Chapitre 61 (partie 2)


– J'ignore en revanche si cette information vous importe, mais Miss Hamilton a eu une très longue conversation avec son amie Miss... Thompson, c'est bien cela ? J'ai cru comprendre qu'elle a été témoin de choses qu'elle n'aurait pas dû voir, et qu'étant donné les circonstances, des explications étaient à l'ordre. Vous serez heureux de savoir qu'elles se sont séparées en très bons termes. Miss Hamilton attend également impatiemment votre rétablissement, car elle brûle de vous raconter l'hospitalisation de son oncle qui, semble-t-il, aurait fait une terrifiante crise de nerfs en découvrant l'état dans lequel vous auriez laissé sa maison.

L'anecdote arracha à Christel une exclamation extrêmement amusée.

– Pour le reste, poursuivit la comtesse, j'ai eu vent des divagations d'un forgeron, que vous auriez baptisé « le Nain », pour une raison que j'ignore, lequel prétendait que Katharine McGowan a été exécutée par une rapière forgée de ses mains.

– C'est juste un gros mytho, il l'a seulement réparée.

– Sans doute. Il y a aussi ce tailleur, qui se vantait d'avoir conçu les costumes qui vous ont permis d'infiltrer l'établissement... Oh, et les parieurs tiennent absolument à ce que vous sachiez qu'ils vous vouent aux cinq cents diables. J'ai également eu des nouvelles de votre « amie » ...

Christel haussa les sourcils de surprise.

– « Amie » ? Qui ça ?

– Vous souvenez-vous de la requête que vous avez soumise à Miss Lilith ? Elle vous fait savoir qu'elle attend toujours.

Le jeune homme se laissa retomber sur l'oreiller avec un grognement, d'ores et déjà fatigué par la perspective.

– Et merde. Ça m'apprendra à promettre du sexe à une femme.

– En revanche, continua la comtesse en souriant de sa mauvaise fortune, il y a une personne qui a tenu à vous remercier.

Il redressa la tête.

– Ah bon ?

– Oui, il tenait à vous remercier pour le répit que votre proposition à Lilith lui a octroyé.

Il comprit.

– Le Doyen ?

– En personne. Il semble avoir les coudées un peu plus franches, depuis. Il en profite également pour vous transmettre ses plus sincères félicitations.

– Je voudrais pouvoir trouver le moyen de le sortir de là, rêva tout haut Christel. Foutue bureaucratie...

La comtesse se mordit la lèvre, peu optimiste.

– Connaissant sa geôlière, ce ne sera pas aisé. Mais je sais que vous ne renoncerez pas. Les seuls qui n'aient rien gagné, dans cette histoire, ce sont les Princes. Par votre faute, ils ont dû renoncer à Miss Goldenwood.

– Ah, parce que c'était eux ?

– C'est ce qu'il apparaît, oui. Je me suis demandé en quoi cette demoiselle était intéressante, toute refaite de partout. Alors que moi, voyez-vous, je suis d'un naturel très poussé.

Le jeune homme garda un prudent silence. C'était la première fois qu'elle évoquait ainsi devant lui son ancienne relation avec les Princes. C'était dans l'optique de faire d'elle leur maîtresse qu'ils avaient envoyé Smith la tourmenter. Et même si ses relations matrimoniales n'étaient pas des plus heureuses, et si elle avait accepté son veuvage dans la couche des Princes avec beaucoup de plaisir, elle avait cependant mal digéré le massacre de ses enfants. Encore une chose qui l'avait éloignée des affaires infernales.

– La dépouille de Miss Goldenwood a été découverte après la soirée par le personnel ménager, poursuivit-elle comme si de rien n'était. Inutile de vous dire que l'histoire a fait grand bruit. Les affaires de Smith étant restées sur place, il est devenu le principal suspect. Aux dernières nouvelles, la police envisage la piste d'un psychopathe sexuel.

– Ils perdent leur temps, de toute façon, ils ne le retrouveront pas. J'imagine que ça va chier des bulles pour le campus, après ça. Je vois le truc d'ici : l'université qui embauche des profs criminels en série.

La boutade n'avait pas vocation à faire rire, mais elle illustrait à merveille les problèmes que l'établissement allait fatalement rencontrer par la suite. Car nombreuses avaient été les victimes de Smith entre ses murs, et c'était une chose sur laquelle les parents allaient difficilement passer l'éponge.

– Smith était une pourriture, mâcha amèrement Christel, et il n'a eu que ce qu'il méritait. Mais ça ne rendra jamais ces jeunes filles, et ça ne soulagera jamais ces parents. C'est peut-être des arrivistes, des lèches-culs, des connards de première, mais c'est aussi des êtres humains. Ils pourront payer tout le fric qu'ils voudront, rien ne les consolera de ça.

