Chapitre 56 (partie 2)


Si c'était vraiment le cas, alors c'était raté. Au fur et à mesure qu'il écoutait, