Chapitre 60 (partie 3)
Lilian, brusquement inquiète, regarda le jeune homme s'animer soudain. Sa main s'était crispée sur la canne, au point que le bois menaçait de craquer. Ses yeux étaient sombres, obscurcis par la fureur. Une aura menaçante irradiait de lui, tellement empoisonnée qu'elle en semblait mortelle.
La jeune fille devina aussitôt la suite. Smith était en train de le mettre hors de lui. Il voulait pousser Christel à se battre, mais l'esprit empoisonné par la vengeance. Il semblait dans un tel état de rage qu'il paraissait ne plus avoir le moindre discernement.
Elle se souvint alors d'une chose que Christel avait dite, quand James lui avait parlé de l'état d'esprit du combattant : « la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance ».
Il n'allait jamais trouver le réconfort si jamais il devait se battre dans cet état. Mue par cette idée subite, elle se précipita en avant.
– Christel, pense à Yoda !
Curieusement, elle se sentit presque ridicule, à crier ça. Elle jeta même aux Dames et à la comtesse un regard contrit.
Christel entendit le cri de Lilian. Yoda ? Penser à Yoda ? C'était cliché en diable, ce truc. De la philo de cours de récré. Il allait crever ce type, ça n'allait pas faire un pli. Et tant pis pour la souffrance. Il se promettait de faire subir à Smith toute celle qu'il avait subie à lui courir après pendant tout ce temps, toute celle qu'Éléonore avait subie alors qu'il la violait, toute celle que ce petit être avait subie, injustement condamné à ne jamais voir le jour...
Les yeux étincelants, il planta sa canne dans le sol pour se redresser. Smith n'avait pas bougé, toujours souriant.
– Christel, avant que vous ne fassiez quoi que ce soit, réfléchissez deux secondes, fit soudain la voix de la comtesse. Croyez-vous vraiment que mademoiselle Éléonore et votre fils auraient voulu être vengés de cette façon ?
Christel, qui allait se remettre debout, marqua un temps d'arrêt. Percevant son doute, Smith grimaça.
– Oh, je t'en prie, geignit-il, ne recommence pas avec ton esprit chevaleresque. Tu veux la venger ? Venge-la ! Tu veux me faire mal ? Fais-moi mal ! Battons-nous une bonne fois pour toutes, comme on a envie de se battre, et tant pis pour l'éthique !
Christel ne répondit pas, soudain sur ses gardes. Les paroles de Lilian et de la comtesse tournèrent en boucle dans sa tête. Il regarda le maudit fièrement dressé devant lui, presque avec dégoût.
Était-ce un signe ? Il l'ignorait. Mais apparut soudain dans sa mémoire le doux visage de son aimée, son magnifique sourire, et sa colère chuta brusquement, le faisant presque frissonner. Il la revit elle, sa beauté rayonnante, ses jolies tresses, cette vie qui palpitait en elle et qu'il avait été incapable de deviner... Il se souvint alors de l'abbaye, de ces jeunes filles en fleur qu'il s'amusait à séduire, de la façon dont il les débauchait, en insinuant le doute dans leurs esprits. Smith voulait faire pareil pour lui. Il voulait l'arracher à son éthique, comme lui arrachait ces jeunes filles à leur vertu, pour le plonger dans le bain répugnant de la démence.
Oui, il aurait certainement « crevé ce type », comme il disait, et après ? La comtesse avait raison, Lilian avait raison. Éléonore et son enfant ne méritaient pas qu'il se salît les mains de cette façon. Cela ne lui aurait rapporté aucun réconfort. S'il voulait venger leur mort à tous les deux, il devait s'y prendre autrement.
Il planta alors sa canne dans le sol, et se mit enfin debout.
Smith le regarda faire avec angoisse. L'aura qui entourait le jeune homme avait changé. Ce n'était plus de la folie furieuse, celle qu'il s'était plu à provoquer, mais une colère sombre et oppressante. Christel ruisselait de colère, les dents serrées, le regard comme des coups de poignard.
– Christel ? hésita Lilian.
La jeune fille jeta un coup d'œil sur les Dames et la comtesse. À sa grande surprise, celles-ci n'étaient absolument pas inquiètes, bien au contraire.
– Maintenant, les choses vont vraiment devenir intéressantes, sourit la comtesse.
Prise d'un fol espoir, Lilian retourna la tête vers Christel.
Celui-ci, toujours irradiant de férocité, tourna le pommeau de sa canne d'un geste sec.
