Chapitre 6 (partie 2)


Lilian avait silencieusement écouté son exposé, sans chercher à l'interrompre. Quand il eût fini, elle n'eut qu'une question à lui poser :

– Tu habites où, exactement ?

– Dans la Ceinture. « C'est ma consolation dans ma misère. »

Elle le regarda avec stupéfaction. Elle ne s'était pas du tout attendue à cette réponse, et encore moins à sa cinglante franchise.

– Dans la Ceinture ? s'exclama-t-elle, puis se souvenant qu'ils étaient en public, se pencha vers lui, chuchotant avec animation : Tu es en train de me dire que tu habites dans la Ceinture ?

– C'est si choquant que ça ?

– On est dans la même université, crétin ! Comment tu peux vivre dans la Ceinture et te payer une université comme la mienne ?

– J'ai des fonds, se contenta de sobrement répondre Constantine.

– Et ils ne te permettent pas de vivre dans la Cité ?

– Oh si, amplement. Mais je te l'ai dit, je hais cette société. La Ceinture est le seul endroit à avoir gardé, ne serait-ce qu'un peu, des traces des générations passées.

Lilian se tut, surprise par sa réponse.

– Tu es anti-futuriste ? voulut-elle savoir.

– L'expression existe toujours ? Alors oui, on va dire que je suis anti-futuriste.

Le serveur revint alors s'enquérir de leurs commandes. Il ramassa les menus et partit en direction des cuisines.

La jeune fille joignit ses mains sur la table.

– Ma famille est pro-futuriste, expliqua-t-elle. Je le suis moi-même. Sans la Singularité technologique, nous n'aurions pas l'existence que nous menons aujourd'hui. Grâce à ça, je peux vivre sans penser à demain. Un problème avec ça ?

Constantine secoua la tête.

Lilian Hamilton, fille de Georges Hamilton, directeur général de BioTechnologic, firme spécialisée dans la nanobiotechnologie, fondée par son grand-père Edward Hamilton. Fortune fulgurante, à ce jour 17e dans le classement des patrimoines de la ville. Une villa sur la très prisée 12e Avenue, de multiples résidences secondaires, et des liens très étroits avec le gouverneur de l'état. Elle était effectivement ce qu'on appellerait un « bon parti ».

Il pesa ces informations en la considérant en silence.

– Cette vie ne t'a jamais pesé, à un moment ou à un autre ? demanda-t-il alors.

– Non, pas spécialement. Il m'arrive de m'ennuyer, comme tout-le-monde, mais je n'ai jamais trouvé ma condition insupportable, bien au contraire.

– Je ne te jette pas la pierre, même si, personnellement, je m'y ennuierais profondément.

– Vraiment ?

– Vraiment. Où est l'intérêt de désirer quelque chose si on sait pertinemment qu'on peut l'avoir tout de suite ? Le désir n'a de valeur et de vérité que dans son caractère purement inaccessible, sinon c'est juste un caprice. C'est à ce moment-là, et à ce moment seulement, que l'on peut réellement savoir ce que l'on veut au plus profond de soi.

Il reposa son verre.

– C'est également l'une des raisons pour lesquelles je déteste cette époque. Elle a perdu le sens des vraies valeurs. Aujourd'hui, les valeurs, c'est être beau, blanc, riche, avoir une villa, une jolie voiture, des vêtements de marque et des gadgets à gogo. Le fait de vivre ainsi dans la Ceinture, c'est une sorte de rappel à l'ordre. Une façon de me souvenir de ce qui est vraiment important.

Un silence s'installa, brisé par l'arrivée des plats.

– Je vous souhaite un bon appétit, fit le serveur.

– Merci.

Constantine déplia sa serviette.

– Bon appétit, très chère.

Sa soudaine obséquiosité la prit un peu par surprise.

– Toi de même, je suppose.

Le repas se révéla finalement assez courtois. Ayant compris la sensibilité des sujets sociaux, Constantine orienta la conversation autour de la vie en général, des anecdotes passées, des aspirations futures. Il raconta son enfance en Angleterre, Lilian la sienne en école privée. Et ils durent constater que malgré bien des divergences d'origine et d'opinion, leurs parcours de vie restaient fondamentalement les mêmes.

