Le souvenir dans la peau
J'arrivai, enfin, dans la salle de pause, le seul endroit où l'air y était respirable. Après avoir passé ces dernières heures dans une semi-obscurité, les luminaires m'éblouirent. Les fauteuils en velours bordeaux étaient inoccupés, mes collègues jouaient les prolongations. En même temps qui pouvait leur en vouloir, plus on satisfaisait les phantasmes débridés des clients et plus on était payé. Des gémissements traversèrent les murs et emplirent la pièce où je cherchai désespérément le calme. Las, je me recoiffais avec la main dans ma chevelure ébène aux reflets bleus, me dirigeais vers la fenêtre et observais les premiers rayons du soleil éveiller la ville. La rue vis-à-vis de la maison close était déserte, seuls des hommes d'affaires alpha en sortaient en titubant. ce jour-là, ça faisait dix ans jour pour jour que j'avais été enlevé. Je me revoyais griffonner quelques mots sur un petit bout de papier, les phrases réapparaissaient devant mes yeux comme si je venais juste de les coucher sur la feuille.
Bonjour à toi qui liras ces quelques lignes,
Je m'appelle Khalis, j'ai tout juste vingt ans et comme tu t'en doutes, je suis un oméga des rues.
Le seul souvenir que j'ai avant de me réveiller dans cette pièce sans lumière est un homme m'abordant. Après c'est le trou noir. Je m'imagine ce que tu penses... que j'aurais dû être plus prudent, mais la faim tiraillait mes entrailles depuis des jours.
On sait tous les deux ce qui m'attend de l'autre côté ! Les triades sont nombreuses à chasser les futurs prostitués pour leurs bordels.
Je te fais la promesse solennelle de rester en vie et de garder ma dignité quoiqu'il m'en coûte.
₭ɦɑɭĩƧ
Depuis ce jour-là, mon corps ne m'appartenait plus et servait à toutes les bassesses des riches alphas. Je ne me rappelais pas pourquoi j'avais laissé ce mot derrière moi. Peut-être l'envie de marquer noir sur blanc cette promesse absurde. Ma dignité avait-elle fini par disparaître ?
Des bruits de pas dans le couloir me sortirent de mes rêveries. Nao, le bras droit du Chef Ito Ryo rentra dans la salle avec un sourire sournois aux lèvres. Il me détailla de la tête aux pieds et figea son regard sur l'ouverture de mon peignoir qui dévoilait légèrement mon torse. Je le refermais aussitôt, mal à l'aise. Cet homme était encore plus pervers que certains de nos clients. Son gabarit massif dissuadait, cependant, de lui chercher des noises. Sa mâchoire carrée, son nez proéminent et ses petits yeux de fouine achevaient le portrait corrompu du personnage. Je soupirai bruyamment et reportai mon attention sur la ruelle, dos à lui.
— Khalis, à quoi tu penses ? s'intrigua-t-il.
— Rien de bien intéressant.
— Dans trois jours, tu auras suffisamment d'argents pour tes médocs ! Puis comme d'hab, on te verra plus pendant une à deux semaines, s'insurgea Nao sur un ton glacial. Rentre chez toi, c'est bon pour ce soir.
Soulagé que la conversation ne s'éternise pas, je me dirigeai jusqu'aux casiers vers le fond de la pièce. Je retirais mon peignoir en satin et ressentis le poids de son regard sur moi. Le spectacle de ma chute de reins et de mes fesses devait le ravir, car j'entendis un soupir rauque.
Nao avait toujours montré son intérêt à mon égard, mais en aucun cas, je souhaitais me lier d'une quelconque façon à un yakuza. Puis de toute manière, Ito Ryo ne le tolérait pas. Il le ferait exécuter avant même qu'une de ses sales pattes ne se pose sur moi. Aucune personne n'était autorisée à m'aimer, sous peine de mort, uniquement les clients pouvaient l'espace d'une heure ou d'une nuit profiter de mon corps. J'étais condamné à passer toute mon existence seul.
