Chapitre 9 (partie 2)
La jeune fille s'arrêta net au milieu de la rue. Mr Smith, qui ne l'avait pas vue faire, continua de marcher et, s'apercevant de son absence à ses côtés, s'arrêta à son tour et se retourna.
– Qu'est-ce qui ne va pas ? s'inquiéta-t-il.
– Constantine ? répéta-t-elle.
– John Constantine, oui.
– Qu'est-ce qu'il a encore fait ?
La silhouette de Mr Smith ploya devant cette question. Il mit ses mains dans ses poches et s'approcha, hésitant.
– J'ai eu vent de vos dernières conversations, Lilian. Je sais très bien qu'il vous a parlé de moi. Je sais surtout l'insistance avec laquelle il a essayé de vous convaincre de rester loin de moi.
– Oui, c'est vrai, admit-elle. Ce que j'ai trouvé ridicule, d'ailleurs.
– D'autant plus ridicule qu'il m'impute des événements dont je ne suis pas responsable.
Elle comprit aussitôt.
– Vous voulez parler de son dos ? Vous l'avez réellement connu, alors ?
– Vous avez vu son dos ? Alors vous savez de quoi il s'agit. Et oui, j'ai effectivement connu Mr... Constantine auparavant. Vous serez d'ailleurs surprise de savoir que John Constantine n'est pas son vrai nom. John Constantine est le nom d'un personnage de comics. Son vrai nom est Christel.
Le visage de Lilian se tordit en une grimace.
– Christel ? C'est quoi, ça, comme nom ?
Mr Smith écarta les mains d'impuissance.
– C'est sous ce nom-là que je l'ai connu, expliqua-t-il. C'était l'un de mes élèves, dans le lycée où je travaillais alors.
– Et donc ?
Il aurait peut-être bien voulu que Lilian se montrât moins pressante. Il se fit violence un instant, cherchant ses mots.
– En fait, à l'époque où je vous parle, il avait une petite amie, une fille de sa classe. Il était très amoureux d'elle, et c'était réciproque. Le genre amours adolescentes, bref, je n'ai pas besoin de vous faire un dessin.
La jeune fille resta muette, l'encourageant silencieusement à poursuivre.
– Ce qui s'est passé, c'est qu'un jour, il est devenu évident que je ne la laissais pas indifférente.
Lilian hocha alors la tête d'un air entendu.
– Oh, je vois. J'imagine que ça a dû le rendre jaloux.
– Mortellement jaloux. Il m'en a voulu de toutes ses forces, bien que je me sois toujours défendu d'avoir répondu aux avances de sa petite amie, je le précise.
La jeune fille fronça le nez.
– Alors quoi ? Il fait tout ce cirque juste parce que sa copine s'est intéressée à vous ?
– Pas vraiment, non, même si j'aurais presque préféré, pour être honnête. Que sa copine se soit entichée de moi n'est pas le problème, je ne vais pas vous mentir, ce n'est ni la première, ni la dernière. Le problème est qu'à cet âge, on a tendance à donner au moindre échec des proportions démesurées. Alors, persuadé que jamais il ne s'en remettrait, il s'est consolé dans la douleur.
Lilian eut un temps d'arrêt, effarée.
– Son dos ? Il s'est fait ça tout seul ?
– Comment il s'est fait ça, je l'ignore. Mais il m'a rejeté la responsabilité autant qu'il a pu.
La jeune fille sonda sa mémoire, se remémorant le récit de Constantine.
– Je me souviens qu'il en avait parlé. Il avait raconté que c'était sa copine qui lui avait fait ça, que vous l'aviez manipulée pour qu'elle le fasse.
Ce qui le fit rire jaune.
– Sans surprise. Si ce n'était pas ma faute, c'était celle de sa copine.
– Non, vous ne comprenez pas. Il a dit que c'était elle qui lui avait infligé cette blessure. Au sens littéral. Je me rappelle, il avait dit qu'elle vous était tellement dévouée qu'elle lui avait marqué le dos sans broncher.