– D'où tu tiens cette marotte de tester les garçons ? demanda soudain Constantine, poussé par la curiosité.

La jeune fille sourit de le savoir aussi informé.

– Il va falloir que j'apprenne à tenir ma langue en présence de Nat' quand il s'agit de mes projets, avoua-t-elle.

– Ne rejette pas la faute sur Natacha. Sa démarche partait d'un bon sentiment.

Elle n'eut pour toute réponse qu'un geste vague.

– Bof ! éluda-t-elle. Une habitude, j'ai toujours procédé comme ça.

– Il a pourtant bien fallu un élément déclencheur, insista le jeune homme. Tu n'as quand même pas commencé ta vie sexuelle avec cette idée déjà en tête, rassure-moi. Je sais que vous avez l'amour du contrôle, mais il y a des limites, quand même.

Lilian hésita, sondant ses souvenirs.

– En fait, raconta-t-elle enfin, j'ai commencé suite à une très mauvaise expérience.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? C'était un blaireau ?

L'insulte la fit sourire.

– Oui et non, en fait. Quand j'ai rencontré le premier garçon, il était très gentil. Il était très doux, très attentionné. J'étais folle de lui, un peu naïve, j'avais encore des rêves de gamine, de mariage princier, et tout... J'avais à peine commencé, et je pensais déjà que c'était l'homme de ma vie.

– Laisse-moi deviner, il t'a jetée après coup, railla Constantine. Ou s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il y en avait une autre.

La jeune fille hocha la tête, affirmative.

– Tu as tout deviné. Il m'a séduite alors qu'il avait une autre petite amie. Ça m'a rendue folle. Je me suis vengée en draguant son meilleur ami. Un peu cliché, quand j'y repense, mais sur le moment, j'en avais besoin.

Constantine garda un court silence.

– Tu regrettes ? demanda-t-il.

– Non, répondit-elle, et la fermeté de sa voix ne laissait aucun doute quant à sa certitude. Les regrets sont les apanages des imbéciles, dit-on, et il est hors de question que j'en soies une.

Il ne pouvait pas lui en vouloir.

Il observa la jeune fille avec profondeur. Il comprenait un peu mieux la raison de ses « tests », maintenant. Un peu extrême, il devait admettre. Il ne serait pas surpris d'apprendre qu'elle allait jusqu'à faire sur ses sujets des enquêtes de fond. Histoire de s'assurer qu'il n'y avait pas de rivale dans le paysage.

Lilian redressa le menton.

– Et toi ? voulut-elle savoir. Comment était la première fille ?

Un instant désarçonné par le changement de sujet, il mit du temps à comprendre de quoi il s'agissait. Puis il ne put retenir un sourire amusé, franc et massif.

– Oh, misère ! se lamenta-t-il.

– Quoi ? C'était si désastreux que ça ?

– Pas mal, merci.

Il réprima un rire.

– J'ai commencé, j'avais quinze ans, raconta-t-il. Quinze ans, une bonne santé, de la suite dans les idées et des prétentions à ne plus savoir où les mettre.

– Tout un programme.

– J'avais fait mes armes en espionnant les adultes, et je pensais tout savoir sur tout.

– Oui, sauf l'essentiel.

Il avoua.

– Je me pavanais partout en prétendant tout connaître, que j'étais incollable... bref, tout pour épater et attirer les jeunes filles en fleur.

– Mes félicitations, se moqua gentiment Lilian.

– Jusqu'au jour où une dame me demande de prouver mes dires. Je ne lui ai pas fait répéter deux fois.

– Tu as dit oui tout de suite, je parie.

– J'ai sauté sur elle et sur l'occasion, poursuivit Constantine. Il y avait juste une chose que je n'avais pas prise en compte : la dame en question était péripatéticienne.

– Elle était quoi ?

– C'était une prostituée. Une dame, donc, dotée d'une certaine expérience en la matière. Pauvre de moi !

– Elle t'a coiffé au poteau ?