Je me revêtis à la hâte de mon éternel jogging gris sous un soupir de Nao. Enfin, je sortis et progressai vers les escaliers dans le couloir peu éclairé. Le tapis pourpre et les portes en hêtre avec des gravures érotiques sur chacune d'elles dépeignaient très bien l'ambiance de ce lieu de perdition. Je m'engageais sur la première marche sous les regards noirs de mes collègues épuisés. Leurs visages étaient blafards et marqués par le déshonneur. Je baissai la tête, coupable. J'étais le seul à pouvoir quitter la maison close. Pour cela, j'avais eu l'aide d'un bienfaiteur, mais je devais quand même me plier aux règles, les respecter et accepter l'impensable. Il n'y avait plus personne, alors que j'atteignis le rez-de-chaussée. Le cœur lourd, je laissai derrière moi mes compères oméga. Je ne souhaitais plus qu'une chose, remplir mes poumons d'air frais.
Lorsque je franchis le seuil, la porte claqua. Le soleil m'aveugla, je portai ma main devant mes yeux et respirais viscéralement l'oxygène démuni de toutes phéromones. Je ne décernait aucune silhouette sur les trottoirs. Cependant, j'accélérais le pas avec l'envie de prendre une bonne douche. L'idée même que l'eau chaude et l'odeur du savon enlèveraient toutes traces de leurs effluves et de leurs fluides infâmes me réconforta. La température matinale me fit frissonner, je remontai la fermeture de mon sweat à capuche.
Mon bâtiment vétuste se dressa devant moi. Apaisé, je gravis les marches et me retrouvai à l'intérieur. Les murs du hall avaient jauni avec les années et le sol en béton brossé était usé par les passages à répétitions. Je me dirigeai vers le vieil ascenseur. Ce dernier ne sonnait plus avec le temps, même quand ses portes s'ouvraient. Je montai dedans, il n'y avait pas âme qui vive pour me tenir compagnie. Les étages défilèrent sur le tableau de bord. J'arrivais, enfin, à mon palier et descendis pour rejoindre le numéro cinquante-cinq.
Je déverrouillai mon studio. L'odeur bienfaisante du bois d'Agar m'accueillit, alors que je me déchaussais et retirais mon sweat. J'allumais et jetais un coup d'œil à mon lit deux places au milieu de la pièce, fatigué. Je posais mon sac sur ma chaise de bureau et regardais les produits dont j'aurais bientôt besoin. L'amertume gagna tout mon être. À l'heure actuelle, j'avais mieux à faire que me lamenter sur mon sort.
J'allai à la salle de bain, retirais mes vêtements et me glissai sous le jet. Le parfum du gel douche au jasmin enleva les effluves écœurantes qui émanaient encore de moi. Je me frottais énergiquement pour me laver de leurs souillures et me purgeais ainsi. Même si je savais très bien que c'était peine perdue. Jusqu'à quand Ito Ryo exploitera-t-il mon corps pour servir d'exutoire aux riches alphas et leurs fantasmes lubriques ? Sans doute la fin de mes jours ou jusqu'à ce que je sois repoussant. Je laissai l'eau couler sur ma tête et fermais les yeux, cherchant à libérer mon esprit torturé. Quelque minutes plus tard, j'arrêtais la douche, me séchais et regagnais la pièce principale en costume d'Adam.
Je m'apprêtais à me lancer dans mon rituel, des soirs de travail. Celui qui me provoquait des haut-le-cœur et me ramenait à la dure réalité de mon existence. Je me plaçai devant le grand miroir et fixai mon visage. J'étais cerné, ce qui faisait ressortir encore plus la couleur bleue de mes yeux. Ce bleu pour lequel je maudissais mes géniteurs, car il faisait de moi le favori de la maison close. Je passais ainsi de mains en mains des heures durant, sans aucun répit.
