Chapitre 61 (partie 1)


– Oh, mon Dieu, Christel ! s'écria Scarlet, paniquée, en les voyant revenir. Qu'est-ce qui s'est passé ?

La télévision sur laquelle elle travaillait bascula du comptoir, mais elle n'y fit même pas attention et se précipita vers ses amis.

Quitter le campus avait été extrêmement aisé. Pendant que la comtesse restait avec Christel, Lilian, James et Lulu étaient remontés précipitamment aux toilettes du premier étage pour y récupérer les affaires laissées là-bas. Ils avaient eu à souffrir du passage de la sécurité à ce moment-là, mais James et Lulu s'en étaient occupés en douceur, et ce groupe avait été le seul qu'ils eussent rencontré. Ils étaient ensuite retournés au parking, puis avaient chargé la voiture de la comtesse, laquelle était revenue avec Christel cramponné à son bras. Ils avaient prévenu de leur départ Natacha qui, au vu des circonstances, avait accepté sans discuter de se faire raccompagner à la fin de la fête par quelqu'un d'autre, avec néanmoins la promesse solennelle qu'elle aurait des explications. Christel avait été installé à l'arrière entre James et Lulu, Lilian sur le siège avant et la comtesse derrière le volant.

Le bon Charles avait ouvert le grand portail sans discuter, quoiqu'un peu surpris de voir des invités repartir si tôt. La comtesse avait alors roulé à toute vitesse vers la Ceinture.

Morte d'inquiétude, Scarlet avait attendu leur retour à la boutique, et quand elle les vit entrer, devint complètement paniquée.

– Oh, mon Dieu, Christel ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

Le jeune homme entra dans la boutique, mal en point, échevelé, soutenu par James et la comtesse. Lilian suivit, accompagnée de Lulu, toutes les deux chargées du reste des costumes et des accessoires. Les Dames fermaient la marche.

– Mes hommages, comtesse, salua Scarlet distraitement en se précipitant vers son camarade, alors que la malheureuse télévision s'écrasait au sol.

L'état de Christel, passablement mauvais, l'obligea à mander des mages guérisseurs pour l'examiner. Une poignée de magiciens se précipita à la Porte pour les prendre en charge et les emmener, alors les chasseurs accouraient autour d'eux, alertés par la nouvelle.

Christel vit l'agitation autour de lui dans un état second. Tout n'était que bouillie de visages, de corps, de mots incompréhensibles. Il sentit que James et la comtesse le lâchaient pour le laisser aux soins d'épaules plus solides qui le transportèrent dans le grand hall. Il avait l'impression que tout le monde le dévisageait, surpris, inquiets, surexcités. La comtesse marchait à ses côtés en lui tenant fermement la main, le sourire bienveillant, comme pour le rassurer.

– Eh, regarde, chuchota-t-on sur leur passage, c'est la comtesse Schwartzenberg.

Beaucoup s'étonnèrent de la présence de la comtesse en ce lieu, elle qui n'était pas censée avoir l'accès, mais son insistance à rester au chevet de Christel jusqu'à son rétablissement acheva de convaincre les plus récalcitrants et de semer des rumeurs à tout-va.

Christel n'eut que faire des bruits sur son passage. Il était à moitié conscient, reconnaissant à peine les gens qui se penchaient sur lui. Il distinguait tout juste ce qui se passait autour, noyé dans une lumière quasi aveuglante. Il sentit les soubresauts d'une montée d'escaliers, puis devina bientôt la voix de Misa. Des frôlements aux entournures lui firent sentir le passage d'une porte, puis une surface douce et moelleuse vint se poser contre son dos. La sensation était agréable. Tellement que la lumière le submergea, et il perdit connaissance.

*

Christel et Lilian furent gardés dans un dortoir, au bon soin des mages qui n'eurent à leur prescrire finalement que beaucoup de repos. Leur convalescence dura néanmoins plusieurs jours.

Pendant ce temps, la gestion du repaire fut un peu archaïque. Sans vraiment de concertation, davantage par logique parce que personne n'avait de meilleure idée, l'organisation échut à James et Lulu. Il leur fallut prendre en main des nouveaux qui avaient décidé de rester et qui, sans mentor, étaient complètement désœuvrés ; il leur fallut organiser des chasses, car la convalescence de Christel avait poussé certains maudits à la témérité ; il leur fallut également faire face au désir de beaucoup de chasseurs de se rendre au chevet de Christel, ce que son état ne permettait pas. Il leur fallut donc, en contrepartie, gérer l'encombrement du couloir dû à un dépôt sauvage et massif de présents divers. James espéra un prompt rétablissement de son ami, qui saurait très certainement beaucoup mieux que lui mettre tout ce petit monde au carré.

