Chapitre 60 (partie 2)


– Alors, c'est tout ce que tu sais faire ? ricana Christel en voyant son adversaire se redresser péniblement.

– T'inquiète pas pour la suite, cracha Smith, ça c'est qu'un échauffement.

Le jeune homme sourit et se jeta en avant. Il était temps d'en finir.

Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, donnez-leur le repos.
Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, donnez-leur le repos.
Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, donnez-leur le repos éternel.

Christel donna un violentcoup de pied à Smith qui bascula en arrière et tomba sur un fauteuil. Mais mûpar la colère, il ne laissa pas le temps au jeune homme de lui porter unnouveau coup et revint à la charge. Christel tenta de le cueillir d'un crochetau visage, mais le maudit se baissa pour esquiver et lui rentra dedans. Ilsroulèrent-boulèrent sur le sol et Smith, qui avait l'avantage, décocha coup surcoup. Christel esquiva le dernier par-dessous et lança son bras autour du coude Smith, avant de le faire basculer et de le projeter au sol. Smith lui jetaaussitôt son pied dans le ventre, le repoussant en arrière et se remettant debout.

Puis, alors qu'ils se faisaient de nouveau face, rageurs, la porte du bar s'ouvrit soudain.

La tension dégringola d'un coup. Smith et Christel se figèrent, craignant la visite d'un témoin importun. L'intrus entra tranquillement, puis referma la porte.

– Vous ? s'étonna Smith, reconnaissant la personne.

– Moi, sourit la comtesse Schwartzenberg.

Elle s'avança, indifférente au désordre qui régnait dans la salle, et tout autant aux événements qui s'y déroulaient. Elle fronça néanmoins lenez devant le cadavre d'Aretha, que leur combat avait sauvagement repoussé dansun coin.

– Qu'est-ce que vous faites là ? voulut savoir Christel qui ne comprenait pas la raison de cette interruption.

La comtesse ne se départit pas de son flegme.

– J'ai exaucé la demande que vous m'avez formulée, au sujet du Doyen, répondit-elle. Miss Lilith vous fait savoir qu'elle est curieuse de savoir ce que la chose peut donner avec un fer à souder.

– J'y réfléchirai, biaisa le jeune homme.

Smith observait l'échange les yeux ronds.

– Elle est bonne, celle-là, ricana-t-il, qui l'eût cru ? Je savais que les goûts étaient dans la nature, mais à ce point... Une femme de votre classe, avec ce bon-à-rien ?

La comtesse, qui avait redressé un fauteuil renversé dans un coin, s'assit posément, sans manifester la moindre gêne.

– Je doute que vous soyez en position pour juger mes fréquentations, affirma-t-elle calmement. Et, soit dit en passant, ce « bon-à-rien », comme vous dites, me donne pleinement satisfaction.

– Et paf, dans les dents ! se moqua Christel.

Smith serra les mâchoires.

– Oh, toi ! gronda-t-il sourdement.

Il se jeta en avant, mais Christel para aisément le coup et décocha son pied dans le ventre de son adversaire.

Le jeune homme remarqua alors quelque chose d'étrange. Sa fatigue semblait s'être beaucoup atténuée depuis l'arrivée de la comtesse. Il portait les coups et les parait plus rapidement, il se sentait plus vif, plus agile. Il ne savait pas comment, mais cette idée lui fit comprendre une chose essentielle : il allait gagner. Il ignorait pourquoi, mais il en était maintenant sûr.

– Eh, Christel !

Celui-ci, alors qu'il venait de mettre à nouveau Smith à terre, reconnut la voix de Lilian. La jeune fille était dans l'encadrement de la porte, sa Dame à la suite, échevelée, épuisée, mais debout avec un grand sourire aux lèvres. L'espace d'une seconde, il fut pris entre le soulagement de la savoir encore de ce monde et la volonté de ne pas la voir intervenir dans son combat. C'était un règlement de compte entre Smith et lui.

– Reste où tu es ! ordonna-t-il. Il est à moi !

Retranché dans son coin, Smith jeta sur la jeune fille un regard incertain. Surprenant son coup d'œil, Christel jugea néanmoins intéressant de poser la question :

– Où est Kat ?

Lilian sourit, glissant une mèche de cheveux folle derrière son oreille, et, pour toute réponse, jeta par terre un crâne qui se brisa en tombant au sol.

