il doit toujours être en retard ? C'est pas possible !
Néanmoins, son ami ne tarda point. Ses cheveux bruns étaient recouverts de neige fondue, il était tellement courbé qu'on aurait dit un vieillard au visage enfantin.
— Désolé, j'ai glissé en voulant arriver trop vite...
La colère d'Elias le quitta et il sourit. La maladresse de son ami le faisait toujours rire, mais il n'ajouta aucun commentaire pour ne pas le vexer. Ensemble, ils marchèrent pendant plusieurs minutes en direction de Baker Street. Le sens d'orientation de Louis amena le duo à bon port.
Ils toquèrent à la porte d'entrée ; trois coups longs suivis de deux brefs. Le judas se dégagea et Elias murmura :
— Je m'appelle Ailes et je suis accompagné de Evraikos, nous avons rendez-vous avec...
Il consulta du regard Louis en cherchant dans sa mémoire le nom du dirigeant.
— Avec Frank Nelson, murmura son ami.
La porte s'entrebâilla tandis qu'Elias remerciait Louis d'un signe de tête. Une femme, à l'air sévère, habillée d'un tailleur noir les dévisagea de ses yeux bruns et leur fit signe de la suivre sans prononcer un mot. Leur présence avait l'air de la déranger. Les deux amis se regardèrent avec un sourire crispé, inquiétés par la froideur de l'accueil. Elias prit les devants et marcha derrière leur guide.
Une fois parvenu devant une cloison marron, le groupe s'arrêta. Un homme au visage rond leur ouvrit et les invita à entrer sans qu'un son ne sorte de sa bouche. Tout le monde semblait muet. Le silence était sinistre. La femme repartit en sens inverse en faisant claquer ses semelles sur le sol.
L'homme s'assit derrière son bureau et croisa les mains sur la table. Il dévisagea les résistants. Ses cheveux et ses sourcils grisonnaient et des rides parsemaient son visage. La première chose qui sauta aux yeux d'Elias fut son embonpoint ; il semblait impensable qu'en temps de guerre une personne puisse être autant en surpoids.
Il est encore plus gros que Frido ! Ils font un concours ou ça se passe comment ?
— Hum, bien... Vous êtes en retard, commença l'hôte d'une voix aigre. Je vous attendais... Ça ne commence pas très bien... Vous souhaitez donc intégrer le SOE ?
— Exact...
— Je n'attendais pas de réponse, asséna l'homme en fixant Ailes d'un regard mauvais. Après avoir examiné votre dossier, nous avons donc accepté vos candidatures étant donné que les gens ne se bousculent pas au portillon... Si ce n'avait pas été le cas, croyez-moi sur parole, les choses se seraient passer autrement...
Devant leur incompréhension, il se présenta :
— Je suis Frank Nelson, le dirigeant du SOE. Vous ne me semblez pas très vifs vous deux ! Pff... Enfin... Je décide de tout ici. Donc, je choisis qui est assigné à telle mission et je détermine ces dernières... Donc, dès que vous avez une requête, référez-vous à moi !
Les résistants acquiescèrent, hésitants.
— Ensuite, avant toute chose, il faut que vous prêtiez serment. Vous sembliez engagés dans votre précédent réseau, mais je dois m'en assurer. Rien de très compliqué, juste pour que vous sachiez pour quoi vous vous investissez.
— D'accord, Monsieur, déclara Elias d'une voix forte, espérant ainsi redorer son image.
Mr. Nelson lui adressa un regard noir.
— Si je déteste bien une chose, ce sont les petits impétueux dans votre genre. Les intrépides qui font de bons espions, mais de piètres gentlemen. Je vous demande donc à l'avenir de ne pas me couper la parole ! Où va le monde avec les jeunes d'aujourd'hui...
Elias s'enfonça dans son siège, il leva les yeux au ciel, mais garda le silence. Cet homme commençait à lui taper sur le système.
— Bien, poursuivons donc sans qu'Ailes ne vienne interrompre. Si vous vous engagez dans le SOE, vous pourrez difficilement rompre votre promesse. Quand vous avez choisi un camp, c'est pour la vie, sauf si vous êtes des espions à la solde des nazis !
Il prononça le dernier mot avec violence et dédain, tout en fixant Ailes avec un sourire narquois.
— Mais je me doute que vous n'en êtes pas ! En intégrant le SOE, il faudra donc partir en mission, nous vous laisserons bien sûr le choix, rien n'est obligatoire !
