Chapitre 7 (partie 1)
– Alors ? Raconte !
C'était l'heure de la cantine, et Natacha ne tenait plus en place.
– Allez, quoi ! insista-t-elle. Depuis ce matin, tu n'en as rien dit !
Lilian soupira, la paille de sa briquette de jus de pomme dans la bouche.
– Arrête, laisse-moi tranquille avec ça.
Ce qui laissa son amie bouche bée.
– Eh bien quoi ? Ça s'est mal passé ?
– Mais non ! s'énerva Lilian. En fait, si. C'est juste que... Oh, et puis laisse tomber.
Et elle continua d'aspirer son jus de pomme, bien que la briquette fût déjà vide depuis longtemps. Natacha considéra son amie, perplexe.
– Qu'est-ce qui s'est passé, Lily ? Tu étais tellement contente à l'idée de sortir avec lui, et maintenant, tu tires cette tête.
L'obstination de Lilian rompit devant la logique de son amie. Pendant des heures, elle avait ressassé les événements. Elle avait retourné cette soirée dans sa mémoire une bonne centaine de fois, afin d'en tirer quelque chose de concret. Mais rien à faire, elle n'y arrivait pas.
– C'est un type trop bizarre, avoua-t-elle enfin.
Natacha, qui avait finalement renoncé, leva les yeux sur elle.
– Quoi ?
– Constantine, lui expliqua la jeune fille. C'est un type trop bizarre.
– Ah bon, tu l'ignorais ?
Et Lilian put percevoir toute l'ironie de ses propos.
– Non, tu ne l'as pas vu comme moi je l'ai vu, s'agaça Lilian. Je l'ai vu, je l'ai entendu, je l'ai vécu, et si je te dis qu'il est bizarre, c'est qu'il est encore plus bizarre que tu ne peux l'imaginer.
Natacha était pendue à ses paroles.
– Au départ, continua Lilian, je prenais ça pour de l'originalité, tu sais, de la rébellion, des trucs comme ça, mais en fait, ce type a vraiment un problème.
Elle se tourna vers son amie.
– Il vit dans la Ceinture, révéla-t-elle.
Natacha ouvrit des yeux de stupéfaction.
– Dans la Ceinture ? Sérieux ?
– C'est lui-même qui me l'a dit, se défendit Lilian, je ne l'ai pas inventé.
– Qu'est-ce qu'il fait ici, alors, s'il vient de la Ceinture ? Je veux dire, ce n'est pas comme si c'était l'une des universités les plus chères du pays.
– Selon ses propres dire, il a « des fonds ». Mais qu'il préfère vivre chez les pauvres parce que, pour résumer, c'est plus authentique.
Son amie fit la grimace.
– Authentique ? Il est vraiment sérieux ? Qu'est-ce qu'on peut trouver d'authentique à un bidonville ? Je me rappelle avoir vu des images, ça craint, comme endroit.
Lilian leva les mains, se défaussant.
– Ne me demande pas, c'est ce qu'il a dit qu'il préfère. Tu te rends compte qu'il m'a littéralement reproché mes soins de peau ? Qu'est-ce que je l'emmerde ! Tu sais qu'il a voulu empêcher un nettoyage, au cours de la soirée ?
Le visage de Natacha s'allongea de stupéfaction.
– Il n'a pas osé !
Mais la jeune fille hocha la tête.
– Un paria s'était introduit à la galerie en se faisant passer pour un serveur. Il voulait voler de la nourriture. Tu te rends compte que Constantine lui a donné sa montre ? Et quand la sécurité l'a repéré et a voulu le nettoyer, il a voulu les en empêcher.
– Mais c'est qui, ce mec ?
Lilian fit la moue, jetant par terre sa briquette de jus de pommes. Un robot, passant par-là, la ramassa et s'éloigna.
– Aucune idée, avoua-t-elle. J'espérais justement le découvrir, hier soir, et puis...
Elle se tut, bien désenchantée tout-à-coup. Natacha lui posa une main réconfortante dans le dos.
– Disons que tu l'as découvert, mais que ce n'était pas ce que tu aurais aimé découvrir, philosopha-t-elle.