Smith regarda le crâne, catastrophé. Non... C'était impossible !

Alors que Lilian tapait dans ses mains pour les débarrasser des restes de poussières, sa Dame regarda Smith avec ironie.

« Pas mal, pour une novice, n'est-ce pas ? »

Smith marqua un temps d'arrêt devant cette désastreuse nouvelle. Kat, vaincue ? C'était inadmissible ! Comment donc cette garce tout juste capable d'ouvrir les jambes avait-elle pu vaincre son meilleur élément ?

Il n'avait plus le choix. Furieux, il comprit qu'il allait devoir mettre les bouchées doubles pour les vaincre tous les deux. Et, accessoirement, traîner cette catin de comtesse devant les Princes pour lui infliger les sévices qu'elle méritait.

Christel ne se frappa pas de l'atmosphère qui s'était brusquement alourdie. Tranquille, il  marcha vers une étagère, et ramassa sa canne oubliée par leur combat.

– C'est quand même dommage pour toi, regretta-t-il en la faisant tournoyer entre ses doigts. J'aurais pu ne jamais être suivi par ce revenant qui a tout vu, à Londres. J'aurais pu ne jamais voir ton visage, à la salle de torture. Si ce n'était ça, tu aurais pu ne jamais avoir affaire à moi.

Il se planta devant Smith.

– Je me débrouille pas trop mal, de mémoire, jugea-t-il en référence au Requiem qu'il récitait pour la première fois sans son missel. Faut dire, aussi, ça fait des siècles que je le récite. Il a bien fallu, au bout d'un moment, qu'il me reste en tête. Tu en penses quoi ?

– J'en pense, grogna Smith, que tu n'es qu'un imbécile.

Christel marqua un temps d'arrêt. Il ne s'était pas vraiment attendu à cette réponse. Personne ne semblait s'y être attendu, car même les Dames, Lilian et la comtesse regardèrent Smith avec surprise.

Les épaules de Smith étaient retombées, il semblait rire de lui-même. Le maudit le regarda. Son regard était étrange. Il y avait, mélangés, de l'ironie, du dédain, et même de la pitié. Instinctivement, Christel détesta ce regard.

Smith secoua la tête avec résignation.

– Tu sais ce que j'ai toujours adoré, chez toi ? s'amusa-t-il. C'est ton obstination. Tu es plus têtu que toutes les mules passées, présentes et futures de cette misérable planète. Et tu sais pourquoi j'adore cette obstination ? Parce qu'elle t'a rendu complètement idiot.

Christel le regarda, incapable de comprendre où il voulait en venir. Il jeta un regard indécis vers la comtesse, Lilian et les Dames.

– J'ai raté quelque chose ? se résolut-il à demander.

– Et pas des moindres, répliqua Smith, je m'étonne même que tu ne l'aies pas remarqué avant. Ça ne t'a jamais frappé, cette différence entre mes pratiques et la façon dont tu es mort ?

Et son sourire s'élargit, se pourléchant de la petite lueur de lucidité qui naquit dans le regard de Christel et qui vint en s'agrandissant.

– Je suis un incube, Christel. Je n'arrache pas le cœur de la poitrine des gens. Je les pervertis, je les viole, mais je n'arrache pas les cœurs.

Le silence fut assourdissant.

L'atmosphère changea du tout au tout. Le jeune homme regarda, horrifié, Smith debout devant lui, le visage fendu par le plus large sourire de satisfaction dont il était capable. En une seconde, il fut violemment submergé de souvenirs et d'émotions qui le clouèrent au ventre comme un coup de poignard.

La nuit. Londres. Le froid glacial. Les capes qui ne les réchauffaient pas. Éléonore qui trottinait derrière lui, sa petite main dans la sienne. La promesse d'un avenir meilleur. Puis l'horreur. Éléonore disparue, anéantie au fond de cette impasse. Et lui, tétanisé, transcendé par la douleur, cloué à ce mur par cette main griffue. Et dans cette main, son propre cœur encore palpitant...

Il se rappela la salle de torture de Hampstead, le visage tant aimé, défiguré par la cruauté. Il se rappela le corps d'Éléonore tordu par les flammes, agité d'une douleur démentielle. Il se rappela le visage fugitif, percé de bleu et couronné de blond qui s'était indélébilement gravé dans sa rétine et qu'il avait mis des siècles à retrouver.

