2.8 - Louis
Finalement, Louis a survécu à l'enterrement de son père.
Après son moment de faiblesse lors du premier chant de la chorale royale, il a réussi à garder une attitude composée. Notamment grâce à Annette, qui est restée à ses côtés jusqu'à la fin de la cérémonie.
Mais le mal était fait. Les caméras du monde entier l'avaient capturé en pleurs. Faible. Et les aristocrates étrangers présents dans la chapelle l'ont vu s'effondrer. Désormais, ils doivent estimer qu'il est un souverain facilement manipulable. Certains ont tenté leur chance, n'ayant aucun scrupule à se lancer dans des manœuvres politiques malgré son deuil. Pendant leur entretien particulier, le bey de Tunis a ainsi essayé d'obtenir son soutien dans ses revendications territoriales sur la Sicile. Heureusement, Louis avait auparavant été briefé par Jean de Berry sur les enjeux de la rencontre, et estime s'en être bien tiré.
Il ne lui reste qu'une invitée de marque à recevoir en privé : Catarina, l'infante d'Espagne.
C'est peut-être cette entrevue qu'il redoute le plus. Parce qu'ils ont le même âge, l'un et l'autre. Parce que, autrefois, quand leur monde était plus simple, quand ils n'étaient que deux enfants cherchant leur place entre les jambes des adultes aux réunions de la Ligue des royaumes d'Europe, il a cru qu'elle était son amie. Peu de gens en ce monde étaient en mesure de comprendre la pression qui s'exerçait sur lui en tant que dauphin, la peur qui était la sienne de voir ses rêves écrasés les uns après les autres par l'étau du cynisme ; Catarina en faisait partie, parce qu'elle était promise au même destin. Lorsqu'il lui exprimait ses angoisses, elle savait exactement de quoi il voulait lui parler. Ils s'entraidaient, malgré les intérêts divergents de leurs pays respectifs. Et il croyait qu'elle resterait une alliée pour lui quoi qu'il arrive. Mais un jour, sans explication, elle a cessé de répondre à ses messages. Le renvoyant à la dure réalité : sur la scène politique internationale, elle est une rivale, et rien ne changera cette vérité. Il ne doit pas s'y laisser prendre : sous la douceur qu'elle feindra peut-être d'afficher se loge une volonté de fer. Elle est aussi redoutable que tous les aristocrates qu'il a reçus jusqu'alors, et il ne doit pas la sous-estimer.
Il fait un signe de tête à Jean de Berry, lui indiquant qu'il peut faire entrer l'infante dans le salon de Vénus, dédié à la réception des ambassadeurs et princes étrangers. Aussitôt, son oncle et ministre s'exécute.
Catarina pénètre dans la pièce tandis que Jean s'éclipse. Altière, comme elle l'a toujours été. Aussi Louis est-il surpris quand, après quelques pas, elle s'incline. Il doit résister à son instinct, qui lui souffle de faire de même : la dernière fois qu'ils se sont vus, ils étaient de rang égal. Tous deux étaient héritiers directs d'un grand royaume européen. Mais depuis, il est devenu roi, tandis que selon toute vraisemblance Catarina ne montera pas sur le trône d'Espagne, à moins que Felipe VII ne meure sans descendant.
Elle est belle, il ne peut faire autrement que le remarquer. D'une beauté différente de celle d'Annette : non celle du champ de blé sous la lueur de l'été, mais de la faux prête à plonger dans un éclat d'argent. Ses cheveux noirs tirés en chignon dégagent les traits parfaitement dessinés de son visage ; sa robe rouge lui va sublimement, et elle la porte avec la magnificence de celle qui a conscience d'être elle-même un joyau.
— Votre Majesté, le salue-t-elle.
— Votre Altesse royale.
— Je vous adresse toutes mes condoléances en ces temps de deuil, ainsi que tous mes encouragements pour le règne qui vous attend. N'entendez pas par là que je ne vous transmets que les sentiments de l'Espagne. À titre personnel, je suis réellement affectée par la mort de François IV, et je sais que l'exercice du pouvoir n'est pas une tâche facile.
Louis soupire. Il aurait dû s'attendre à ce que Catarina adopte un langage si protocolaire, imposé par leurs rangs respectifs, mais cette fausse politesse lui pèse, surtout en privé.
Mon père est mort. Elle aussi a traversé cette épreuve. Ne pourrait-elle laisser tomber le masque et me tendre la main ? Autrefois, elle l'aurait fait...
— Vous connaissiez à peine mon père, réplique-t-il. Quant au pouvoir, vous ne l'avez jamais exercé. Catarina, étiez-vous vraiment obligée d'ajouter des propos personnels à ceux de l'Espagne, si c'était pour qu'ils sonnent aussi creux ?
Un sourire triste étire les lèvres de l'infante. Elle l'observe un instant en silence de ses grands yeux noirs où une pointe de fragilité s'est invitée, puis elle le prend au dépourvu en répondant :
— Je suis désolée.