– Je retire ce que j'ai dit tout à l'heure, corrigea-t-il calmement en tirant l'épée que la canne dissimulait. Je crois au contraire que tu vas définitivement avoir affaire à moi.
Devant ce flegme nouveau, Smith grogna de dépit.
– Tant pis, regretta-t-il. J'aurais au moins essayé. Par contre, je me pose une question : entre le salut de ta petite chérie et celui de ton petit bambin, lequel vas-tu choisir ? N'oublie pas que ma mort ne pourra en envoyer qu'un seul au Paradis.
– Ne soyez pas aussi stupide, Smith, cingla la comtesse. Vous savez très bien que son fils est d'ores et déjà au Paradis.
Le sourire en coin de Christel n'échappa à personne, et encore moins à Smith qui semblait avoir un peu perdu de sa superbe. Ils se firent face, animés d'un sombre et réciproque ressentiment.
Lilian se tourna alors vers les Dames, angoissée.
« Ils sont maintenant à force égale, annonça celle de Christel pour répondre à la question muette de la jeune fille. L'issue de ce combat ne reposera que sur les attaques qui vont suivre. »
– Et ça veut dire quoi ?
« Cela veut dire que l'affrontement sera très bref. »
Que la lumière éternelle luise pour eux, Seigneur, au milieu de Tes Saints et à jamais, car Tu es miséricordieux.
Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle les illumine. Au milieu de tes Saints à jamais car tu es miséricordieux.
– Il a commencé, murmura la comtesse.
Smith le comprit aussi et se jeta en avant. Il percuta Christel qui dut lâcher son épée pour esquiver le coup. Alors que le maudit revenait à la charge, Christel alla à sa rencontre, bondit, et cogna l'adversaire. Smith s'étala. Quand il se redressa, le jeune homme put voir l'ironie qui avait déserté son regard : Smith semblait avoir compris ce qui était en train de lui arriver. Furieux, il feinta sur la droite. Mais Christel para la feinte et riposta violemment.
Le jeune homme prit alors conscience de la tournure que prenait le combat. Il avait l'avantage. Son esprit était froid, clair comme le cristal. Encouragé par cette perspective, il esquiva aisément une attaque adverse. Ses pieds étaient fermement plantés dans le sol, ses coups précis et puissants. Smith se releva, mais le jeune homme le recoucha d'un coup de pied tournant dans la figure.
C'était le moment d'en finir.
Sans perdre de temps, il se pencha sur son adversaire, lui prit le bras et le lui tordit. Il y eut un horrible craquement, et Smith hurla.
– Crie moins fort, protesta Christel, on doit t'entendre depuis la salle de bal.
Lilian sourit à cette remarque, laissant échapper une exclamation soulagée. Il avait gagné, et à deux niveaux. Car c'était là le vrai Christel qui remportait ce combat.
Smith ne répondit rien, tout à la douleur de son bras. Dans un sursaut d'énergie, il jeta son pied dans sa direction. Sans un mot, le jeune homme l'attrapa au vol et le lui tordit également. Un second hurlement fut consécutif à un second craquement.
– Je retire également ce que j'ai dit au sujet de tes fringues, se moqua Christel. Je doute que je puisse te laisser en vie suffisamment longtemps pour que tu aies l'opportunité de te balader devant ces dames en costume de Tarzan.
Smith était perdu. Il avait un bras et une jambe brisés, et ses chances de survie étaient réduites à leur plus strict minimum.
La comtesse, qui s'était levée de son fauteuil, s'approcha et tendit son épée à Christel qui lui prit la main.
– Je doute que cela vous soulage en quoi que ce soit du fait que sa mort ne changera absolument rien pour vous, regretta-t-il amèrement, mais... voulez-vous vous joindre à moi ?
Elle le regarda, sans y croire. Se joindre à lui ?
Le jeune homme ne la quittait pas des yeux, le sourire plein de bonté, la main doucement tendue vers elle.
– Le voulez-vous ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas, mais, sincèrement reconnaissante, elle mit sa main avec celle de Christel sur la poignée de l'épée.
Ils firent face à Smith, qui gémissait de douleur.
Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable, où le ciel et la terre seront ébranlés, quand Tu viendras éprouver le monde par le feu.
Voici que je tremble et que j'ai peur, devant le jugement qui approche, et la colère qui doit venir.
Ce jour-là doit être jour de colère, jour de calamité et de misère, jour mémorable et très amer.
Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière brille à jamais sur eux.
Christel et la comtesse crispèrent alors leurs mains sur la poignée de l'arme, et la lame vint se ficher dans la poitrine de Smith.
Son hurlement fut insoutenable, et malgré toute sa retenue, la comtesse ne put réprimer une grimace de dégoût. Pourtant, Christel lui devinait un plaisir jouissif à planter ainsi cette épée dans le corps de celui qui avait aussi anéanti sa famille. Ses lèvres étaient pincées, mais son regard durci exprimait l'intense satisfaction de le savoir ainsi vaincu.
Smith n'était plus aussi fringuant qu'au début du combat. Il avait des membres cassés et cette épée qui dépassait de son corps, tel un odieux porte-manteau.
Son état, sa souffrance, sa honte, sa défaite, tout fut propice à générer en lui un dernier réflexe de survie. Son pied valide frappa Christel au ventre et le repoussa, lui faisant retirer l'épée qu'il tenait encore à la main. La comtesse recula instinctivement, toute au jeune homme qui basculait en arrière. Smith en profita pour se remettre sur pied et clopina comme il put vers la sortie.
C'était sans compter sur Christel qui se releva immédiatement, et le maudit qui lui tournait le dos offrait une cible parfaite.
– Eh ! appela-t-il. Tu ne m'as pas laissé finir !
Il brandit l'épée par-dessus son épaule.
– In nomine Patri e Filii e Spiritus Sancti..., récita-t-il.
Puis son bras se détendit brusquement.
– AMEN !
L'épée, lancée en avant, tournoya dans les airs. Elle trancha net le cou de Smith et alla se planter dans la porte, à quelques centimètres du visage de Lilian restée immobile dans son coin. Elle se dégagea vivement en poussant un cri de surprise.
– Eh, ça va pas ?! protesta-t-elle.
La tête de Smith roula sur le sol avant de se désagréger en filaments visqueux et fumant. Le corps, atrophié, resta encore intact le temps de chuter à genoux. Puis il se putréfia avec un bruit répugnant.
L'odeur, écœurante, fit tousser Lilian.
L'épée fichée dans le bois de la porte vibra encore une minute, puis s'immobilisa.
Un silence succéda aux grincements du métal dans le bois. Plus personne ne bougeait, le temps semblait comme suspendu. Puis Lilian marcha sur Christel, furieuse.
– Tu es complètement fou ! Tu as failli m'embrocher !
Mais la comtesse, qui s'était mise en retrait, la devança en s'approchant de Christel la première.
Le jeune homme était lui aussi tombé à genoux, mais il n'était pas blessé. Il bascula en avant, le front au sol, parcouru de gémissements épuisés. La comtesse s'agenouilla à ses côtés, rassurante.
– Mein Lieber ? l'appela-t-elle doucement. Parlez-moi.
Lilian s'approcha à son tour, sa colère brusquement envolée.
– Tout va bien ? demanda-t-elle.
« Tout va bien, la rassura sa Dame. Il est juste exténué. »
Lilian regarda le jeune homme prostré par l'éreintement, et se résolut à ne pas faire un commentaire de plus. Pendant des siècles, il avait couru après Smith. Pendant des siècles, il avait lutté, inlassablement, sans ployer ni renoncer. Il avait accompli ce dernier combat avec ses dernières forces, à bout de nerfs, il avait arraché cette victoire avec l'énergie du désespoir. Elle pouvait comprendre qu'il se donnait enfin le droit de lâcher prise, de laisser enfin la fatigue le submerger.
Il avait mis toutes ses forces et toute son existence dans cette quête.
– Qu'est-ce qui se passe, maintenant ? voulut néanmoins savoir la jeune fille.
La question était, malgré elle, bien embêtante.
« Je l'ignore, avoua la Dame. Il est apparu que c'était un combat faussé dès le départ. Il est heureux de savoir que Smith était quand même responsable de quelque chose, mais... s'il ne l'avait pas été ? J'accompagne Christel depuis des siècles, il n'a jamais eu que ce nom en tête, c'en était maladif. Je n'ose même pas imaginer ce qui se serait passé si Smith avait été innocent de tout. Aussi innocent que puisse l'être un maudit, mais... »
La Dame baissa doucement les yeux sur Christel que la comtesse couvait d'une main rassurante, un pli soucieux aux lèvres.
« Je crois qu'il n'aurait pas survécu à ça, avoua-t-elle. Des siècles d'acharnement pour rien, il n'aurait pas tenu deux jours avant de se néantiser lui-même. »
Lilian laissa échapper une exclamation amusée.
