Chapitre 61 (partie 3)


Il n'en revint pas. Ainsi donc, elle acceptait ?

– Parce que vous avez beau avoir vos doyennes responsabilités, sans compter vos jeunes ignorants qu'il vous faudra former, mais si vous tenez tant à ce que nous ayons une relation saine et régulière, il vous faudra y mettre du vôtre.

Ravi, il bondit sur le lit et s'inclina devant l'honneur qu'elle venait de lui accorder.

– Je paierai de ma personne, si tel est votre désir, assura-t-il.

Elle laissa échapper un rire purement nerveux, puis cacha son visage dans sa main, presque gênée par sa diatribe.

– Je suppose qu'il n'était que temps, avoua-t-elle avec douceur.

– Deux cent cinquante-trois ans ensemble, ça nous pendait au nez. C'était ça où nous écorcher crus. Même si j'ai quand même une question...

– Je vous écoute.

– Qu'est-ce que vous me trouvez ?

– Dieu seul le sait.

Sa franchise lui tira un sourire amusé. Il vint s'agenouiller devant elle.

– Soit, j'y mettrai tout ce que je peux, promit-il. Mais j'en attends de même de vous.

– Et quoi donc ? Vous avez déjà eu tout ce que vous vouliez de moi.

– Non, pas tout.

Elle le regarda. Avec un doux sourire, il désigna sa poitrine du doigt.

– Serez-vous d'accord pour m'en donner une moitié ?

Elle considéra ses propos, les sourcils relevés par la surprise.

– Qui aurait cru que vous étiez un incorrigible sentimental ?

– Soyez clémente, se défendit Christel avec une grimace, c'est une première pour moi aussi.

Cela fit rire la comtesse, qui lui prit la main avec indulgence et la posa d'elle-même sur son sein.

– Je pense qu'il pourra nous convenir à tous les deux, assura-t-elle. Vous avez de la chance, je ne l'ai pas mangé.

Christel leva sa main libre en l'air en célébration.

– Nous sommes sauvés, se satisfit-il.

– Nastasia.

Il la regarda.

– Pardon ?

Elle hésita une seconde, puis répéta :

– Nastasia. C'est mon prénom.

Le jeune homme garda le silence, laissant le nom rouler dans sa tête comme un goût sur ses papilles.

– Nastasia..., répéta-t-il. C'est un très joli prénom. Dérivé d'Anastasia, non ? Vous savez ce que veut dire « Anastasia » ?

La comtesse secoua la tête.

– Ça veut dire « renaissance », ou « résurrection ».

Il croisa ses bras sur ses genoux repliés contre lui.

– Et vous savez ce que veut dire « Arthur » ? ajouta-t-il.

– Non.

– C'est celte. Ça veut dire « ours ».

La comtesse haussa un sourcil ironique.

– Voilà qui explique bien des choses, se moqua-t-elle.

– N'est-ce pas ?

Il marqua un temps d'arrêt.

– C'est bizarre, quand même, remarqua-t-il. Vous êtes une allemande pure souche, mais vous avez un nom slave. Bon, on ne va pas s'en plaindre, vous auriez pu vous appeler Bertha, ou Gertrud. Ou pire, encore : Heidi.

Il articula les prénoms avec un accent effroyable, et l'idée que la comtesse eût pu être affligée de tels prénoms était si drôle qu'elle fut la première à en rire. Christel la regarda, une seconde livrée à ses émotions, grisé par son rire cristallin.

Il inclina la tête, appréciant le secret à sa juste valeur.

– Entendu... Nastasia.

Mutin, il la prit alors par les bras et l'entraîna vers lui.

– Vous disiez que je devais y mettre du mien, n'est-ce pas ? Je m'en vais donc m'y mettre corps et âme, vous allez voir.

La comtesse le considéra avec surprise.

– Que faites-vous ?

Il sourit, malicieux.

– Quelque chose de licencieux, mais de follement excitant.

Elle comprit et ouvrit la bouche, stupéfaite.

– Christel, voyons, ce n'est pas sérieux !

– Arthur, la reprit le jeune homme.

– Arthur, ce n'est pas sérieux du tout ! Vous venez à peine de reprendre connaissance.

– Eh bien, voilà un excellent moyen de me remettre d'aplomb, assura-t-il en la renversant sur le lit.

Elle rebondit sur le matelas en éclatant de rire. Christel écouta son rire avec ravissement. Il aimait quand elle perdait toute sa retenue, elle lui apparaissait encore plus belle avec ce naturel spontané.

