Chapitre 58


Lilian en avait assez.

Elle saisit le bras d'un agent de sécurité et le renversa au sol avant de l'assommer d'un coup de poing. Un autre tenta de la saisir par-derrière, mais elle jeta ses mains en arrière, attrapa le second agent et le fit basculer par-dessus son épaule, lui choquant la tête au sol.

– Demandez des renforts ! aboya un troisième. Il faut la neutraliser !

Cet appel décupla la hargne de la jeune fille. Oui, elle en avait assez. Elle en avait assez de perdre du temps à cause de ces imbéciles, elle en avait assez d'en perdre à cause des mauvais tours de Kat qui regardait la scène en éclatant de rire.

Depuis tout à l'heure, elle n'avait plus affaire qu'à la sécurité. La moitié de la salle était un véritable chantier, les meubles renversées, pour la plupart à-moitié brisés.

Aux grands maux les grands remèdes, elle tenta alors quelque chose de délicat. Elle se jeta en avant, au milieu des agents, agrippant au passage tout câble ou tout appareil leur permettant de communiquer avec l'extérieur. Elle tira rageusement sur les oreillettes, brisant au sol les talkies-walkies. Elle le fit avec la hantise de blesser quelqu'un ou d'être blessée, mais Kat qui applaudit lui fit savoir qu'elle avait réussi son coup.

– Bravo ! la félicita la vampire. Bien joué !

Privés de contact, les agents durent se résoudre à faire avec ce qu'ils avaient. L'un d'eux tenta de lui abattre une chaise sur la tête, mais elle esquiva et se glissa derrière l'homme, avant de le saisir à la tête et de lui craquer légèrement le cou. Christel lui avait appris cette passe délicate avec les précautions d'usage, la prévenant qu'elle pouvait être mortelle si elle était mal réalisée. Mais l'agent ne fit que s'effondrer en gémissant, la nuque raidie.

Il n'en restait plus que trois. Le quatrième devait certainement être parti chercher des renforts.

Décidée à en finir avec eux, elle saisit la chaise qu'un agent avait tenté de lui abattre sur la tête et balaya l'espace autour d'elle. Elle en cogna un qui s'écroula.

– Vite, les matraques !

Elle les vit mettre la main à leur ceinture et tirer chacun une matraque électrique. Ils voulaient la choquer comme un vulgaire animal.

Ses épaules retombèrent de résignation. Tant pis pour eux. Elle avait pourtant tout fait pour essayer de les préserver, mais elle n'allait plus avoir le choix. Elle tira sa rapière et s'élança. Alors qu'ils faisaient de même pour la choquer en pleine course, elle volta sur le côté, et sa lame sectionna une matraque en deux. Elle se remit en garde alors que le second agent se ruait vers elle. Elle leva son arme, l'abattit, et la seconde matraque rendit l'âme. Puis, de son poing gauche, elle cueillit l'homme au menton et le fit voler à-travers la pièce. Le premier en profita alors pour la ceinturer de ses bras et tenter de la renverser au sol. La jeune fille lâcha son arme et lui écrasa violemment les orteils. L'agent la lâcha avec un cri de douleur, et la jeune fille se retourna, lui collant de toutes ses forces son poing dans le visage. Elle sentit contre ses doigts le nez de l'homme se briser, la faisant grimacer.

Le silence retomba, et elle se redressa. Tous les agents de sécurité étaient à terre, plus ou moins conscients. Elle ramassa aussitôt sa rapière.

Kat, toujours à sa place, battit des mains.

– Bravo ! apprécia-t-elle. Vraiment très impressionnant ! Alors, c'était comment, de les cogner ? Ça t'a plu ?

Lilian se tourna vers elle, et la vampire marqua un temps d'arrêt, soudain anxieuse. Les yeux de la jeune fille brûlaient de fureur, et ses dents étaient serrées.

– Toi ! gronda-t-elle. Fini de jouer, maintenant ! Tu veux t'amuser, viens te battre !

Sur ses gardes, Kat ne répondit pas tout de suite. Puis elle pinça les lèvres.

– À ton aise, lâcha-t-elle.

Elle se pencha sur le côté pour ramasser la hache qu'elle avait dissimulée à la sécurité, et se redressa.

– Bien, à nous, maintenant. Je sens que je vais beaucoup m'amuser avec toi.

– Je le pense également.

Kat marqua une seconde d'arrêt puis sourit, dévoilant ses canines.

– Tu parles comme lui, remarqua-t-elle.

– Oui, et je te botterai les fesses comme lui.

*

Lulu regarda la grosse horloge sur le fronton du bâtiment : dix heures et demie. Elle s'impatientait. Qu'est-ce que James pouvait bien fabriquer ? Il devrait déjà être revenu.

