Chapitre 9 (partie 1)
Constantine refit surface peu de temps après, et il ne lui fallut pas longtemps pour savoir ce qui s'était passé en son absence, ce qui le mit dans une rage folle.
Sa dispute avec Lilian avait fait le tour de l'établissement, et beaucoup de gens imputèrent son état à un simple chagrin d'amour. Un élève compatissant avait bien tenté de lui faire comprendre que « les nanas ! » et qu'il fallait se faire une raison, le seul résultat que sa bonté lui obtint fut l'interruption in extremis de sa chute par la fenêtre grâce à Miss Truman qui passait par là, et qui avait arrêté Constantine juste à temps. Depuis ce jour, tous l'évitaient. S'il voulait continuer à broyer du noir, c'était son problème.
Lilian ne faisait pas attention à lui, et même le fuyait autant que possible. Elle avait tant à faire qu'elle n'avait pas de temps à perdre avec un soupirant éconduit.
Constantine essaya pourtant de lui parler à nouveau, cherchant obstinément à lui faire changer d'avis, mais sans succès, elle l'évitait toujours. Il la sermonna, la supplia, et même la menaça. Quoiqu'à la réflexion, la menacer n'était pas une bonne idée quand il remarqua bientôt la surveillance accrue qui semblait l'observer partout où il allait, limitant ses mouvements et le contraignant à faire profil bas.
« Ça ne peut plus durer, lui dit un jour sa Dame. Tu m'écoutes ? Ça ne peut pas continuer comme ça. »
– Foutez-moi tous la paix, bordel.
« Arrête de faire ta diva ! s'emporta-t-elle. Tu es en train de réagir exactement comme Mr Smith le souhaite. Il voulait t'avoir à l'usure, c'est précisément ce qui t'arrive. »
– Comment vous voulez que j'aille quand je vois ça, sérieusement ?
La Dame eut un geste agacé.
« Mais quelle importance peut donc avoir cette jeune fille pour que tu désespères à ce point, voyons ? »
– La fille, je m'en torche ! C'est ce que ce salopard en fait, qui me troue le cul ! Et elle, elle se jette dans ses bras, en ignorant totalement mes mises en garde. Elle est son jouet, mais elle est tellement aveugle qu'elle ne s'en rend même pas compte !
Il donna un coup de pied rageur dans son sac.
– C'est pas possible d'être aussi conne ! N'importe qui d'autre aurait fait attention, et elle s'est littéralement jetée dans la gueule du loup !
« Il faut bien admettre que tes mises en garde n'étaient pas des plus adroites. Tu l'as bien vu toi-même, elle ne t'a pas cru. Elle a dû penser que tu mentais pour lui faire changer d'avis. »
– Mais c'est exactement ce qui s'est passé, c'est ça qui me troue !
La Dame leva les mains dans un geste apaisant.
« Écoute. Quoi que nous fassions, elle ne le quittera pas aussi facilement. Si tu tiens vraiment à la tirer de là, pourquoi ne t'attaques-tu pas directement à la source du problème ? »
– Et vous voulez que je fasse quoi ? Que je m'introduise chez elle, en mode « ne faites pas attention à moi, je ne fais que passer » ?
Elle le regarda avec impassibilité.
« Comme si ça t'avait déjà arrêté, » railla-t-elle.
Constantine râla devant cet afflux d'arguments. S'introduire chez elle était en effet la solution la plus simple, mais il aurait préféré agir sans la mêler à ça. Lui briser le cœur ne lui posait aucun problème, Lilian était jeune, elle se consolerait effectivement bien assez vite. Le vrai problème était qu'il avait la désagréable impression que s'il passait à l'acte, non seulement ça ne fonctionnerait pas, mais si elle découvrait le stratagème, elle saurait immédiatement que c'était lui et n'hésiterait pas à faire raser la Ceinture toute entière pour le faire sortir de son trou. Et il préférait éviter, merci bien.
Son regard partit dans le vague, cherchant quelque part au loin une inspiration.