– Vous êtes un démon ! râla-t-elle en nouant ses bras autour de son cou.

– N'oubliez pas que mon prénom est Arthur, et que c'est un prénom associé à Artémis, qui est, je vous le rappelle, déesse de la chasse.

– Cessez donc de jouer sur les mots.

– Tant que vous continuerez d'aimer mes jeux de mots complètement pourris, je continuerai à en faire.

Il la regarda un moment, avec bonté, puis lui caressa doucement la joue.

– Me permettez-vous de vous poser une question ? demanda alors la comtesse.

– Allez-y.

Elle hésita une seconde, puis demanda :

– Si... votre fils était venu au monde... Comment l'auriez-vous appelé ?

Elle sentit alors le jeune homme marquer un temps d'arrêt, et elle regretta aussitôt sa question.

– Pardonnez-moi, s'excusa-t-elle, ma curiosité était déplacée.

– Non, non, au contraire, la rassura-t-il. C'est logique de demander.

La comtesse garda le silence, attendant la suite. Christel avait les yeux dans le vague.

– J'avoue que c'est difficile dans le sens où je n'avais jamais su jusqu'à maintenant, avoua-t-il. Mais c'est vrai, après tout. Si on n'avait pas croisé Smith, je serais devenu père... Alors, oui, on l'aurait appelé comment ?

Il secoua la tête. Il semblait plus se parler à lui-même.

– Il aurait certainement pris le nom de mon père, ou de celui d'Éléonore, je suppose... Même si je suis bien infichu aujourd'hui de me rappeler l'un ou l'autre...

Il regarda la comtesse.

– Ça fait drôle, quand même, de se dire que j'aurais pu être père. Avoir un petit bonhomme qui me court dans mes jambes en m'appelant « papa ».

Ce qui le fit sourire.

– Du coup, ça me fait repenser au garçon que j'étais, avant. Cette espèce de play-boy, qui accumulait les conquêtes comme un poivrot accumule les cuites. Et là, je me pose la question à un million : comment j'aurais réagi si mon fils avait eu le même comportement ? Là, de le voir sauter des filles à tout-va, comme moi je faisais.

Il ne put réprimer une grimace contrite à cette idée.

– En fait, je crois que j'aurais mal réagi. C'est quand même marrant, la paternité. On fait plein de conneries quand on est jeune, mais il est hors de question que nos gosses fassent les mêmes. On prend un pied monstrueux à les faire, on trouve ça génial, mais dès que c'est le tour de nos gosses, c'est niet.

La comtesse hocha la tête pour lui faire savoir qu'elle comprenait ce qu'il voulait dire.

– Tout-à-fait. Vous auriez certainement été un père très singulier.

Il la regarda, presque surpris par sa remarque.

– Vous croyez que j'aurais fait un mauvais père ? s'inquiéta-t-il.

Elle lui caressa le menton du bout de l'index.

– Je n'ai jamais dit cela, affirma-t-elle. Vous auriez certainement eu votre propre conception de l'éducation, mais je suis persuadée que vous auriez fait un père formidable, ou du moins très aimant. Votre réaction quand Smith vous a appris la grossesse de mademoiselle Éléonore en est la meilleure des preuves.

Le regard du jeune homme s'embua. Un épais silence tomba, pendant lequel il caressa doucement la joue de la comtesse.

Celle-ci, devant son visage un peu crispé, se résolut à briser son mutisme.

– Vous savez, avança-t-elle, vous avez le droit de la pleurer.

Il la regarda avec bonté, un triste sourire aux lèvres.

– Je n'ai jamais fait que ça, comtesse. Je l'ai tellement pleurée que je ne dois plus avoir de larmes à pleurer.

– Et votre fils ? insista la comtesse. Allez-vous le pleurer, lui aussi ?

Christel marqua un court silence.

– Je ne sais pas, avoua-t-il enfin. Ça fait mal de savoir que cet enfant n'a jamais pu voir le jour, mais... J'ai vécu tout ce temps sans savoir qu'elle attendait un enfant de moi. Alors oui, je souffre, mais... En fait, ce qui m'a fait le plus mal, ce n'est pas l'avoir perdu, c'est comment je l'ai perdu. Éléonore... Ce monstre l'a anéantie. Il l'a déchirée de l'intérieur, et il ne se passe plus une seule seconde sans que je n'en vienne à imaginer ce que ce... cette toute petite chose a pu ressentir. Sa peur, son chagrin... Qu'est-ce qu'il a pu penser, à ce moment-là ?