*

La lumière était douce, tamisée et chaleureuse. Puis elle bascula vers le noir avant de revenir dans un camaïeu de blanc. L'espace sembla tourner un instant autour de lui, puis finit par se stabiliser.

Christel lutta ainsi un instant avec la semi-clarté qui semblait lui venir pour mieux se dérober. Puis il ouvrit finalement les yeux, et une surface uniforme se présenta à lui. Son regard pataugea quelques secondes, et il reconnut alors le plafond de marbre, ses nervures si caractéristiques. Ses yeux balayèrent un instant l'espace autour de lui, sans chercher de point d'accroche. Il n'avait pas la moindre idée de l'heure, ni du jour. Il n'y avait dans la pièce aucun calendrier, ni même une horloge. Son coma avait été si long, entrecoupé de réveils et de délires hasardeux, qu'il avait la sensation d'avoir gardé le lit des mois. Pourtant, il se sentait l'esprit étrangement clair. Il avait l'impression de se réveiller après une bonne nuit de sommeil. Il tourna la tête sur le côté et vit le second lit, défait et vide. Enfin, son organisme se remit à fonctionner, et la première chose qu'il ressentit fut la faim atroce qui lui tordit l'estomac comme une serpillière. Son organe émit une bruyante protestation qui fit frémir toute la pièce.

– Diantre ! Quel appétit !

À cette voix, il tourna la tête de l'autre côté et aperçut un tailleur beige. Les mains posées sur un livre étaient fines, racées, les ongles ronds peints en rouge. Il leva les yeux et vit un foulard de soie noué, puis une bouche écarlate qui lui souriait. Là, il croisa le regard de la personne et la reconnut finalement.

Fidèle à sa promesse, la comtesse Schwartzenberg était à son chevet, assise sur un fauteuil à côté de son lit. Près d'elle, sur la table de chevet, était posée une boîte en carton.

– Comtesse ? articula-t-il.

Sa bouche était cotonneuse. Il avait l'impression de ne plus avoir parlé depuis des lustres.

La comtesse posa son livre sur le chevet, puis se pencha sur lui et dégagea les mèches de son front.

– Comment vous sentez-vous ? s'enquit-elle.

Il grimaça.

– Je ne sais pas. De quoi j'ai l'air ?

– À l'oreille, s'amusa-t-elle, je dirais que vous avez très faim. Vous avez un peu maigri, il vous faudra vous nourrir rapidement, ou vous allez commencer à vous décomposer.

Ce qui lui arracha un sourire.

– Je suis resté comme ça combien de temps ? voulut-il savoir.

– Sachant qu'il est approximativement trois heures du matin, cela fait bien cinq jours.

Ébahi par la nouvelle, le jeune homme se laissa retomber contre son oreiller.

– Tant de temps ?

– Vous avez fourni un effort considérable pour vaincre Smith, ajoutez à cela votre épuisement émotionnel, et vous comprendrez que vous aviez un besoin vital de repos.

Il la regarda.

– Et vous êtes restée là pendant tout ce temps ?

Ja.

– Mais comment vous avez fait pour rentrer ?

Il avisa le tailleur beige, le livre, la boîte en carton. La comtesse avait fait de toute évidence plus d'une allée et venue hors du bâtiment. Comment une maudite avait pu pénétrer le repaire ?

La réponse lui vint d'elle-même, soudainement, et il ne put réprimer un sourire.

Il jeta un nouveau coup d'œil vers le lit vide.

– Lilian ? demanda-t-il alors. Comment elle va ?

– Son état était moindre, par rapport au vôtre. Son repos n'a duré que deux jours. Elle a repris l'entraînement hier. Sachez en passant qu'elle attend beaucoup de votre rétablissement, et pas seulement elle. À ce que j'ai entendu dire, vous avez eu à faire face à une arrivée massive de jeunes recrues. Eux aussi attendent que vous soyez mieux.

Elle eut un petit rire en voyant Christel se cacher le visage dans son oreiller.

– Mais pourquoi je me suis réveillé, moi ? geignit-il.

La comtesse lui prit l'oreiller des mains et le lui remit derrière la nuque.

– Ne vous faites pas de souci, voyons, le rassura-t-elle. Ils sont prêts à attendre le temps qu'il faudra pour que vous vous sentiez suffisamment mieux.

Le jeune homme se décrispa et son regard partit dans le vague.