– Est-ce qu'il y a au moins dans cette putain de journée un moment où elle le lâche ? demanda-t-il alors.
« Je suppose que oui, il doit bien donner ses cours, rentrer chez lui... »
– L'attaquer en plein cours, je préfère éviter. Bordel de merde, il doit forcément y avoir un moment où il est seul !
« Oui, à son domicile, si tant est qu'il en ait un. Mais s'il fait la cour à cette Lilian, il sera fatalement amené à l'inviter chez lui. Donc, l'on peut supposer qu'il a un domicile. »
Et la Dame se tut. Constantine se plongea dans une profonde réflexion, mais il se rendit bien vite compte qu'il n'avait plus le choix.
Il passa avec lassitude ses mains dans ses cheveux.
– Pfft ! ragea-t-il. Je vais encore être obligé de flinguer une serrure.
« Si je puis te donner un conseil : reste discret. J'ai pu remarquer que tu étais surveillé, depuis quelques jours, et je doute que tes plans soient bien vus. »
– Sans blague ?
Il tourna la tête vers le réfectoire. Lilian en sortait avec Natacha et discutait avec animation, un large sourire aux lèvres. Elle semblait resplendir de son bonheur, mais elle ignorait totalement à quel point il était empoisonné.
Il avisa alors la surveillance discrètement disséminée dans les environs, il en était sûr focalisée sur lui. Ce connard de Smith avait bien choisi son endroit. Au plus le temps avançait, au plus lui se retrouvait pieds et poings liés. D'ici à ce que la direction vînt à lui signifier son renvoi de l'établissement, il y avait une distance pas si grande que ça.
Le jeune homme songea avec amertume qu'il n'allait pas avoir le choix. Il allait devoir lui briser le cœur, et il savait d'expérience à quel point c'était douloureux.
« Alors, que décides-tu ? »
Il croisa ses doigts derrière sa tête, ses épaules crispées par la frustration.
– Pas le choix. Mais je vous prie de savoir que je m'en serais bien passé...
*
– Bonjour, monsieur.
– Miss Hamilton, que puis-je pour vous ?
– C'est au sujet de la dernière leçon sur les logarithmes Népériens, pourriez-vous m'éclairer sur un point ?
Mr Smith hocha la tête et suivit du regard les élèves qui quittaient le cours, puis il se tourna vers la jeune fille qui le regardait, les yeux brillants.
– Votre journée est terminée ? s'informa-t-il alors.
– Je viens de quitter le cours de physiques.
– Vous y avez compris quelque chose ?
– Pas vraiment, mais j'essaie.
Il eut une moue appréciative.
– Essayer, c'est déjà bien. Qui sait ? Peut-être ferons-nous quelque chose de vous, Miss Hamilton.
Il sourit, et elle sentit ses jambes mollir.
Elle n'en revenait toujours pas d'être aussi chanceuse. Depuis maintenant trois semaines qu'elle fréquentait Mr Smith, elle commençait vraiment à avoir une bonne idée de ce que pouvait être le bonheur.
Lilian adorait être en sa compagnie. Plus qu'un amoureux, il était une épaule solide sur laquelle elle pouvait s'appuyer avec ravissement. Elle pouvait lui confier tout ce qu'elle voulait, jamais son attention n'avait flanché. Il lui disait des mots doux qu'elle aimait écouter, et savait les pimenter quand ils étaient seuls. Et quand il l'embrassait, il était à la fois d'une douceur et d'une ardeur qui la faisait rougir jusqu'aux oreilles. Elle n'avait jamais autant ri, souri, espéré, autant mis de sa personne dans une relation. Il était l'aboutissement de ce qu'elle avait cherché pendant toutes ces années, et elle le cultivait avec tout l'amour et toute la patience du monde.
Elle le regarda fermer son cartable, un incontrôlable sourire aux lèvres, et il se tourna vers elle.
– J'ai fini, annonça-t-il. Voulez-vous que je vous raccompagne ?
C'était également l'une des raisons pour lesquelles elle lui était aussi dévouée : elle n'avait pas besoin de formuler ses demandes, il les devinait tout de suite et les exécutait avec une bonne volonté désarmante.