S'il avait fallu une illustration pour la définition de l'ahurissement, l'expression de Mr Smith aurait fait l'affaire haut la main. Ses épaules retombèrent sous le coup de la stupéfaction si brusquement que la jeune fille crut que ses bras allaient tomber dans le sens le plus littéral du terme.
– Je n'étais pas au courant de ça, affirma-t-il d'une voix blanche.
– C'est ce qu'il a affirmé, en tout cas. Mais j'ai comme l'impression que sa version est plus que discutable.
Si ses lèvres brusquement pincées étaient une indication, Mr Smith réprima une bouffée de colère plus que certaine avec une maîtrise inouïe.
– Ça ne m'étonne pas de lui, ricana-t-il. Il était la malheureuse victime au cœur brisé, poignardé dans le dos par l'amour de sa vie et par l'adulte de confiance. C'est sans doute de là qu'il tire son look gothique, il a toujours eu un penchant pour le dramatique.
Lilian le regarda, dubitative. Elle ignorait pourquoi, mais elle se sentait un peu déçue. Elle se serait imaginé quelque chose de plus... Elle ne savait pas, peut-être quelque chose de plus « excitant ». Et en fait, cette lourde histoire de scarification n'était que le résultat d'un banal chagrin d'amour. On est tellement bête, à cet âge...
– Pourquoi vous me racontez ça ? demanda-t-elle alors.
– Pourquoi ? répéta Mr Smith.
Il la désigna d'un sobre geste de la main.
– Voilà pourquoi, répondit-il. À cause de moi, sa petite amie s'est détournée de lui, et maintenant vous. Je doute qu'il avale ça aussi facilement.
– Il y sera obligé, protesta fermement Lilian. Je lui avais donné sa chance, mais il a préféré me faire son cirque. Alors maintenant, je ne veux plus entendre parler de lui.
Mais Mr Smith secoua tristement la tête.
– Je ne crois pas qu'il ait la même optique que vous. Je sais ce qu'il pense, du moins le schéma m'amène à le croire. Il sera prêt à tout, soit pour ce qu'il considère comme vous « sauver », soit pour se venger.
Le visage de la jeune fille se figea.
– Se venger, vous voulez dire...
– Il en serait capable, en tout cas, n'oubliez pas qu'il n'a pas hésité à vous faire des menaces. S'en prendra-t-il à vous ou à moi, après, ça dépendra de lui. Mais vous devez absolument vous en méfier. Il est d'une rancune à mon égard qui confine au délire. Le problème n'est pas qu'il vous considère comme sienne, il n'aurait certainement eu aucun souci à ce que vous alliez voir ailleurs. Le problème est que c'est sur moi que vous avez jeté votre dévolu. C'est là que ça a coincé. C'est pour ça qu'il a tout fait pour vous dissuader.
Il eut un rictus las.
– Il est paranoïaque, conclut-il. Doublé en prime d'une animosité irrationnelle. Ça l'a rendu psychotique. Vous n'avez jamais remarqué cette tendance qu'il a, à parler seul ?
Revint à Lilian le souvenir de la rentrée, Constantine discutant sur la terrasse du toit avec on ne savait qui. Elle et Natacha avaient alors cru qu'il était au téléphone. Plus d'une fois elle l'avait effectivement aperçu seul, discutant avec animation.
– Un jour, expliqua Mr Smith, il s'est mis à me parler de sa « dame », comme quoi elle lui avait dit ci et ça, je ne me souviens plus vraiment de ce que c'était. Il m'a fallu du temps avant de comprendre que cette « dame » était en fait une entité purement imaginaire. Et pourtant, il parlait d'elle comme si elle était juste à côté de lui. Il est malade, Lilian. Pas « malade » dans le sens « détraqué », mais malade psychologiquement. Son cerveau souffre et il n'a plus le moindre discernement. Il vit dans son monde, c'est ça qui le rend si associable. Aux dernières nouvelles, il est réfugié dans un taudis de la Ceinture, avec toute une communauté de marginaux qui se prennent pour des mercenaires en traquant la racaille.
À ces mots, Lilian eut alors subitement la vision d'un long manteau et de cheveux gras. Ils ne pourront rien faire contre lui.