– Je suis resté comme ça cinq jours ?

– Cinq jours de convalescence très agitée, précisa la comtesse. Plusieurs fois, vous avez été sujet à des crises qui ont nécessité l'intervention des guérisseurs, d'autres fois, vous marmonniez tout seul des phrases incompréhensibles... Je vous rassure, vous ne faisiez pas de glossolalie. Mais je dois vous avouer que ces cinq derniers jours ont été rudes pour tout le monde.

– Je crois que j'ai vu le Paradis..., rêva Christel alors que la comtesse le bordait doucement. Je ne sais pas ce que c'était. C'était tout blanc, tout lumineux... C'était joli. Ça faisait comme un cocon autour de moi, j'étais bien... Je crois vraiment que c'était le Paradis.

La comtesse garda le silence. Christel sembla alors revenir à lui, lui jeta un rapide coup d'œil et s'éclaircit la gorge.

– Enfin, c'était l'effet que ça faisait, se reprit-il.

Un peu gêné de s'être ainsi laissé aller, il invita du regard la comtesse à poursuivre. Celle-ci lissa sa jupe sur ses genoux et poursuivit :

– Pendant ce temps, il a été nécessaire de désigner l'intérim pour la gestion en votre absence. Du fait que vous êtes très proches, c'est Herr James, assisté de Miss Loujayne, qui a dû assurer cette charge. Je ne vous cache pas qu'il attend votre rétablissement avec impatience.

– C'est pourtant pas compliqué, bon Dieu !

– Vous le lui expliquerez vous-même.

– Comptez là-dessus.

La comtesse sourit.

– Cela étant, ces gens ne sont pas les seuls à attendre le fin mot de l'histoire, raconta-t-elle. Beaucoup de choses me sont venues aux oreilles pendant votre convalescence.

– Comme quoi ?

Elle prit ses aises dans le fauteuil et croisa les bras.

– Voyons... Tout d'abord, vous avez les salutations fort affectueuses de Herr Joe, qui a tenu à vous faire parvenir ceci.

Et elle désigna la boîte en carton posé sur la table de chevet.

– Je crains que ça ne se soit un peu réchauffé, mais je suppose que ça doit être bon quand même.

Elle lui posa la boîte sur les genoux, laquelle contenait un foie magnifique, énorme, gorgé, appétissant.

– Il vous offre ceci en vous souhaitant un bon rétablissement, expliqua la comtesse. Il a également ajouté qu'il promettait la tournée générale pour votre prochain passage dans son établissement.

– Sacré Joe, s'émut Christel, touché par le cadeau. Il faudra que je vous y emmène, un jour. C'est très... pittoresque. En tout cas, ça vous changera de vos soirées mondaines.

– Dois-je le prendre comme une invitation à dîner ?

– Prenez-le comme bon vous semble, affirma le jeune homme en plantant un doigt dans le foie.

La comtesse arrêta son geste.

– Vous me feriez grand plaisir si vous pouviez consommer ce plat comme une personne civilisée, je vous prie.

– Parce que je ne suis pas civilisé ?

Sa réaction le fit sourire. Toujours ce souci du maintien... Elle n'était pas comtesse pour rien.

– À vos ordres, ma'am, se soumit-il. En ce cas, de quelle façon puis-je déguster cette merveilleuse cuisine, je vous prie ?

Herr Joe a pourvu à ce problème en mettant des couverts dans la boîte.

Il remarqua effectivement le couteau et la fourchette, soigneusement emballés dans du film alimentaire.

– Peut-être voudriez-vous en goûter un morceau ? proposa-t-il.

– Non merci, sans façon.

– Vous avez tort. Une fois que vous avez goûté la cuisine de Joe, vous pouvez mourir car rien d'autre sur cette Terre ne peut être aussi bon.

Et il mordit dans le foie avec appétit.

– Et, à part la cuisine de Joe, poursuivit-il, qu'est-ce qui se raconte, dehors ?

La comtesse agita la main tellement il y avait de choses à dire.

– Oh, ça ! La nouvelle de votre victoire s'est répandue comme une traînée de poudre dans la communauté. Je peux d'ores et déjà vous faire part du soulagement de ce pauvre Teddy, quand j'ai porté ma voiture à réviser à son garage.

– Ah, le pauvre Teddy. J'avoue que je lui ai pas fait de cadeaux.

– Il faudra vous en excuser. J'y tiens personnellement.

– Vos désirs seront des ordres, ma'am.

Et il avala une nouvelle bouchée de foie.

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