Il sourit, effroyablement gêné.

– Disons que je suis un peu ressorti de chez elle la queue entre les jambes. Et pas qu'au sens figuré, d'ailleurs.

La jeune fille éclata de rire.

– Du coup, chaque fois que j'avais l'occasion, je me faisais la main. Et quand enfin j'ai réellement compris comment ça marchait, eh bien...

Lilian hocha la tête d'un air entendu.

– Tu as pu avoir ta revanche ?

Mais Constantine pinça les lèvres et baissa la tête.

– Non, je n'ai jamais eu cette occasion.

Lilian ne manqua pas de relever le changement d'atmosphère.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? voulut-elle prudemment savoir.

Il se mordit la joue, cherchant ses mots.

– Disons que sa profession l'amenait à rencontrer beaucoup de monde. Je me bornerai à expliquer qu'un jour, elle est tombée sur la mauvaise personne.

Le sous-entendu était sans appel.

– C'était une fille bien. Une activité professionnelle discutable, mais une bonne mentalité. Elle avait ce côté un peu maternel qui séduisait beaucoup. À une époque, j'ai même pensé tomber amoureux d'elle.

La jeune fille croisa ses bras sur la table.

– Tu as déjà eu des relations sérieuses ?

Il fit la grimace.

– Sérieuses dans le sens « envisager l'avenir ensemble » ? Non.

– Vraiment aucune ?

– Non, vraiment. J'étais tellement dans ma recherche de la perfection que je ne prenais jamais le temps de m'attacher à une fille. Et ça, je le regrette. Tu vois, toi, tu n'as aucun regret, mais moi j'en ai un, c'est de n'avoir jamais pris le temps de m'attacher à qui que ce soit. Je me suis habitué à une dynamique dont je ne me suis jamais défait. Il y a eu quelqu'un, une fois, c'est vrai, mais ça s'est très mal fini.

– Et tu penses un jour pouvoir te rattacher à quelqu'un ?

Constantine n'en savait rien, et elle ne pouvait pas vraiment l'en blâmer. Elle-même n'en savait rien non plus.

Elle lui tapota néanmoins le dos de la main en encouragement.

– Allons, hauts les cœurs !

Il sourit avec indulgence.

Si elle devait être honnête avec elle-même, Lilian n'avait jamais eu de rendez-vous comme celui-là. Oh, certes, un vernissage n'était finalement pas si différent du plus chic restaurant de la ville ou du dernier night-club à la mode, l'on finissait invariablement entourée par tout ce que la société comptait de plus luxueux. Mais jusqu'à présent, quand elle sortait avec un garçon, c'était pour discuter luxe, voiture, vacances. Ici, ils parlaient d'eux, tout simplement. De leur vie, de métaphysique, de la pluie et du beau temps. Et, en dépit du mauvais départ amorcé par la soirée, elle sut apprécier le changement. Au dessert, elle partit dans un récit épique dans lequel elle raconta la première fois qu'elle avait vu le groom holographique : elle avait cru qu'il était bien réel et avait un jour tenté de lui faire peur en lui sautant dessus. Sauf qu'à la fin, c'était elle qui avait eu la peur de sa vie.

Elle en était à raconter la fois où elle avait voulu lui apprendre à mentir pour lui permettre de faire le mur, quand elle vit le regard de Constantine couper subitement par-dessus son épaule. Elle interrompit son récit.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.

Elle se retourna, vit la table inoccupée derrière elle, puis encore derrière, un anonyme serveur. Constantine avait les yeux sur le serveur.

– Constantine, qu'est-ce qui se passe ?

Le serveur n'avait rien de particulier, il se fondait dans le décor. Lilian devait cependant lui reconnaître des épaules un peu avachies et un uniforme un peu fané. Elle se retourna vers le jeune homme.

– Eh bien ?

Lilian ne devait sans doute pas le voir, mais Constantine distinguait d'ici les coutures reprisées, l'ourlet du pantalon décousu pour le rallonger, la coupe un peu étroite, trahie par les boutons qui tiraient le tissu sur la poitrine. La coiffure était mal réalisée, la raie de travers, dentelée de cheveux rabattus du mauvais côté. Le règlement chez les serveurs imposait une raie sans défaut perpendiculaire au visage, d'exactement douze centimètres. Celle-là ne devait en faire qu'une dizaine.