Il se laissa retomber contre son oreiller, fataliste.

– On aurait pu la sauver. On aurait pu sauver cette fille, mais on est arrivés trop tard.

La comtesse se pencha alors vers lui et le fit taire en lui posant la main sur le front.

– Vous n'êtes peut-être pas tout-puissant, mais ce n'est pas une raison pour vous en rendre responsable. Vous avez fait ce que vous avez pu.

– Oui, je suppose.

– Supposez donc, rétorqua la comtesse. Je vous ai trop souvent entendu vous morfondre sur vos misères pour tolérer une fois de plus cette tendance égocentrique que vous avez de vous tirer vers le bas.

Ce qui arracha un sourire à Christel. Il ne pouvait la contredire sur ce point.

– Bah, plaisanta-t-il néanmoins, au moins, j'aurai réussi à protéger quelque chose.

– Vraiment ? Quoi donc ?

Il la regarda. Ses yeux étaient brusquement devenus pétillant.

– Votre réputation, meine Liebe. Je ne sais pas comment il a fait son compte, mais apparemment, Smith ne savait pas du tout ce qui se passait entre vous et moi. S'il avait survécu, c'aurait été malheureux qu'il aille voir les Princes et leur déballe vos frasques.

Il sentit la comtesse se raidir.

– Pour autant que je sache, affirma-t-elle fermement, mes frasques ne regardent que moi. Ainsi que je l'ai dit à Smith, personne n'est en position pour juger mes fréquentations. D'autant que je mets au défi le moindre d'entre nous de ne pas avoir... fraternisé, allons-nous dire.

Là encore, Christel pouvait difficilement lui donner tort.

– Vous me direz, c'est pas faux, reconnut-il. Quand je pense que ces bon Dieu de Princes sont assez cons pour réclamer une fille comme celle de la bibliothèque. Sérieux, si vous saviez son pedigree chirurgical, c'est un truc de malade. Je veux bien que les goûts soient dans la nature, mais quand même.

Puis il la regarda avec un petit sourire.

– Ils ne savent pas ce qu'ils ont perdu, lui assura-t-il, vous valez infiniment plus que toutes ces morues en plastique. Vous êtes une femme extraordinaire, comtesse, et croyez-moi, je me considère comme extrêmement chanceux de vous avoir comme...

Il hésita.

– Comme ? l'encouragea la comtesse.

– Euh...

Elle lui enleva malicieusement le foie en boîte des mains.

– Comme quoi ? insista-t-elle avec un sourire. Amante, compagne, partenaire, amoureuse ?

Elle vit les yeux de Christel s'agrandir de surprise, et prit soudainement conscience de ce qu'elle venait de dire.

Amante, compagne, partenaire... 

Amoureuse ? 

Elle se figea. L'atmosphère, auparavant badine, changea brusquement. Il y eut un lourd silence. Elle leva les yeux et regarda Christel qui n'osait pas articuler un mot, incapable de savoir ce qu'il convenait de dire en telle circonstance. Cherchant une quelconque contenance, elle reposa la boîte en carton sur la table de chevet et se rassit, croisant les mains sur ses genoux. Puis elle sourit.

– Vous me rappelez le temps où les hommes devaient accomplir des tours de forces pour impressionner une femme, se souvint-elle avec nostalgie. Il fallait qu'ils se battent en duel ou qu'ils viennent prouver leur bravoure, des fois, des façons les plus stupides qui soient.

– Oh, je n'ai pas besoin de tours de force pour vous impressionner, meine Liebe, assura doucement Christel. Votre présence ici n'en est-elle pas la meilleure des preuves ?

Car il ne voyait qu'une explication à la présence de la comtesse dans les murs du repaire. C'était lui. Inconsciemment, sans même le vouloir, il lui avait accordé l'entrée.

Elle se tut, considérant la situation avec attention. Elle observa Christel comme si elle le redécouvrait. Il la regardait, et il n'avait jamais paru aussi sérieux avec elle qu'en cet instant.

– Vous vous considérez chanceux de m'avoir comme quoi ? demanda-t-elle une fois pour toutes. Où voulez-vous en venir ?

Christel plissa les lèvres. Il se posait la même question. Il connaissait la comtesse depuis longtemps, et pourtant, jamais il ne s'était autant avancé en sa présence. Il avait toujours pris soin de garder une distance respectueuse, leur relation était ce qu'elle était. Alors pourquoi donc, subitement, ressentait-il cet élan cavalier ? Le lapsus de la comtesse était-ille signe d'une possible évolution ? Il rassembla ses jambes contre lui et ceintura ses genoux de ses bras.

Avait-il, finalement, réellement besoin de se poser la question ?

– Vous allez penser que c'est un miracle, mais... J'ai eu une conversation avec Lilian, une fois. Et, du coup, ça m'a fait réfléchir... Oui, ça m'a fait réfléchir. Moi-même, j'ai encore du mal à me faire à l'idée, figurez-vous. Mais... Dites-moi, ça fait combien de temps que nous nous connaissons, vous et moi ?

Elle s'accorda une seconde de réflexion.

– Je ne sais plus trop, pour tout vous avouer, répondit-elle, bien que surprise par la question. Un peu plus de deux siècles, je crois me souvenir.

Et Christel eut un petit sourire, comme s'il avait du mal à croire ce qu'il allait dire :

– Deux cent cinquante-trois ans, cinq mois et dix-neuf jours, précisément.

Elle le regarda avec des yeux ronds. Comment diable pouvait-il connaître la durée de leur relation au jour près ?

– Et, pendant tout ce temps, on s'est vus combien de fois ? poursuivit le jeune homme.

Elle ne le savait pas davantage. Mais pourquoi donc lui demandait-il tout cela ?

– Mille quarante-sept fois, comtesse. Ça fait une moyenne d'à peine cinq fois par an. 

– La conclusion de tout ceci, de grâce ! s'impatienta la comtesse.

– Vous n'avez jamais eu envie qu'on se voie plus souvent ? demanda alors Christel.

Elle le regarda sans un mot.

– Ça fait plus de deux siècles qu'on se connaît. On s'est toujours vus vite-fait, une fois par-ci, une fois par là... Alors, je me disais, vous n'avez jamais eu envie d'autre chose ? D'un truc un peu plus... consistant ?

La comtesse n'osait plus le regarder en face, mal à l'aise. Elle comprenait, ou plutôt, elle avait peur de comprendre ce qu'il voulait dire.

– Vous me mettez dans une situation délicate, Christel...

– Arthur.

Elle redressa la tête.

– Je vous demande pardon ?

– Arthur, répéta le jeune homme. C'est mon vrai prénom.

Et comme elle le regardait sans rien dire, il ajouta, plus pour meubler le silence qu'autre chose :

– Enfin, c'est le nom que j'avais pris quand j'avais prononcé mes vœux. Frère Arthur, c'était comme ça que je m'appelais, du temps où j'étais moine.

Elle ne sut plus quoi lui dire.

– Éléonore est enfin montée au Paradis. Ça m'a pris le temps que ça m'a pris, mais elle est enfin là-bas. Et je ne sais même pas si je pourrai la rejoindre. Je ne sais même pas c'est qui, je ne sais même pas le temps que ça va me prendre, je ne sais même pas si je vais réussir à mettre la main dessus. Par contre, je sais une chose, c'est que si vous m'y autorisez, je voudrais bien pouvoir... partager ce temps avec vous.

Et Christel se tut, attendant avec patience la réponse de la comtesse. Et si ses intestins faisaient des nœuds, il fit tout pour le cacher.

Mais la comtesse fronça finalement le nez.

– Le romantisme ne vous va absolument pas, jugea-t-elle.

Les épaules de Christel retombèrent de consternation.

– C'est une blague ? râla-t-il. C'est tout ce que vous trouvez à dire ?

Il jeta les mains en l'air avec frustration.

– Vous, les nanas, vous ne savez pas ce que vous voulez. Putain, je mets littéralement mon cœur à vos pieds, et vous marchez dessus ! Vous vous plaignez qu'on n'est pas romantique, mais quand on l'est, ça ne nous va pas ? Merde !

Pour toute réaction, la comtesse eut un petit rire amusé. Christel baissa les yeux, les doigts noués d'angoisse. Son assurance semblait s'être quelque peu envolée.

– Vous... Vous ne voulez pas ? souffla-t-il.

Son incertitude lui bloquait difficilement les mots dans la gorge.

– Je veux dire... Si ça se trouve, vous préférez qu'on se voie comme ça. Si ça se trouve, vous avez un régulier. Si ça se trouve, j'en sais rien. Vous avez le droit de me considérer que comme une passade, même si deux siècles et demi, ça fait beaucoup pour une passade, mais c'est un avis qui n'engage que moi...

Dummkopf ! (1)

Il se tut brusquement, interloqué par l'insulte. La comtesse le fixait avec des yeux étincelants. 

– Vous avez toujours été très prompt à vanter vos mérites, mais vous êtes également d'une stupidité inimaginable, gronda-t-elle. Croyez que je n'ai que du temps à perdre dans des passades ? Croyez-vous que j'aurais perdu plus de deux siècles de mon temps avec vous, si vous ne me conveniez pas ?


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  (1) « Imbécile ! »  


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