Le ton employé était menaçant, il espérait leur faire peur, afin de dépister les trouillards. Elias voyait clair dans le jeu du chef, mais il ne céderait pas.
— Vous serez envoyés en espionnage en Allemagne, en France, en Italie... Partout en Europe où nous pensons que cela a un intérêt. Ces missions peuvent donc être dangereuses, vous serez amenés à entrer en contact avec les Boches. Dans certains cas, vous rejoindrez un réseau de résistants. Si vous ne voulez pas risquer votre vie au service des Alliés, ce n'est donc pas nécessaire de venir ici !
Louis eut un mouvement de recul. La peur se reflétait dans ses prunelles et Elias comprit que son ami ne voulait pas risquer sa vie. Contrairement à lui, il n'était pas prêt à mettre son existence en péril pour sauver son pays. Néanmoins, à présent qu'ils étaient embarqués, ils ne pouvaient abandonner. Elias se pencha vers son ami pour lui glisser quelques mots, pour le rassurer. Toutefois, il fut interrompu par Frank.
— Par ailleurs, en plus du test que vous avez passé, il y aura de nombreux exercices tout au long de votre apprentissage. Après cela, nous vous ferons valider un examen ultime qui déterminera votre capacité à partir en mission.
Elias tenta de ne pas montrer ses sentiments, mais sous la table, ses mains tremblaient et ses jambes tressautaient. Il ne devait pas paraître faible devant le dirigeant du réseau. Même si ce dernier faisait tout pour les effrayer, il ne fallait pas céder.
— Bien, conclut Mr. Nelson d'une voix grave. Vous voilà prévenus des dangers, des risques liés à vos missions. Voulez-vous toujours intégrer le SOE ?
Il adressa un regard sournois à Elias et fixa son ami pendant plusieurs secondes pour le déstabiliser. Ce dernier, terrifié, ne savait que dire. Son corps frissonnait et ses mains s'agrippaient désespérément aux bras de la chaise. Elias ne prononçait rien non plus.
Devait-il risquer sa vie pour montrer ses preuves ? Était-ce nécessaire ? La réponse était oui. Ce mot résonnait à plein volume dans sa tête alors il acquiesça en levant la tête.
À côté de lui, Louis tardait à répondre, sans doute cherchait-il les mots.
Elias se doutait que son ami subissait le même dilemme interne. Devait-il se mettre en danger ou bien ne pas se soucier des juifs qui, partout, subissaient mille souffrances ?
Il aurait volontiers répondu à la place de Louis, mais il ne pouvait pas. Peu à peu, Elias sentit que la vérité s'imposait d'elle-même chez son ami. C'était la même que pour lui. Leur vie n'aurait plus aucun sens s'ils n'intégraient pas le réseau. Ils auraient toujours un remords de ne pas avoir franchi le cap. Louis prononça lui aussi la phrase qui scellerait sa vie. Une affirmation sortit du fond du cœur. Tout son être proclamait ce "oui".
Le dirigeant du SOE sourit pour la première fois.
— Vous avez fait le bon choix, une décision qui va déterminer votre existence. Faty va vous conduire à la salle de groupe et elle vous expliquera tout ce qui va suivre, ce qui occupera vos prochains mois !
Sur ces mots, il se leva et ouvrit la porte. Il adressa un signe à la femme qui les avait conduits et s'éloigna dans les couloirs du bâtiment.
— Je suis Faty, déclara la résistante, d'une voix grave et hachée. Suivez-moi !
Elias fut le premier à se mettre debout et parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la cloison. Son ami, lui, était perdu dans ses pensées. Il était presque convaincu d'avoir fait le bon choix, mais comment en être entièrement sûr ?
— Allez, dépêche-toi ! s'impatienta Elias. T'as pas envie de découvrir tout ça ?
— Si, si, j'arrive...
Il se leva, une moue hésitante sur le visage. Il était encore temps de changer d'avis, de courir jusqu'à la porte d'entrée et de partir, libre dans les rues de Londres. Elias savait qu'il perdrait Louis si ce dernier décidait de sauver sa vie. Ils ne pourraient pas rester amis après un tel événement. Il fixa le résistant de ses yeux suppliants, il devait venir, coûte que coûte.
Louis rejoignit Elias. Sans doute avait-il fait pencher la balance ?