Elle ne se fit pas prier pour accepter, et ils sortirent de la salle de classe.
– Alors, ces logarithmes Népériens, dites-moi donc ce que vous n'avez pas compris.
Ils parcoururent les couloirs en devisant sur les mathématiques, dans une tentative pour sauver les apparences, ce qui était superflu, car il y eut quand même quelques filles pour les suivre du regard avec convoitise. D'autres les ignorèrent complètement, habituées depuis le temps à cette étrange conception qu'ils semblaient s'être fait des préliminaires, et ils quittèrent l'établissement.
Lilian attendit qu'ils fussent suffisamment éloignés pour lui prendre le bras.
– Comment se sont passés vos cours, aujourd'hui ?
– Pas trop mal, admit-il. J'ai principalement eu des premières années, ils sont moins désagréables.
– Quelle était la leçon ?
– Le calcul infinitésimal.
Elle eut un air entendu et un sourire bien forcé. Elle avait très certainement manqué ce cours l'année précédente.
– Je suis sûre que c'était très intéressant, biaisa-t-elle.
– C'est du niveau de premier cycle, s'amusa Mr Smith. Vais-je devoir vous donner des cours de rattrapage, Miss Hamilton ? Et moi qui pensais faire quelque chose de vous.
Elle lui donna un canaille coup de coude dans les côtes pour toute réponse.
Ils marchèrent rêveusement, rendus silencieux un moment.
– Il m'a semblé comprendre que votre père allait ouvrir une galerie d'exposition dans son usine..., souleva distraitement Mr Smith.
– Oui, c'est en projet. Une galerie visant à raconter l'histoire de la biotechnologie, de la société et de ses inventions, pour ceux qui viendraient visiter. C'est la mode, ils font tous ça, en ce moment, ils aiment bien épater les industriels en vadrouille chez eux.
– Et concrètement, à quoi ça va ressembler ?
– À une rétrospective, je suppose. Depuis le fondateur jusqu'à aujourd'hui, avec un tas de vieilleries pour bien montrer comment on a fait des progrès.
Il eut un sourire en coin devant son ironie.
– Laissez-moi deviner : ça vous passe au-dessus de la tête.
– Un peu, j'avoue. Je ne me suis jamais vraiment intéressée au travail de mon père. Je me vois très mal reprendre le flambeau, même s'il n'a jamais caché cette ambition. Mais ce n'est pas comme si j'avais grandi entre deux incubateurs, il m'a fallu du temps avant de comprendre en quoi consistait son activité. Partie comme je suis, je serai très certainement une riche femme au foyer qui s'ennuie entre son shopping et son institut de beauté.
Mr Smith fit la grimace.
– Riche... vous y allez fort. Je n'ai pas le même niveau de vie que vous, quand même.
– Ah ? C'est une proposition ?
Il leva un index sentencieux.
– N'allez pas trop vite en besogne, mademoiselle. N'oubliez pas que tout vient à point à qui sait attendre.
La jeune fille grogna.
– J'ai l'impression d'entendre Constantine, quand vous dites ça.
Il leva les mains en excuse.
– Au temps pour moi, ce n'était pas l'effet voulu.
Lilian se tut. Leur marche se poursuivit en silence pendant un moment, bercé par le brouhaha de la ville autour d'eux. Alors qu'ils atteignaient le centre-ville, Mr Smith sembla hésiter une minute, puis il reprit la parole :
– Lilian, j'y ai beaucoup réfléchi...
– Oui ?
– Je vais vous faire une confidence.
Interpellée par la prudence du ton de sa voix, elle releva la tête et lui jeta un regard surpris.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Oh, rien de grave. Enfin...
Elle fronça les sourcils, brusquement inquiète. Mr Smith semblait étrangement sur la réserve.
– Quelque chose vous tracasse, devina-t-elle.
– C'est exact.
Mr Smith hésita encore, puis finalement se lança :
– Je me fais du souci au sujet de Mr Constantine.
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