Je détaillais mon corps gracieux, par chance aucun d'eux n'avait essayé de franchir la règle imposée. S'ils l'avaient fait, j'aurais été incapable de travailler pendant une semaine. Je soupirai d'un soulagement éphémère et posai mon regard sur mes pectoraux saillants. Des morsures profondes entouraient mes tétons rosâtres. Je les tamponnais d'un coton imbibé de désinfectant et plaçai des pansements sur les meurtrissures. Mes abdominaux étaient encore tendus et des hématomes les habillaient, je les effleurais doucement pour mettre de la crème. La force surhumaine alpha avait laissé des stigmates sur mes hanches fines. Ma peau laiteuse se marquait vite, mais cela n'empêchait pas les clients de me choisir. Il ne me restait plus qu'un endroit à soigner. Même la cyprine qui se dégageait naturellement de mon intimité d'oméga, ne me protégeait pas contre la sauvagerie des dominants. Je déposais à l'aide de mes doigts un peu d'onguent pour me soulager de la douleur lancinante. J'en avais enfin fini et pouvais cesser de me regarder. La vision de mon corps mutilé me répugnait plus que de raison et je me rhabillais à la hâte.
Mon estomac se manifesta, alors que je m'apprêtais à me coucher. Je me dirigeai jusqu'à ma kitchenette et cherchai quelque chose à me mettre sous la dent. Tous les placards et le frigo étaient vides. Je soufflais un grand coup, dépité. Je ne visualisais qu'un endroit ouvert à cette heure matinale ; la petite supérette Arai. C'était d'ailleurs la seule ou j'osais m'aventurer, j'avais même fini par sympathiser avec le caissier, Hiro, un bêta. Résigné, je me préparais à sortir, refermais la porte et pris le chemin vers l'ascenseur. Cette fois, une de mes voisines me tînt compagnie.
— Monsieur Khalis, ça fait longtemps que je ne vous ai pas vu, s'exclama-t-elle tout en me dévisageant. Comment vous portez-vous ?
Sa question me glaça le sang et irisa tous mes poils. Une réponse cinglante martela mon esprit. Comme quelqu'un qui est obligé de vendre son corps. Mal ! Je me contentai de sourire bêtement et finis par murmurer poliment.
— Je vais bien, merci.
Ne voulant pas éterniser notre échange verbal, j'optai pour une phrase sans possibilité de relancer la discussion. À mon plus grand plaisir, les portes s'ouvrirent sur le rez-de-chaussée. Je m'inclinais pour saluer ma voisine et me hâtais pour sortir du bâtiment. La ville se réveillait doucement. Les rues étaient envahies d'entrepreneurs en costard cravate, d'étudiants et de mères traînant leur enfant pleurnichard à l'école. Je mis ma capuche et tirais dessus pour passer inaperçu. Puis importer l'heure, c'était un risque pour un oméga de déambuler dans la métropole. Je rasais les murs, submergé par le sentiment que je détestais le plus ; la peur.
Je vis la façade de la supérette. La firme Arai avait construit un empire dans l'épicerie de quartier. J'adorai leur logo avec un phénix bleu, un bol et des baguettes rouges. Le jeune entrepreneur possédait des centaines de magasins dans tout le Japon, mais personne à ce jour ne savait à quoi il ressemblait. Un mystère bien gardé par ses soins.
Le sourire radieux de Hiro fut la première chose que je vis en franchissant la porte. Je le saluais d'un mouvement de tête et me dirigeai vers le rayon des mets frais. J'adorais les sandwichs aux œufs et les triangles de riz au thon, accompagnés d'une feuille d'algue. Je remplis mon panier d'un grand choix de casse-croûte, pris quelques soupes de nouilles instantanées et des tisanes froides au thé vert avec des perles de tapioca. Je regardais à tout hasard, si quelque chose de sucré me plaisait. Du chocolat importé de la Suisse me mît l'eau à la bouche. Il est triangulaire et son nom difficile à prononcer : « Toblerone ». Mes achats commençaient à déborder, j'adoptai la sage décision d'aller en caisse pour ne pas me ruiner.
Je déposais mon papier sur le comptoir et relevais la tête, étonné que Hiro reste silencieux. Il était immobile comme un statut de sel. Son gabarit moyen était raide, son visage d'éternel adolescent figé et ses yeux marron fixaient le vide. Je me plaçais devant lui pour attirer son attention et l'examinais avec insistance. Il redressa le menton, captura mon regard et me sourit, ce qui me rassura sur-le-champ. Je cherchais à cerner son trouble dans ses iris, sans y parvenir. Sa voix cristalline résonna dans toute la supérette.
— Khalis, tu veux autre chose avec ça ?
Je gloussais à sa question, amusé. Je venais presque de vider leurs rayons à moi seul. Il m'observa avec tendresse. Son regard sincère était l'unique que je connaissais, bien trop habituel à susciter l'envie dans celui des autres.
Quand soudain, une odeur insoutenable de lys émana de la pièce derrière Hiro. Elle me paralysa instantanément et me provoqua des étourdissements. Je portai mon attention à l'encadrement, une main d'homme referma bruyamment la porte. L'effluve se dissipa peu à peu. Je pus reprendre plus ou moins mes esprits et payais mes courses. Je reconnaissais que trop bien les effets néfastes que je venais de subir ; ceux que les phéromones alpha suscitaient aux omégas. Pourtant, jamais auparavant une pareille chose ne s'était produite ici. Qui était cet alpha ? Et que voulait-il en faisant cela ? Déstabilisé, je ressortis sans même saluer Hiro. Ma respiration était haletante et mon corps fébrile.
Désorienté, je déambulais sur les trottoirs, ma vision troublée. Je marchais comme un automate et évitais de justesse les passants. De toute mon existence, je ne me rappelais pas avoir vécu une telle chose. Même lorsque les clients alpha utilisaient leurs phéromones contre moi. Pourquoi celles-ci me rendaient-elles étrange et affecté ? Une légende idiote resurgit de mes souvenirs d'enfant ; celle des partenaires prédestinés. Ces amants que l'on dit capable de se reconnaître parmi des millions d'individus justes par leurs odeurs. Je me forçais à me reprendre au plus vite, car ce mythe ne s'adressait pas à quelqu'un dans ma position et surtout pas à une personne avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Je passai la main nerveusement dans mes cheveux bleu nuit et avançait difficilement sous le coup de la fatigue.
J'arrivai à mon studio et refermais la porte à double tour, angoissé. Je me laissais glisser contre la paroi jusqu'à me retrouver assis dans le sas d'entrée. J'enserrais mes jambes de mes bras et appuyais mon front contre mes genoux. Contristé par mon avenir incertain et ma solitude, je suffoquais. Ma vie entière appartenait à Ito Ryo, et je ne pouvais rien y faire. Je pleurai toutes les larmes de mon corps. Le chagrin lacéra mon cœur déjà bien blessé par les années de servitude aux yakuzas.
Une heure passa sans que je ne puisse bouger d'un pouce. Puis, je me relevais comme si de rien n'était. J'avais coutume de me contraindre à oublier mes écorchures, si je ne le faisais pas, c'était la folie voir le suicide qui m'attendait. Je pris place sur ma chaise de bureau et dévorais avec voracité la nourriture achetée plutôt. Je rangeai avec soin le peu qui restait dans mes placards, rassasié. Je me lovais sous mes draps et enlaçais mon coussin. Trouverai-je un jour une once de bonheur en ce monde ?
***
👱♀️ Mots de l'autrice: Je remercie mille fois laurinette2017 pour son aide en correction sur mon roman.
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