Je n'arrache pas les cœurs. Je n'arrache pas les cœurs. Évidemment, qu'il n'arrachait pas les cœurs, c'était un incube. Un incube, imbécile ! Christel ne put réprimer entre ses dents crispées un gémissement désespéré. Comment avait-il pu être aussi stupide ?

Il avait passé ce temps interminable à traquer sans relâche le seul individu qu'il avait pu apercevoir. Il s'était désespérément accroché à la seule piste qui s'était présentée à lui. Quand le revenant lui avait raconté la fatale nuit de novembre 1215, il appelait Smith « l'autre pervers ». C'était le surnom que le revenant lui donnait. Mais quand « l'autre » s'était « pointé » pour lui, pas une seconde Christel n'avait envisagé qu'il pût s'agir d'un autre maudit. Son esprit s'était forgé autour du nom de Smith, les lettres serpentant dans sa tête comme un chant hypnotique, et il avait fermé l'oreille au reste.

Tu sais ce que j'ai toujours adoré, chez toi ? C'est ton obstination. Parce qu'elle t'a rendu complètement idiot.

En une fraction de seconde, Christel vit défiler toute sa vie dans sa tête. Toutes les fois où Smith et lui s'étaient retrouvés face à face. Sa canne lui échappa des mains devant la lourde réalité qu'elles impliquaient.

Il avait merdé. Il avait merdé. Des siècles durant, il avait attribué la cause de sa mort au mauvais maudit.

Mais alors... Qui c'était ? Si ce n'était pas Smith, qui l'avait donc tué, ce soir-là ?

– Moi, je sais, susurra Smith avec délectation.

Christel releva vivement la tête vers lui.

– Ça n'a pas été facile, reconnut Smith, parce que, pour être honnête, j'ai longtemps ignoré ta bêtise. Je n'ai tué que ta petite chérie. Quand l'autre s'est montré, et je suppose que l'odeur du sang l'aura attiré, j'étais déjà loin depuis longtemps. Mais le jour où tu m'as fait comprendre que tu me tenais responsable de ta mort, j'ai immédiatement cherché à savoir qui c'était. Normal, je savais déjà que ce n'était pas moi. Et j'ai fini par remettre la main dessus. Et, en guise d'indication quant à tes chances de le retrouver, permets-moi de te souhaiter bon courage.

Christel reçut le coup comme une gifle. Son visage se crispa de douleur devant les multiples interprétations possibles. Était-il néantisé ? Hors d'atteinte ? Était-ce un mâle, une femelle, les deux, entre les deux, aucun des deux ? Un démon mineur, un Prince ?

Qui c'était, bon Dieu ?!

– Christel ! cria Lilian devant la détresse de son ami.

Elle voulut intervenir, mais la Dame de Christel s'interposa.

« Quoi qu'il puisse se passer, ce combat ne concerne que lui », intima-t-elle.

La jeune fille resta surprise par la réaction de la Dame. Mortellement inquiète, elle tourna la tête vers Christel. Il était toujours prostré devant Smith qui affichait toujours un air de franche satisfaction, le regardant avec une mélancolie presque shakespearienne.

– C'est quand même bête, regretta Smith. Quand je pense à toutes les fois où tu es venu me trouver, sans te douter que je ne t'apporterais jamais le Paradis.

Puis il ricana ouvertement.

– Qu'est-ce qui se passe ? railla-t-il. Je t'ai fait bobo ? Tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer ! Allons, j'ai tué ta demoiselle, j'ai fait posséder ta demoiselle, laquelle était délicieuse et s'est même très bien occupé de toi, soit dit en passant, ça devrait déjà être un lot de consolation suffisant, non ?

Louvoyant, il s'avança vers son adversaire, l'œil brillant d'une lueur mortelle. Puis, soudain, il saisit Christel par le cou et le souleva de terre. Son sourire était dément.

– Et tu ne sais pas le plus amusant ?

Le jeune homme le regarda d'un air atone. Le plus amusant ?

– Tu sais, se pourlécha Smith, mon plus grand regret est de n'avoir jamais eu l'occasion de te le dire. Oui, il faut que je te le dise. Histoire de mettre une cerise sur le gâteau.

Plus personne ne pipait mot.

– Cette fille a été une surprise, vois-tu, une vraie surprise. Et tu sais pourquoi je dis ça ?