Il se tut, serrant dans ses bras son propre corps frémissant, la bouche tordue par l'horreur. La comtesse lui prit le visage entre les mains, comme pour le rassurer.

– C'est moi qu'il aurait dû prendre, affirma-t-il d'une voix misérable. Si j'avais eu à choisir entre mon fils et moi, je me serais donné à Smith sans la moindre hésitation.

Elle ne trouva rien à répondre. Le jeune homme s'allongea alors contre elle, le visage enfoui dans son cou. La comtesse l'entoura de ses bras dans une attitude consolatrice.

Christel se cramponna à elle, repensant à Smith, et frémit en songeant à ses propos sur le salut de Lilian. Car il avait raison. Il n'avait pas parlé avec elle de son salut. Sa Dame même ne lui en avait pas parlé. Personne ne lui en avait parlé, ni James, ni Lulu, parce qu'à ce jour, personne encore ne savait à qui attribuer la responsabilité de sa mort. Jusqu'à présent, ils avaient toujours accordé le point au geste final, parce que le schéma était toujours tellement simple qu'il n'y avait jamais à tergiverser. Mais le cas de Lilian compliquait amplement le débat. La logique aurait voulu que ce fût le maudit, c'était même la solution la plus évidente. C'était d'ailleurs celle que, jusqu'à nouvel ordre, il avait été décidé de faire croire à Lilian. Mais ç'aurait été le maudit s'il n'y avait pas eu le démon. Ç'aurait été le démon s'il était reparti de lui-même en laissant Lilian se vider de son sang. Mais Christel avait exorcisé ce démon, en ayant parfaitement conscience des conséquences de son geste. Alors, l'intention ou le geste final ? Ses intestins se nouèrent douloureusement en imaginant le chaos que Smith aurait pu provoquer s'il avait révélé le dilemme. Pourquoi ne l'avait-il pas fait ?

Une petite voix dans sa tête lui souffla alors que c'était précisément la raison pour laquelle il n'avait rien dit. Quoi de plus sournois que l'incertitude ?

Christel resta ainsi un instant, sans bouger, sans dire un mot, puis il se redressa et donna à la comtesse un baiser très doux. Elle consentit à son geste, mais le reçut avec tristesse.

– Écoutez, Christel..., reprit-elle alors.

– Arthur, la corrigea-t-il d'une voix douce.

– Arthur... Je sais que vous pensez toujours à elle. Ce combat que vous avez mené pendant des siècles en est la meilleure des preuves. Vous l'avez perdue trop tôt, et je sais également que vous continuerez à penser à elle. Mais vous devez savoir que je ne la remplacerai jamais.

Il ne répondit pas, continuant de lui caresser les cheveux. Son regard tranquille avait néanmoins une peine infinie.

– Vous me comprenez ? insista la comtesse. Je ne la remplacerai pas, Arthur. Je ne remplacerai jamais Miss Éléonore.

– Je sais.

Il lui lissa les mèches sur son front. Son visage était doux et serein.

– Je sais très bien que vous ne la remplacerez pas, et je n'ai jamais prétendu le contraire. Vous n'êtes pas Éléonore, Liebling. Mais, en attendant...

Elle lui prit le visage, éperdue. Liebling. Amour. Elle comprenait. Il l'avait choisie pour elle, et non pas pour le vide qu'elle pouvait combler.

Elle prit alors une soudaine résolution. Une résolution folle, une résolution inattendue, mais une résolution ferme. Elle savait que jamais elle ne prendrait la place d'Éléonore, et jamais elle ne prétendrait revendiquer ce droit, mais elle décida, par affection pour lui, de donner tout ce qu'elle avait pour lui venir en aide.

Christel allait monter au Paradis, et elle allait l'y aider. Elle ignorait le temps que cela mettrait, elle ignorait la façon dont elle s'y prendrait, mais, elle se le jura solennellement, elle mettrait tout en œuvre pour lui permettre de revoir sa bien-aimée

Du bout des doigts, elle caressa alors avec une extrême douceur la balafre sur sa poitrine.

– Dans ce cas, Arthur, me laisserez-vous le privilège d'être votre « renaissance » ?

Il lui prit la main, la serra très fort, et se pencha sur elle.

Oui, Liebling. En attendant...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top