1.4 - Julie
— Julie Morleux... Dix-neuf ans... Statut Cuivre sur Réseau Royal... Vous m'êtes recommandée par le marquis de Cramayel.
— C'est exact.
Julie fait face à l'intendante du château de Versailles, Sophie Névé, responsable, entre autres, de l'effectif des serviteurs du palais et de leur recrutement. C'est une femme d'une cinquantaine d'années, terre à terre et difficile à berner. La rumeur dit qu'aucun secret ne lui résiste.
Pourtant, la mission de Julie est de garder les siens face à elle. C'est pour cela qu'elle en dit le moins possible, laissant parler pour elle les documents et lettres qu'elle apporte.
Il n'empêche que, même en étant recommandée, Julie doit convaincre pour être embauchée. La Névé n'entend pas lui signer un contrat sur le caprice d'un marquis. Il est crucial qu'elle se montre à la hauteur de ses attentes.
— Vous avez travaillé trois ans comme femme de chambre de sa fille ?
— C'est exact.
— Et vous avez quitté son service...
— Parce qu'elle se mariait, et que son époux entendait lui fournir des serviteurs issus de son propre domaine.
C'est faux : Julie n'a jamais mis les pieds à Cramayel, tout comme elle n'a jamais rencontré la fille du marquis. Mais la lettre de recommandation qu'elle a présentée est authentique, de même que les compétences qu'elle affirme posséder. Son oncle a veillé à la préparer avec autant de sérieux que nécessaire au rôle qu'elle va devoir endosser. Les moindres subtilités de l'étiquette en vigueur à la Cour lui ont été enseignées, de pair avec les talents appréciés par les jeunes nobles de la part de leurs servantes : l'art d'élaborer des coiffures compliquées, de prendre soin de leurs garde-robes, des notions de couture, de premiers secours, de cuisine... En vue de la mission qu'elle s'apprête à remplir sous sa couverture de domestique, elle a également appris par cœur, y consacrant des heures et des heures d'effort, les blasons de la plupart des familles importantes de la noblesse française, les inimitiés et les alliances qui les lient, le plan exact du château... Par-dessus le marché, elle parle couramment trois langues.
Quel que soit le test auquel la Névé me soumettra, je serai prête.
Pour ce qui est de son prétendu passé à Cramayel, elle a mémorisé suffisamment d'éléments sur les trois ans qu'elle aurait supposément passés là-bas pour pouvoir tenir son rôle face à l'intendante. Et si d'aventure celle-ci interrogeait la famille du marquis afin d'obtenir son témoignage, chacun soutiendrait qu'il connaît parfaitement Julie et louerait son travail.
— Pourquoi le marquis ne s'est-il pas occupé de vous placer dans une famille de sa connaissance après le mariage de sa fille ? Votre travail laissait-il à désirer ?
— Il s'est occupé de me recommander ici, à Versailles.
— Pourquoi donc ? Vous croyez qu'en vivant à proximité du roi, vous aurez une chance de rejoindre les rangs des nobles ?
Julie sourit. C'est un fantasme de bien des jeunes femmes du royaume, mais pas le sien. Elle n'est pas si naïve.
— Non. À vrai dire, c'est M. le marquis qui m'a incitée à postuler à Versailles. Il pensait qu'on m'y emploierait à ma juste valeur, ce qui selon lui ne serait pas le cas dans un domaine de province.
— Vous êtes bien peu modeste, mademoiselle. C'est pourtant ce qu'on demande en priorité à une servante.
— Je ne fais que répéter les propos de M. le marquis.
— En me laissant le soin d'y apporter ou non du crédit, n'est-ce pas ?
Julie baisse la tête en silence. La Névé consulte quelques instants les documents que la jeune femme lui a apportés, puis effectue des recherches sur son ordinateur avant de déclarer :
— Je vois que vous êtes très peu active sur Réseau Royal.
— Je n'aime pas étaler ma vie privée.
— Et vous serez discrète sur celle de vos maîtres, si je vous engage ?
— Cela va de soi. Je pense que, de nos jours, c'est ce qui est le plus apprécié chez un serviteur.
— Vous pensez bien.
La Névé sourit. Julie respire mieux. Elle sent que l'entretien prend une tournure favorable. Mais soudain, l'intendante pose une question qui la déstabilise :
— Pourquoi vous présenter aujourd'hui ? Au lendemain de la mort du roi ?
Julie comprend sans peine ce que sous-entend la recruteuse.
Vous êtes suspecte.
Elle s'oblige à garder un visage neutre. Rationnellement, l'intendante ne peut rien savoir de son implication dans le régicide qui vient d'avoir lieu. Elle ne peut pas l'avoir percée à jour. Elle hausse donc les épaules et répond :
— Pure coïncidence. Et si vous me recevez tout de même malgré les circonstances, c'est que vous recrutez.
— Ce n'est pas tout à fait exact. Je ne peux me permettre de refuser de rencontrer les postulants qui me sont recommandés par les nobles. Cela ne veut cependant pas dire que j'ai des places à pourvoir. Je note néanmoins votre nom et...
On toque soudain à la porte du bureau. L'intendante fronce les sourcils.
— Je suis désolée : si on se permet de me déranger, c'est que le problème doit être urgent. Je vous prie de m'excuser.
Et elle sort de la pièce, laissant Julie seule. La jeune femme fixe nerveusement ses doigts en attendant le retour de la recruteuse. Elle réfléchit déjà à ce qu'elle va dire à son oncle. Il sera déçu si elle n'est pas embauchée tout de suite, elle le sait. Mais ce n'est pas sa faute, il devra bien s'en rendre compte. Il prépare son plan pour elle depuis des années : quelques semaines d'attente supplémentaires avant qu'elle ne puisse intégrer le personnel de Versailles constituent un contretemps acceptable.
Elle en est là dans sa réflexion quand la Névé revient dans le bureau. L'intendante a perdu son expression assurée : au contraire, un pli soucieux barre son front alors que son regard tombe sur Julie.
— Excusez-moi, mademoiselle... Quel est l'état de vos connaissances sur la monarchie espagnole ?
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