Un paria. Qu'est-ce qu'un paria faisait ici ? Il allait se faire tuer, ce con.

Constantine le vit œiller le comptoir, les tables affichant encore les reliefs d'un repas. Le constat était clair quant à ses motivations.

Constantine se leva.

– Excuse-moi, je reviens.

Il devait faire sortir cet imbécile. Si quelqu'un d'autre que lui voyait son manège, il ne sortirait pas vivant d'ici.

Il marcha vers le faux serveur.

– Excusez-moi, mon brave, pouvez-vous m'aider sur un problème que je rencontre présentement ?

Constantine doutait qu'un invité eût ainsi adressé la parole à un membre du personnel, mais c'était le cadet de ses soucis en cet instant. Il saisit l'homme par le bras et l'entraîna à l'abri des indiscrets.

– Qu'est-ce que vous foutez ici, bon Dieu ?

Il lui posa la question sans ambages, l'heure n'étant pas aux circonlocutions. L'homme pâlit brusquement, mais la poigne ferme de Constantine l'empêcha de s'enfuir.

– Il y en a eu deux tués rien qu'aujourd'hui, lui apprit Constantine avec colère, vous tenez vraiment à être le troisième ?

Il était furieux, et en même temps, il savait qu'il ne devait pas l'être. L'homme avait les joues creusées, ses mains étaient nerveuses, il ne devait pas avoir mangé depuis trois jours. S'ajoutait au tableau une alliance ternie à son doigt. Assez pour pousser n'importe qui aux risques les plus insensés.

Sa colère retomba devant sa propre arrogance. Qui était-il pour blâmer ce pauvre homme, finalement ? Et sans même y réfléchir, il porta la main à sa poche de gilet et en tira sa montre à gousset qu'il fourra dans la paume de l'intrus.

– Tenez, prenez-la. Vous en tirerez un bon prix. Maintenant, cassez-vous.

L'homme tenta de balbutier un remerciement, mais Constantine l'incita d'un geste à partir, ce que l'homme fit sans plus un mot. Il disparut par l'accès de service.

Constantine resta immobile quelques secondes, regardant autour de lui, s'assurant que personne ne l'avait vu. Tranquillisé, il retourna à la table, où Lilian sirotait un verre de vin.

– Tout va bien ? s'enquit-elle.

– Tout va bien, lui assura Constantine. Je devais juste faire savoir à ce serveur qu'il n'avait pas la tenue réglementaire.

La jeune fille leva les sourcils devant son explication. Une telle attitude ne ressemblait pas à John Constantine. Ce dernier grimaça intérieurement en songeant qu'elle avait, après tout, raison d'être surprise.

– Il n'aurait pas été payé s'il était resté dans la tenue dans laquelle il était, se justifia-t-il. Il était complètement débraillé, je m'étonne même qu'on l'ait autorisé à travailler.

Lilian eut un sourire en coin.

– John Constantine, le sauveur des cas désespérés, se moqua-t-elle.

– Quoi ? Ça ne coûte rien.

– Vraiment ? Dans ce cas, où est ta montre ?

Pris au dépourvu par la réflexion, Constantine baissa bêtement les yeux sur lui-même et sur l'absence de sa montre, avant de revenir à Lilian qui le regardait le plus ironiquement du monde.

– Tu as l'œil, reconnut-il.

– N'oublie pas à qui tu parles.

Mais la fin de sa phrase fut soudainement noyée par un vacarme étouffé qui s'approcha rapidement. La porte de service s'ouvrit à la volée et le faux serveur fit irruption dans la salle, deux agents de sécurité sur les talons.

– Arrêtez-vous ! Halte ! cria l'un d'eux.

La commotion figea les tables qui regardèrent la scène avec abasourdissement. La plupart des convives se levèrent aussitôt pour s'éloigner.