– Monsieur, je pense à quelque chose, tout d'un coup...
– Quoi donc ?
– Le jour où j'ai invité Constantine... ou Christel... à sortir, le mois dernier... Un type a débarqué brusquement et l'a provoqué. Ils se sont battus sur le campus, il y avait des tas de témoins. Kahrma, je me souviens qu'il s'appelait.
Mais Mr Smith fit la grimace.
– Kahrma ? Non, ça ne me dit rien. Cela étant, qu'on soit venu le provoquer ne me surprend pas : je ne suis peut-être pas la seule personne à avoir fait les frais de ses illusions.
La jeune fille posa doucement la main sur son bras dans une tentative pour le réconforter. Il avait l'air tellement désemparé ! Elle comprenait un peu mieux les nombreuses entrevues qu'elle avait interrompues entre lui et Constantine. Plus d'une fois, elle les avait surpris, face-à-face, au milieu de ce qui semblaient être de très bouillonnantes querelles, au point de s'être sentie telle une intruse. Elle se souvenait néanmoins avoir distraitement remarqué que pour quelqu'un qui semblait respecter les enseignants, Constantine affichait vis-à-vis de Mr Smith une animosité certaine.
– Ça fait quatre ans qu'il me court après, poursuivit ce dernier d'une voix atone. Chaque fois que je pointe le bout de mon nez, il rapplique. J'avais espéré qu'en travaillant dans votre université, j'aurais enfin la paix. Rien à faire, il est aussi parvenu à rentrer.
– Vous savez, on appelle ça du harcèlement, l'informa doctement Lilian. Pourquoi vous ne vous plaignez pas ? Vous pourriez le faire expulser de l'établissement, obtenir qu'il ne puisse plus y entrer.
– Pour le voir m'attendre à la sortie ? railla-t-il amèrement. Ça ne servirait à rien. Le jeter en prison non plus n'arrangera pas son problème, au contraire, ça le confortera dans l'idée que je lui veux du mal.
– Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire, qu'il pense que vous lui voulez du mal ? Vient un moment où il faut savoir dire stop, non ? Ce n'est pas de votre faute, s'il a pété un câble ! Il n'a qu'à aller trouver sa copine, après tout, c'est de sa faute à elle.
Et le regard désabusé de Mr Smith lui apprit alors tout ce qu'elle avait besoin de savoir. Elle se sentit aussitôt pâlir.
– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle d'une voix blanche. Il lui a fait du mal ?
– Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'elle a disparu de la circulation. On n'a plus jamais eu de nouvelles d'elle.
La jeune fille était blême.
– C'est une blague ? bredouilla-t-elle. Qu'est-ce qu'il lui a fait ?
Et dans son esprit, lui revint l'image du dénommé Kahrma, que « Constantine » avait emmené et qui n'avait jamais reparu.
Ses mains furent prises d'un tremblement incontrôlable. Mr Smith les prit aussitôt dans les siennes pour l'apaiser.
– Vous croyez qu'il va s'en prendre à moi ? s'inquiéta-t-elle.
– Je voudrais pouvoir vous dire que j'aimerais bien le voir essayer, mais je ne suis qu'un professeur de mathématiques. À qui s'en prendra-t-il, à moi, à vous, je l'ignore. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il est dangereux et que ses actions sont aussi imprévisibles que lui.
– Qu'est-ce que je peux faire, alors ?
– Le mieux ? L'éviter. Fuyez-le, et moins vous le verrez, plus vous serrez tranquille. J'ai vu qu'il était sous surveillance, augmentez cette surveillance, ne lui laissez aucune marge de répit. Et tant qu'à faire, si vous tenez vraiment à vous en débarrasser, autant que la demande d'expulsion vienne de vous, et non de moi.
Elle hocha la tête. Cela lui semblait effectivement une excellente idée.
Mr Smith l'attira à lui et l'étreignit avec une bienvenue chaleur.
– Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger, Lilian, la consola-t-il. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas prendre de risque inutile et de l'éviter le plus possible.
– Oui, bien sûr.
Il la lâcha et lui prit la main.
– Venez, je vous raccompagne chez vous.
Et elle le suivit.
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