Comment ils avaient fait pour rentrer, eux-mêmes l'ignoraient. Mais quand ils avaient vu le grand portail ouvert, ils n'avaient pas réfléchi une seconde. Ils s'étaient précipités aux côtés de la luxueuse voiture qui franchissait l'entrée et, d'une détente, s'étaient rués à l'intérieur. Ils ne savaient même pas si quelqu'un les avait remarqués.

Ils s'étaient ensuite faufilés dans les broussailles, puis, étant en vue de la salle de bal, avaient établi leurs quartiers dans un arbre. Juchés sur une solide branche, ils s'étaient figés de concert, guettant une alarme, une interpellation, le signe qu'ils avaient été repérés, mais ils n'avaient rien entendu. Comprenant qu'ils étaient saufs, ils avaient alors tourné le regard vers la foule, avisant les élèves costumés. Ils n'en avaient rien dit, mais tous deux avaient eu une pensée émue pour Christel et Lilian, cachés dans le bâtiment avec tous leurs falbalas. C'était bien la peine de s'être embêtés à se déguiser...

Après plus d'une demi-heure d'attente, James avait finalement décidé de faire le tour du bâtiment pour repérer les accès. Et cela faisait depuis tout autant de temps qu'il n'avait pas reparu.

Lulu commençait à se ronger les ongles jusqu'à la deuxième phalange quand elle vit enfin son ami revenir.

– Ah, quand même !

Il leva les yeux vers elle, puis lui fit signe de descendre.

– Alors ? s'enquit Lulu après qu'elle l'eût rejoint.

– Il y a une porte d'accès derrière, annonça-t-il alors. On pourra passer par là, mais pas tout de suite.

– Pourquoi ?

– C'est occupé, se contenta de répondre James. Mais on peut attendre dans le coin en attendant que la voie se libère.

– Vas-y, je te suis.

Et, le dos courbé, ils s'avancèrent dans les broussailles.

*

Jour de colère que ce jour-là
Où le monde sera réduit en cendres,
Selon les oracles de David et de la Sibylle
Quelle terreur nous envahira,
Lorsque le juge viendra
Pour délivrer son impitoyable sentence...

Christel marcha avec précaution le long de la rangée d'étagères. Son flair en alerte, il scruta avec attention chaque recoin autour de lui. Ses doigts étaient crispés sur son pieu en argent, trahissant une certaine excitation. Ses pas le menaient silencieusement le long des rayonnages de livres. Il jeta un rapide coup d'œil sur l'étroite galerie au-dessus de lui, ne vit personne, puis parvint au bout de la rangée, dans le fond de la salle.

L'endroit était sombre et désert, quasi figé, recouvert d'une fine couche de poussière dénonçant le peu d'attention qui lui était porté. La quiétude était totale. Pas un bruit dans la salle, ni le moindre frôlement ne venait rompre le silence. Seuls les échos venus de la fête parvenaient à le troubler, tel un lancinant tempo.

Le jeune homme regarda rapidement les environs, aux aguets, puis risqua un regard dans la rangée suivante. Personne.

Immobile, il tendit l'oreille. Mais ce diable de Smith maîtrisait aussi bien l'art de la furtivité que du tapage. Où qu'il fût, rien ne permettait de déterminer son emplacement. Même son flair, pourtant rôdé à l'exercice, ne parvenait pas à le localiser.

Le livre sera alors produit,
Dans lequel sera contenu
Tout ce par quoi le monde sera jugé.

Son minuscule filet de voix plana dans le silence, aussi fin et évanescent qu'une volute de fumée. Tendu comme un arc, Christel marcha dans une allée, brisant volontairement le calme ambiant.

Juste juge de votre vengeance,
Faites-moi don de la rémission
Avant le jour du jugement.

Un frémissement sur sa droite lui signala soudain un mouvement, à deux ou trois mètres de lui. Vivement, le jeune homme para au plus pressé. Il bondit et grimpa sur l'étagère, afin d'avoir un meilleur angle de vue et de bénéficier de l'effet de surprise. Il tomba alors nez-à-nez avec... le Doyen ?

– Coucou, sourit ce dernier.

Foudroyé par la stupeur, Christel n'eut pas le temps de parer le coup. Le Doyen lui sauta dessus, et tout deux dégringolèrent au sol.

Le fracas de leur chute s'accompagna d'une pluie d'ouvrages qui leur tombèrent sur le dos. Pris au cou, le jeune homme lâcha son pieu pour tenter de se dégager.

– Tu ne l'as pas vue venir, celle-là, hein ? se pourlécha le Doyen.

Smith. De toutes les formes qu'il était capable de prendre, il avait pris celle-là.

Christel tira comme il pouvait sur les poignets de son adversaire afin de se défaire de sa poigne, mais n'y parvint pas. Il voulut, dans un dernier effort, lui planter son genou dans le ventre, mais Smith le souleva et le projeta à-travers la pièce. Le jeune homme atterrit rudement contre une étagère et d'autres livres lui churent sur les épaules.