Elle ferme un instant les paupières, avant de poursuivre, passant au tutoiement qu'ils employaient lorsqu'ils étaient plus jeunes.
— Tu as raison, je n'aurais pas dû me montrer si formelle. Je ne connaissais pas ton père, mais je te connais, toi. Je sais que tu souffres. J'ai de la sympathie pour toi, vraiment.
— Une sympathie qui ne se réveille qu'après dix ans de silence, le lendemain de mon accession au trône. Pardonne-moi si elle me paraît un peu calculée. Dis-moi, pourquoi es-tu en France, réellement ?
Le coin des lèvres de l'infante tressaute. Louis la connaît, lui aussi ; il devine qu'elle est en train de soupeser ses options, et il décide de pousser son avantage.
— Si, comme tu le prétends, tu ressens encore de l'affection pour moi, alors tu ne me refuseras pas ta franchise.
Catarina soupire. Un instant de plus, et elle admet :
— Effectivement, je ne suis pas venue à Versailles uniquement pour rendre un dernier hommage à ton père. Je souhaiterais que tu me permettes de séjourner en France pour une durée plus longue.
— À quel titre ?
— Aucun... officiellement tout du moins.
— Mais évidemment, cela sera vu par les gouvernements du monde entier comme le présage d'un mariage à venir.
L'infante ne répond rien. Elle n'a pas besoin de le confirmer : ils savent l'un comme l'autre comment fonctionne la politique européenne.
Louis secoue la tête, désarçonné.
— Catarina, imagines-tu réellement que tes plans ont une chance d'aboutir ? J'ai rappelé Annette de Montaigu à la cour. Le monde entier a pu voir quelle affection nous unit ; plus que je l'aurais voulu, d'ailleurs, mais passons. Même si ma relation avec elle n'évoluait pas comme je le souhaitais, jamais je ne me marierais pour des raisons politiques : je crois l'avoir suffisamment clamé pour que tous l'aient entendu. Tu n'as aucune chance de devenir reine de France. Je m'étonne que tu ne l'aies pas compris. Je ne veux pas te blesser en disant cela. Mais je préfère être clair avec toi, et ne pas te laisser de faux espoirs.
— Tu ne me blesses pas. Je ne suis pas éperdument amoureuse de toi au point de me jeter à tes pieds en oubliant tout réalisme, si c'est cela que tu crains.
Aucune chance. Il n'y a qu'une chose à laquelle elle soit si dévouée, et c'est son pays. Tout le reste a été dévoré.
— Tu as cependant mal compris ma requête, poursuit-elle. Je ne te demande pas de m'envisager sérieusement comme reine de France potentielle. Simplement de me laisser adopter une position de prétendante pendant un certain temps.
Louis fronce les sourcils.
— Pourquoi ? Quel peut bien être ton intérêt là-dedans ?
Catarina esquisse un mouvement vague de la main.
— Cela, je ne peux pas te le dire. Je peux simplement t'assurer que cette faveur n'engendrera aucune conséquence fâcheuse pour la France.
— Tu jouerais le jeu ? Tu resterais à Versailles, quitte à être moquée ? Car tu t'en doutes, Annette aura toujours ma préférence. Je n'accepterai pas de la mettre en retrait pour te faire de la place. Tu serais la prétendante négligée. J'ai du mal à voir ce que cela apporterait à l'Espagne.
— Ça, c'est mon affaire. J'ose croire néanmoins que tu ne pousseras pas ton attitude envers moi jusqu'à l'insulte. Mon pays te le ferait payer. Du moment que tu me traites avec courtoisie, cela me conviendra.
Louis prend quelques secondes de réflexion. Face à lui, Catarina l'observe intensément, laissant transparaître à quel point cette demande est cruciale à ses yeux. Mais pourquoi ? Dans quelles couches de secrets s'est-elle enveloppée, année après année ?
Sa proposition est tentante. Si, comme elle le demande, nul n'est mis au courant qu'elle ne souhaite pas devenir reine de France, il serait gagnant dans cet arrangement. Courtisé par l'Espagne, son pays paraîtrait fort. Et à titre personnel, il rassurerait pour un temps ses conseillers, désireux de le voir faire un mariage politique – même s'il finirait forcément par les décevoir. S'il consulte sa raison seule afin de peser le pour et le contre, il devrait accepter, sans hésitation.
Toutefois, il n'est pas ce genre de souverain. Ce que Catarina lui inspire à cet instant est complexe. Lorsqu'elle s'est présentée devant lui, c'est la colère qui prédominait dans son esprit : il était furieux qu'elle n'ait pas su résister au poids du monde, se laissant endurcir avec le temps alors qu'il espérait que parmi les héritiers européens, il ne serait pas le seul à vouloir construire une autre manière d'être roi. Mais en la revoyant, il a eu le sentiment de percevoir quelque chose au-delà de l'acier dont elle semble être forgée. Une étincelle de vulnérabilité qui le touche. Une possibilité qu'elle lui dise la vérité lorsqu'elle affirme que sa sympathie est sincère.