Constantine se leva également, et voulut se précipiter en direction du faux serveur. Mais Lilian le retint en agrippant le dos de sa veste.

– Arrête, qu'est-ce que tu fais ?

Pour toute réponse, Constantine tira ses bras de sa veste et s'en libéra. En chemise et gilet, il se jeta en avant.

L'homme avait pris la fuite par la galerie d'exposition. Dans sa hâte, il bouscula une sculpture qui s'écrasa par terre. Un agent de sécurité parvint alors à se jeter sur lui et à le clouer au sol. Constantine se rua sur lui pour libérer le faux serveur, mais son collègue se précipita sur le jeune homme pour le repousser. Saisi par les bras, Constantine se débattit et parvint à se libérer, mais l'agent l'empoigna par son gilet et le jeta sur le côté. Constantine entendit plus qu'il ne sentit le tissu se déchirer dans son dos. Puis juste après, le claquement assourdissant d'un coup de feu.

Le silence retomba.

Les oreilles rendues sifflantes par la détonation, Constantine se releva alors. Il avisa le faux serveur maintenant immobile, du sang en étoile autour de sa tête, alors que les agents de sécurité communiquaient sur l'issue de l'intervention. Autour d'eux, les convives commentaient le spectacle, certains louant la sécurité, d'autres conspuant l'intrus. Constantine les ignora et marcha vers le corps du faux serveur. Un agent s'interposa.

– Cet homme a quelque chose qui m'appartient, cingla le jeune homme.

Il passa outre et s'agenouilla à côté du corps. Il trouva sa montre à gousset lovée dans la main de l'homme. Constantine imaginait aisément qu'ayant été vu avec l'objet, il avait dû paniquer et tenter de fuir. Il récupéra la montre et la glissa dans la poche de son pantalon.

Il eut le cœur serré à ainsi voler un mort, mais il savait que s'il ne le faisait pas, quelqu'un d'autre le ferait à sa place. Il se redressa et chercha Lilian des yeux, marchant vers elle.

La jeune fille avait les mains crispées sur sa veste. Pétrifiée, elle le regardait avec horreur. Il n'en comprit pas la raison, il n'avait pas l'impression d'avoir fait quelque chose qui pût être considéré comme horrible. Des parias mouraient tous les jours, il était réputé pour ses prises de position, et quant à la montre, il mettait n'importe qui au défi de ne pas l'avoir récupérée. Puis un courant d'air lui balaya soudain les épaules et il comprit la raison de sa stupeur. Son dos. Merde !

Tentant de garder toute la contenance dont il était capable, il lui prit la veste des mains et la revêtit, couvrant ses épaules à nu.

– Je ne sais pas pour toi, mais je crois que je vais m'en tenir là pour ce soir, lui dit-il.

Puis il se détourna et quitta la galerie.

Dehors, le bruit de la circulation était presque le bienvenu. Un écran géant vanta le dernier robot ménager. Les gens allaient et venaient, dans tous les sens. Il ignora tout cela et s'éloigna sur le trottoir. Il se souvint alors qu'il avait oublié son chapeau et sa canne, et qu'il était parti de la galerie sans payer le dîner.

– Constantine !

Reconnaissant la voix, il ralentit et se retourna. Lilian courait dans sa direction, bousculant un passant.

– Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda-t-elle. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Constantine serra les mâchoires dans une tentative à ne pas exploser de colère.

– C'est quoi ce truc que vous avez avec les parias ? grinça-t-il. C'est un trip que vous avez, de les dézinguer ? Un concours ? Celui qui en comptabilise le plus à la fin de l'année gagne un prix ?

Prise au dépourvu par la violence de sa question, la jeune fille resta quelques secondes sans voix.

– Tu peux parler, se défendit-elle alors. C'est bien toi qui as achevé ce type l'autre jour, non ?

– Kahrma, c'était différent, ce connard était destiné à ce que je lui fasse la peau un jour ou l'autre ! Ce mec à la galerie voulait juste trouver de quoi bouffer !

– En te volant ta montre ?

– Je lui avais donné.

Lilian écarta les bras et les laissa retomber.