– Oh, mais attends, je ne t'ai pas raconté le meilleur.
– Ah ?
– Quand il a voulu empêcher la sécurité de nettoyer le paria, l'un des agents l'a attrapé par la chemise et l'a balancé sur le côté.
Elle se souvenait avoir eu une petite pensée émue pour la chemise en entendant le tissu se fendre sous la poigne de l'homme. Mais l'imperturbable agent de sécurité s'était contenté de rejeter Constantine sur le côté avant de porter secours à son collègue. Constantine s'était redressé pour riposter, alors que le coup de feu claquait dans la salle, la déchirure béante dans son dos. Et Lilian avait eu tout le temps d'apercevoir la large cicatrice en croix qui lui barrait les omoplates.
Natacha laissa échapper une exclamation, les traits tordus par le dégoût.
– Une cicatrice ? Du genre, branding ? C'est peut-être un fan de sadomaso ?
Lilian haussa les épaules d'ignorance, se souvenant des longues plaies noircies et tordues qui s'étendaient maladroitement et disparaissaient derrière les pans encore intacts de la chemise. Elle ne savait pas ce qui pouvait avoir provoqué des cicatrices aussi étendues, mais elle devinait que ça avait dû faire mal.
– Aucune idée, et je m'en fous. Je ne sais pas ce que les copines ont pu lui trouver, mais moi, je lâche l'affaire.
– Pour leur défense, railla son amie, elles n'ont pas été aussi loin que l'inviter à sortir. Tu aurais peut-être dû te contenter de faire comme elles.
– Même pas en rêve ! Je leur laisse, à leur santé.
Natacha éclata de rire et lui donna une tape encourageante sur l'épaule.
– Bah ! Si ce n'est pas lui, ce sera un autre, va. Je te connais, tu vas bien en trouver un nouveau.
Oui, Natacha connaissait Lilian. C'était l'une des raisons pour lesquelles elles étaient tant amies. C'était aussi l'une des raisons pour lesquelles, après avoir redonné à son amie le sourire, elle alla traquer Constantine à-travers le campus.
Ce dernier la vit arriver alors qu'il sortait du bâtiment de sciences, et il ne savait pas s'il devait s'amuser de son allure résolue ou s'inquiéter de son air sardonique.
Il se décida pour le premier, mais garda un œil sur le second.
– Bonjour, miss Thompson, salua-t-il. « Et je chanterai à la gloire de ton nom. »
Natacha eut une seconde d'hésitation devant son accueil. Absolument personne dans cet établissement ne s'était habitué à cette façon quasi sibylline qu'il avait de parler, qui ne semblait connue que de lui seul.
– Sans offense, mais je ne chanterai pas à la gloire du tien, répliqua-t-elle.
– Le contraire m'aurait surpris.
Sa réponse agaça la jeune fille. C'était comme si aucune attaque ne l'atteignait jamais. Et pourtant, nombreux étaient ceux à avoir essayé.
– À ta place, je ne me la ramènerais pas trop, tu sais ? lui recommanda-t-elle alors.
Constantine ne leva pas les yeux au ciel, mais c'était tout comme.
– Oh, laisse-moi deviner : elle t'a fait un rapport circonstancié de mes exploits d'hier soir.
Natacha ne perdit pas son temps à lui demander comment il avait deviné, il devinait toujours tout, et elle s'était peut-être montrée un peu trop limpide.
– Je me contenterai de te dire que tu ne lui laisseras pas un souvenir impérissable, railla-t-elle.
– Dommage, la soirée avait pourtant bien commencé. J'avais particulièrement aimé son histoire de la fois où elle avait piégé un de ses ex avec un hologramme de sa petite amie. C'était très original.
Si Natacha eut une fraction de seconde d'hésitation devant l'étendue des confidences que Lilian semblait lui avoir faites, elle le cacha bien. Et si elle le cacha mal, Constantine cacha l'avoir remarqué.
– En ce qui me concerne, susurra-t-elle, j'ai plutôt aimé son histoire du paria dont tu as voulu sauver les fesses. Même si celle où tu vis dans la Ceinture n'est pas mal non plus.