Et s'il se décide à l'aider, ce n'est pas en raison des avantages que cela pourrait lui apporter, mais parce que quelque chose en elle parvient à l'émouvoir.
Malgré tout, une perspective l'inquiète soudain.
— Qui me dit que cette proposition n'est pas une ruse de ta part ? Si j'accepte que tu séjournes à Versailles, si l'Europe entière est persuadée que nous nous rapprochons, ton pays ne finira-t-il pas par faire pression pour que je te préfère à Annette ? Tu parles d'insulte : serai-je vraiment libre de choisir une femme de petite noblesse française si cela signifie rejeter l'infante d'Espagne ?
— Si c'est ta seule objection, lui répond Catarina, je suis prête à dissiper tes angoisses dès aujourd'hui. Fais-moi apporter un papier et un stylo. Je coucherai par écrit que je n'ai aucune intention de t'épouser, et que tu ne m'accordes l'hospitalité que pour renforcer l'amitié entre nos deux royaumes. Ainsi, tu seras sûr que je ne t'accuserai pas dans quelques semaines de t'être joué de moi, puisque tu pourras aisément prouver le contraire.
Louis fronce les sourcils.
— Je ne comprends pas. Que cherches-tu à accomplir ? Je ne vois pas ce qui pourrait ressortir pour toi de cet arrangement en dehors d'une humiliation...
— Tu ne sais pas tout de moi. Tu ne sais pas tout de la situation en Espagne. Crois-moi. J'ai conscience que la confiance est un bien qu'un roi ne doit pas dilapider. Mais je te promets que je ne t'attire pas dans un piège.
Sa voix se fait inhabituellement fragile quand elle ajoute :
— S'il te plaît... Nous étions amis, autrefois. Je sais que toi non plus, tu ne l'as pas oublié. En mémoire du passé, accepte que je séjourne à Versailles. Je t'en prie.
Un poing invisible semble se refermer autour de la poitrine de Louis alors que ses yeux plongent dans les iris noirs de Catarina. Le désespoir, la sincérité et l'inquiétude s'y lisent clairement, désormais. Dans la cuirasse de l'infante s'est ouvert une fêlure qu'il ne pensait plus trouver.
Il voudrait lui reparler de ce passé qu'elle évoque, justement. De cette année, celle de ses 16 ans, où elle l'a trahie la première. Où elle a cessé de répondre à ses messages, du jour au lendemain. Il voudrait exiger d'elle qu'elle s'explique, qu'elle comble le fossé que le silence a fini par creuser entre eux.
Mais il a peur de ce qu'elle pourrait lui dire. Peur que la lueur dans ses yeux ne soit qu'un reflet fallacieux, qu'au fond, il ne s'agisse que d'une cynique manœuvre politique supplémentaire. Puisque l'illusion ne lui coûte rien, il préfère la garder, parce que son monde est déjà trop cruel pour qu'il lui tende la joue une fois de plus. Alors il se contente de déclarer :
— Fort bien. Puisque tu le désires, reste donc quelque temps à Versailles. Je vais faire apporter du papier pour que tu me rédiges ce document.
— Merci. Je saurai m'en souvenir. L'Espagne également.
Mais Louis ne l'écoute déjà plus que d'une oreille : il pianote sur son smartphone afin d'ordonner à un serviteur d'apporter le matériel requis pour que Catarina couche leur accord par écrit. En attendant son arrivée, il demande à l'infante sur un ton plus détendu :
— Et Alba ? Je suppose qu'elle demeurera en France avec toi ?
— C'est ce que je souhaiterais, si ton hospitalité s'étend à elle.
— Bien entendu. Elle égayait toujours les rencontres de la Ligue des royaumes d'Europe. J'espère qu'elle animera également ma cour.
Sur ce, un valet en uniforme crème entre dans le salon de Vénus, avec le papier et le stylo demandés par Louis. Il les pose sur une table, dont l'infante s'approche. En silence, la jeune femme rédige, dans une belle écriture calligraphique, le mot exigé par le souverain. Puis, cérémonieusement, elle le lui tend.
— Voici. Tu peux cesser de te méfier de moi, à présent.
La remarque remue une pointe invisible logée dans le ventre de Louis.
Oh, Catarina... Ce serait uneerreur, et je ne la commettrai pas.
***
Ça y est, vous voici au bout des deux chapitres de la version finale de Réseau Royal qui resteront disponibles sur Wattpad ! Pour ceux qui connaissaient le premier jet, avez-vous noté les différences ? Pour ceux qui découvrent tout juste l'univers de la série, j'espère que cette première immersion vous a plu, et vous a donné envie de prolonger l'aventure avec la version publiée !
À bientôt en tout cas, sur Wattpad ou entre les pages d'un livre papier 🥰
Camille Versi
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