Et comme Christel ne répondait pas, il poursuivit :

– Parce que j'adore jouer avec toi. Pendant des siècles, j'ai imaginé l'effet que ça te ferait si je te le disais.

Il le regarda, carnassier.

– Tu savais qu'elle avait un petit peu de toi, en elle ?

Il eut alors l'intense satisfaction de voir le visage du jeune homme se décomposer brusquement.

– Enceinte, Christel ! jubila-t-il. Elle était enceinte ! Félicitations !

Un froid violent et glacial balaya alors la pièce, alors qu'un silence mortel s'abattait. Figée, Lilian restait muette, pétrifiée par l'horreur. Même la comtesse avait mis la main devant sa bouche, tétanisée. Enceinte ?

– La chair rose et gorgée d'une future maman, toute mimi, bien juteuse comme il fallait, s'extasiait Smith à ce souvenir. Je m'en suis délecté. Elle était délicieuse.

La figure de Christel était cireuse, évoquant une tête de mort. Paralysé, glacé par la nouvelle, il regarda son ennemi avec effroi.

– Oh, pardon, s'excusa alors Smith avec un mauvais sourire. Tu ne le savais pas ?

Lilian, toujours figée, trouva enfin la force de parler.

– Elle était enceinte ?

Rayonnant, Smith tourna la tête vers elle.

– À cent pour cent, affirma-t-il. Deux mois, à vue de nez.

La comtesse crispa la mâchoire devant tant de désinvolture, et ses ongles s'enfoncèrent dans les accoudoirs de son fauteuil. Mais Smith l'ignora et revint à son adversaire.

– Ah, au fait, ajouta-t-il d'un ton badin, je te le dis, au cas où l'information t'intéresserait : c'était un garçon.

Cette dernière estocade fut fatale. Alors qu'il tentait encore de se libérer de la poigne de Smith, Christel laissa brusquement retomber ses bras, anéanti. Le visage tordu par la souffrance, il se laissa marquer au fer par l'épouvantable nouvelle, incapable de réagir, brisé en mille morceaux.

Triomphant, Smith resserra son emprise, indifférent à ses gesticulations. Il le regarda avec délectation se débattre faiblement dans sa main.

– Allons, susurra-t-il, c'est si douloureux ? Ne t'inquiète pas, ta souffrance ne sera que de courte durée. Je viens même d'avoir une très bonne idée : et si je disais à ta copine tout ce qu'elle a besoin de savoir ? Je serais curieux de voir ce que ça donnerait. Tu en penses quoi ? On lui demande ?

Et il serra violemment le poing, arrachant à Christel un cri étouffé.

L'air frémit alors soudain : la comtesse s'était arrachée à son fauteuil et s'était précipitée en avant.

– Arrière ! gronda-t-elle.

Elle se jeta sur Smith, lui faisant perdre l'équilibre. Puis elle bascula sur le sol, roula et, d'une détente des jambes, le repoussa au loin.

Christel, libéré de la poigne de Smith, était retombé à genoux par terre, telle une informe poupée de chiffon.

Smith, se redressa aussitôt, rageur. La comtesse lui faisait face, sifflante.

– Allons bon, grommela-t-il, il est tombé si bas qu'il se fait tirer d'affaire par une femme, maintenant ? N'avez-vous pas entendu ses directives selon lesquelles personne ne devait intervenir ?

Il se redressa vers Christel, que la comtesse tentait de faire se redresser.

– Ainsi donc, il n'était pas au courant ? comprit-il. Quel crétin ! S'il était aussi amoureux qu'il prétend l'avoir été, il s'en serait rendu compte. Parce qu'elle, elle le savait.

L'atmosphère se glaça à nouveau. Smith abordait un large sourire ironique.

– Oui, elle le savait, assena-t-il, et c'était même très amusant à regarder. Tu aurais dû la voir, ta petite, me supplier de l'épargner... « Je vous en supplie, singea-t-il moqueusement, mon bébé ! ». L'idiote. Elle pensait m'attendrir, mais... comment te dire ? J'ai toujours eu un faible pour les gourmandises.

Lilian ignorait ce que Smith manigançait en disant cela, mais à ces mots, Christel releva soudain la tête. Son visage était figé, les mâchoires serrées. Quand elle le vit ainsi, la comtesse recula prudemment, l'air soucieux. Smith, lui, regardait la scène d'un air intéressé.

– Bien, se pourlécha-t-il, ça commence à venir...

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