Constantine n'accusa pas le coup, la nouvelle ne le surprenant aucunement. Vu comment la soirée s'était finie, que Lilian n'en chérît pas le souvenir était évident, et qu'elle s'en servît pour faire des gorges chaudes était même prévisible.
Il eut un geste défaitiste.
– Bah, s'avoua-t-il vaincu, j'aurais essayé. Elle ne m'a pas testé comme elle voulait, mais c'est peut-être mieux comme ça.
– Pour quelqu'un qui a sauté la moitié de la classe, tu as l'air de bien le prendre.
– Tu l'as dit toi-même : « tout ce qu'elle veut, c'est te mettre à l'essai. » J'étais un nom de plus sur sa liste et elle était un de plus sur la mienne. On n'était juste pas faits pour s'accorder.
Natacha ne savait pas si elle devait être stupéfaite ou déçue par sa bonne composition. Elle en vint à se demander s'il ne le faisait pas exprès.
– Et puis telle que je la connais, poursuivait le jeune homme, je suis sûr qu'elle va très vite s'en trouver un autre. Je ne suis pas le seul mec sur le campus, heureusement.
Natacha eut un demi-sourire. Oui, elle connaissait bien Lilian. C'était l'une des raisons qui faisait qu'elle savait que son amie avait un nouveau nom sur sa liste. C'était également l'une des raisons qui faisait qu'elle se doutait déjà de qui c'était.
– Oh, je n'ai aucun doute là-dessus, susurra-t-elle. En fait, je suis même en mesure de te dire qu'elle t'a d'ores et déjà remplacé.
– Si vite ? On peut dire qu'elle ne perd pas de temps. Tu me diras, c'est une bonne chose, mais pourquoi j'ai l'impression que tu as envie de me dire qui c'est ?
Intérieurement, Natacha se posait aussi la question. Pourquoi avait-elle tant besoin de lui brandir la prochaine conquête de Lilian sous le nez ?
– J'ai surtout l'envie de te dire que tu lui as donné envie de relever un peu ses standards.
Constantine, qui était décidément résolu à ne pas réagir comme elle le voulait, fit la grimace.
– Pitié, ne me dis pas que c'est ce troufion de Brandon Wikles. Il collectionne les figurines de petits lapins !
– Je ne veux même pas savoir comment tu le sais. Et non, ce n'est pas Brandon Wikles.
– C'est déjà ça. C'est qui, alors ?
– Quelqu'un de beaucoup plus instruit que toi.
Constantine observa un instant de silence et un vague point à l'horizon, plongé dans une rapide réflexion.
– Un prof ? devina-t-il.
Ce qui ne le surprendrait pas. Il avait vaguement entendu parler de Shirley Kinnan et de Mr Stapleton. De toute évidence, c'était aussi courant que les dessous de tables.
Natacha continuait de le regarder, une fierté puérile dans la prunelle.
– Bon, la bouscula Constantine, si tu as envie de me le dire, dis-le-moi, qu'on en finisse !
– C'est Mr Smith, le prof de maths.
Et enfin, il réagit.
Son visage s'affaissa d'abord, foudroyé par la consternation. Ses bras lui en tombèrent, alors qu'il ouvrait la bouche de stupéfaction. Puis, la seconde d'après, son visage se ferma brusquement, ses mâchoires et ses poings se crispèrent, son corps tout entier était tendu, l'aura qui l'entourait subitement si empoisonnée que Natacha ne put réprimer un mouvement de recul.
Pendant un instant, le monde autour de lui cessa de tourner. Constantine n'entendit plus rien que cette phrase en écho dans sa tête.
C'est Mr Smith, le prof de maths.
– Mr Smith ? répéta-t-il.
Natacha, qui n'avait brusquement plus envie de rire, se contenta de hocher la tête. Elle commençait à remettre son bon sens en question. Immobile, elle regardait avec appréhension Constantine qui semblait avoir reçu la nouvelle comme un répugnant uppercut.
Il sembla alors prendre une décision, puis sans plus faire attention à la jeune fille, il tourna les talons et s'éloigna d'un pas rapide.
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