– C'est qu'il me ferait pleurer, cet imbécile. Vous me direz, tant mieux si elle a pu aller au Paradis. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j'ai ma propre vengeance à accomplir, et ça m'aurait embêtée qu'il me lâche maintenant.
La réflexion fit étrangement sourire tout le monde, puis la porte qui s'ouvrit leur fit tourner précipitamment la tête.
James et Lulu entrèrent dans la pièce, ne sachant pas trop ce qu'ils allaient y trouver. Ils virent alors Lilian et la comtesse, agenouillées aux côtés de Christel étendu à terre, et les Dames debout près d'elles.
De Smith et de Kat, ils ne virent trace.
– Bonsoir, tout le monde..., hésita James. Euh... Tout va bien ? s'enquit-il sans trop savoir de quoi il s'enquérait.
Lilian hocha la tête, ce qui suffit pour les rassurer. Lulu s'approcha, frémissante, angoissée par sa question qu'elle osait à peine poser.
– Et Kat ? Et Smith ?
Son pied marcha alors dans une matière noire et visqueuse, la faisant grimacer de dégoût. Puis elle vit les fragments de crâne par terre, et Lulu en papillonna de surprise.
– Subhanallah (1), fit-elle. Vous avez gagné, tous les deux ?
Lilian hocha la tête, jetant un coup d'œil rapide sur Christel qui avait enfoui son visage dans ses mains.
– Mais alors... c'est fini ?
« Oui, annonça enfin une Dame. C'est fini. »
Un silence tomba, puis Lulu tomba dans les bras de James, soulagée. Par la porte ouverte de la bibliothèque, ils entendirent la musique et les bavardages incessants provenant de la salle de bal.
– Quand je pense que vous avez risqué votre peau pour sauver la leur, bougonna James pour plaisanter, et eux ne pensent qu'à s'amuser !
– Oui, renchérit Lulu, ils pourraient au moins vous en remercier.
La plaisanterie, si elle prêta à sourire, tomba néanmoins un peu à plat. Lilian regarda autour d'elle, avisant les différents éléments du drame : le cadavre d'Aretha Goldenwood, les meubles renversés, les restes de Kat et Smith sur le sol, Natacha qui avait tout vu de l'exécution de Kat. Oui, ils avaient sauvé la peau des autres élèves, mais, Seigneur, à quel prix ! Qu'allait-il se passer quand le décès d'Aretha allait être découvert ? Qu'allait-il se passer avec Natacha, qui avait vu ce qu'elle n'aurait jamais dû voir ? Qu'allait-il se passer, maintenant ?
Elle tendit l'oreille, l'air était toujours empli de la musique du bal, indifférent au drame qui venait de se jouer. Les élèves devaient certainement toujours être en train de s'amuser, ignorants de tout.
Alors que le silence devenait de plus en plus lourd, ce fut la comtesse qui le rompit la première :
– Bitte (2), si je puis me permettre...
Tous tournèrent la tête vers elle. À ses genoux, Christel semblait avoir atteint ses limites. Une larme perla sur sa joue alors qu'il se mordait le poing avec force.
– Pouvez-vous lui accorder un moment ?
James comprit, et invita tout le monde à sortir, laissant la comtesse avec leur ami.
Une fois seule, celle-ci se pencha sur lui et lui caressa la joue avec douceur.
– Allez-y, maintenant, vous devez le faire.
Et Christel mit bas les armes. Laissant la peine le submerger, il lâcha tout. Des sanglots déchirants le secouèrent et il se cramponna à la comtesse, de toutes ses forces. Oubliant tous les efforts qu'il avait faits pour rester digne, toutes ces années où il avait contenu son agonie, il laissa les larmes lui couler en abondance sur le visage. La blessure de sa perte lui déchira les entrailles et il n'eut plus la force de retenir sa détresse. Il pleura, pleura, et pleura, enfin. Désespérément, douloureusement, et avec soulagement.
Dans le couloir, pudiquement à l'écart, Lilian regarda ses deux camarades.
– Qu'est-ce qu'il a ? s'étonna-t-elle.
Les deux autres échangèrent un bref regard.
– Les nerfs qui lâchent, répondit alors Lulu.
– Ça le fait à tout le monde, ajouta James. Mais ça fait beaucoup de bien.
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(1) « Gloire à Allah »
(2) « S'il vous plaît »
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