Faty les invita à entrer dans une petite pièce qui possédait pour tout mobilier quatre chaises et une table. Sur cette dernière, était empilée une quantité impressionnante de dossiers. Des centaines de feuilles étaient posées là, sans semblant d'ordre. La femme prit une cigarette puis tendit le boîtier à ses invités. Elias s'en saisit d'une avec plaisir, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu cette joie. Il se rappelait encore ses premières semaines à Londres, quand chaque soir il pétunait avec ses camardes.
Ah ça ! Pour remonter le moral, il n'y a pas de meilleurs remèdes qu'une bonne cigarette !
Lorsqu'il était arrivé chez les Sanders, il avait été contraint d'arrêter du jour au lendemain, le boulanger ne supportant ni l'odeur, ni la fumée. Parfois, à l'usine, il en prenait une en compagnie d'autres ouvriers, abrités par une machine.
Son ami, en revanche, détestait cela, ce qui s'en émanait lui donnait envie de vomir.
Faty croisa les jambes puis expira lentement.
— Vous voilà donc espions ou du moins apprentis ! s'exclama-t-elle, la voix éraillée. Vous êtes ici parce que vous voulez gagner cette guerre. Vous souhaitez sauver la France ou le Royaume-Uni. Vous étiez déjà dans un réseau, donc vous savez que moins on en sait sur vous, mieux vous vous porterez. Et nous aussi. Aucune information personnelle ne doit être diffusée sous peine d'une sanction ! Ne l'oubliez pas !
« Ensuite, au niveau des entraînements, le SOE possède plusieurs centres qui permettent aux espions de se perfectionner. Il y en a quatre, ils vous permettront d'acquérir différentes compétences : l'école préparatoire, l'école d'endurcissement, l'école de saut en parachute et l'école de finition spéciale. Au terme de ces exercices, vous recevrez une mission que vous devrez mener seul sur une durée de trois à cinq jours. Si vous échouez, il n'y aura aucune poursuite judiciaire, mais de fortes chances que vous soyez rayés de l'organisation. Si vous réussissez, les portes vous seront ouvertes. Vous pourrez devenir l'espion de vos rêves.
« Pour lieu de vos éventuelles missions, vous devez parler la langue du pays, donc vous serez envoyés en France libre ou occupée et dans les territoires annexés par l'Allemagne. Vous apprendrez l'allemand lors de votre entraînement, cela vous permettra de vous débrouiller et si besoin d'infiltrer les nazis. Avez-vous des questions ?
Les deux amis restèrent stupéfaits devant tant d'informations. Ils gardèrent le silence pendant plusieurs minutes.
Il y a tant de chemin à faire avant de devenir espion ?
Toutefois, Elias était certain d'avoir les capacités pour réussir chaque entraînement avec brio.
— Pouvons-nous abandonner à tout moment ? hasarda Louis, d'une voix tremblante et de plus en plus catastrophée.
Ses mains s'agitaient dans tous les sens, Elias aurait bien aimé le convaincre mais la résistante enchaîna :
— Pourquoi cette question ? répliqua-t-elle en scrutant le jeune homme. J'espère que vous n'avez pas l'intention de le faire ! Si c'est le cas, vous pouvez déjà vous lever et vous en aller. Et puis... Au milieu de votre apprentissage, vous réfléchirez à deux fois avant d'arrêter. Nous ne sommes pas tendres avec les lâches.
Louis hésita une nouvelle fois à partir, son corps le démangeait. Les yeux d'Elias reflétaient tant d'espoir qu'il acquiesça. Ce dernier lui savait gré de ne pas l'abandonner. Son ami retint un sanglot et une larme roula sur sa joue, seule. Néanmoins, il ne se leva pas. Il resta stoïque quoique penaud.
— Bien, je pense donc que tout est clair ! affirma la résistante. Vous pouvez regagner vos logis pour le moment. Dans les prochains jours, vous passerez ici pour recevoir un communiqué indiquant la marche à suivre.
Les jambes tremblantes, les deux amis se levèrent. Sans échanger une parole ni un regard, ils se séparèrent sur le pas de la porte.
Hello !
Nouveau chapitre un peu plus long :)
On découvre de nouveaux personnages ;)
Comment avez-vous trouvé ce chapitre ? Est-ce que vous avez apprécié ?
Rendez-vous la semaine prochaine pour le chapitre 9 !
Plume
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