– C'est quoi ce truc que tu as avec les parias ? rétorqua-t-elle. Si tu veux tant être de leur côté, pourquoi tu n'y restes pas ?

Il ne pouvait nier la légitimité de la question. Mais il était convaincu qu'elle ne comprendrait pas la réponse. Il se contenta de secouer la tête et se détourna pour s'éloigner.

Il devina plus qu'il ne vit Lilian qui leva les yeux au ciel.

– Oh, laisse-moi deviner, se moqua-t-elle dans son dos. Tu espères faire une différence ? Ou tu es en conflit avec tes origines et tes aspirations ? Regarde-toi, à jouer les divas, genre je m'éloigne dans la foule indifférente, seul et incompris. Un vrai tragédien ! Tu veux que je te jette des fleurs ?

Mais Constantine ne se retourna pas. Il se contenta de crisper les épaules et, ignorant la diatribe, il disparut.

*

Les lumières diminuaient au fur et à mesure qu'il s'approchait de la bordure de la ville. Les rues devenaient plus calmes et plus résidentielles, les immeubles plus sobres et plus dépouillés. C'était dans ces quartiers proches de la Ceinture que vivait le personnel de la Cité. En passant, Constantine aperçut un petit supermarché servant encore des employés qui rentraient chez eux après une longue journée de travail.

Au-delà, il y avait une large avenue, et l'on pénétrait ensuite un autre univers.

Constantine avait déjà vu des villes fantômes. Il avait toujours été impressionné par ce côté suspendu que l'on trouvait dans ce genre d'endroit, comme si le temps s'y était arrêté. Plus impressionnant encore était l'état des lieux, souvent laissé tel quel, comme abandonné subitement. Il leva les yeux, distinguant les hautes silhouettes se dressant devant lui. Il avisa alors les immeubles, et le silence.

Passé les quartiers dits « populaires » et la grande rue périphérique, les bâtiments, dans cette zone, étaient inhabités. Trop chers pour les habitants de la Ceinture, et trop près de la Ceinture pour les habitants de la Cité, ils s'étaient retrouvés abandonnés des promoteurs et des acquéreurs. Nombreux étaient ceux à avoir tenté d'occuper ces appartements vides qui leur tendaient les bras, mais les forces de l'ordre semblaient veiller à garder les lieux en l'état et expulsaient systématiquement les intrus. Aujourd'hui, cette zone déserte n'était plus devenue qu'une sorte de décor qui faisait office de frontière entre les deux mondes et qui était jalousement entretenue des deux côtés. Certains immeubles commençaient cependant à souffrir du passage du temps, Constantine remarquait les fissures dans les murs et les bordures de toit effondrées. Il ne serait pas surpris de voir un jour cette frontière s'effondrer faute d'attention, laissant entre la Cité et la Ceinture une large bande de vide.

Il marcha d'un pas mesuré, ressassant les événements de ce soir. Il tira de sa poche la montre qui avait condamné le malheureux. Qui sait ce qui se serait passé s'il ne la lui avait pas donnée ?

Il se promit de surveiller le prochain convoi qui ramènerait son corps et, Constantine en était sûr, sa veuve venue le récupérer. Cette montre lui revenait de droit, il veillerait à ce qu'elle en prît possession.

Il rentra chez lui, jetant dans un coin ses oripeaux hors de prix. Il posa la montre sur la table. Ouvrant la fenêtre, il regarda devant lui cette épave de civilisation qu'était la Ceinture. Il considéra les fenêtres mal allumées, entendit une musique lointaine, le bruit d'une conversation en contrebas. Il distingua à l'angle de la rue la bande à Jo, qui surveillait le commerce du coin. Il observa tout cela avec un frisson d'horreur en repensant à la Cité, à ces bêtes qui se faisaient appeler humains, à ces familles qui ne reverraient jamais leurs maris et pères. Ce pauvre homme avait-il seulement un nom ?

Il referma la fenêtre et se retourna. Il leva les yeux sur le grand crucifix serti de pierres d'ambre accroché au mur. Il s'avança vers lui, s'agenouilla, et il pria.

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