Le dos douloureux, il se laissa tomber à terre avec une grimace. Smith, qui s'était rapproché, le souleva alors à nouveau et le propulsa de l'autre côté de la salle. Dans un ultime réflexe, Christel roula-boula pour se remettre sur ses jambes et ses pieds le freinèrent tout juste.

Son adversaire le regarda se remettre en garde avec antipathie.

– Tu n'en as pas assez, de toujours te remettre debout ? gronda Smith. Quand donc vas-tu te décider à mourir ?

– Je te retourne la question.

Sa voix était sereine, badine, ainsi que Christel avait pris l'habitude de la poser face à un adversaire. Mais il sentait bien malgré lui sa gorge se serrer. Son dos était tendu, ses jambes frémissaient d'une façon qu'il n'avait plus ressentie depuis des siècles.

Il avait peur.

Ce n'est pas le Doyen. Ressaisis-toi, imbécile, ce n'est pas le Doyen.

C'était pourtant bien la silhouette tant connue qui se dressait devant lui, le grand con d'échalas encapuchonné qui lui avait tant cassé les noix. Mais il y avait dans la ligne de la mâchoire une raideur effrayante, une morgue inouïe, les lèvres étaient plissées de rage et d'orgueil. Pendant une fraction de seconde, Christel se crut revenu devant la porte de l'Enfer, devant le Doyen étincelant de fureur.

Ce n'est pas le Doyen !

Il fallut à Christel un effort insensé pour s'arracher de la torpeur dans laquelle il était en train de s'agglutiner. Il leva sur Smith un regard lourd de dégoût. Comment osait-il ? Comment osait-il insulter ainsi le Doyen en prétendant arborer ce visage ? Ses poings se crispèrent, ses jambes se tendirent. À la peur, succéda la colère.

Parmi vos brebis, placez-moi,
Gardez-moi à l'écart des boucs
En me plaçant à votre droite.

Christel bondit en avant, mû par une idée soudaine. Le sol en marbre était jonché de livres. Il courut donc, donnant à son ennemi l'impression qu'il allait frapper sur le dessus, obligeant celui-ci à anticiper sa parade. Sauf qu'au dernier moment, il se laissa tomber sur le flanc et acheva sa route en glissant sur les ouvrages renversés. Il faucha les jambes de Smith, le faisant chuter. Il eut mal au cœur à martyriser ainsi ces livres déjà bien éprouvés, mais il n'eut pas le temps de s'émouvoir davantage. Il mit bas son adversaire, et se pencha sur lui pour lui décocher un crochet en pleine mâchoire. Ayant perdu son pieu au pied d'une étagère, il dut compter sur ses seuls poings au point de se fendre les jointures. Il allait pour porter le coup fatal en lui brisant la nuque, mais Smith eut le réflexe d'accompagner le geste et son corps bascula sur le côté, entraînant Christel coincé entre ses jambes.

– Désolé pour la position, ce n'est pas ce que tu crois, se moqua-t-il.

Le jeune homme rit jaune, mais refusa de répondre. D'un complaisant revers de la main, Smith essuya le sang qui lui coulait du nez.

– Tu n'y as pas été de main morte, remarqua-t-il d'un ton léger. On voit bien que ça te démangeait. Quel effet ça t'a fait ?

Christel n'eut pour toute réaction qu'une profonde grimace de dégoût. Le sourire de Smith s'élargit, ajoutant à la démence sur les traits du Doyen dont il avait pris l'apparence.

– Ne vient pas prétendre le contraire, ricana-t-il, n'oublie pas que c'est ma nature de connaître les désirs des gens. Tu voulais lui tomber dessus depuis des siècles, tout ça parce qu'il t'était supérieur en tout. Alors, ça t'a fait quoi, de finalement réaliser ton rêve ?

Christel, qui avait gardé pendant tout ce temps les lèvres obstinément pincées, se paya finalement le luxe de l'indécision.

– Je ne sais pas encore, avoua-t-il, j'attends de le savoir.

Et il considéra comme une victoire l'éclair de surprise qui traversa le regard de Smith.

– Et pourquoi ça ? se résolut à demander ce dernier.

– Parce que ça.

Et Christel lança sans attendre son poing dans le visage de Smith qui bascula en arrière, lui donnant l'opportunité de se dégager et de se relever.

Smith leva sur lui des yeux féroces.

– Salopard, jura-t-il.

– Allons, allons, se moqua Christel, tu ne vas pas me dire que tu ne l'as pas vue venir, celle-là. C'est vieux comme le monde, et n'oublie pas que c'est ma nature que d'être extrêmement contrariant.

Smith rugit de rage pour toute réponse, et se jeta en avant. Christel se précipita également sur lui, et leurs coups se télescopèrent.

Jour de larmes que ce jour-là,
Où surgira de la poussière
Le pécheur pour être jugé
À celui-là donc, pardonnez, ô Dieu.
Doux Jésus Seigneur,
Donnez-lui le repos. Amen.

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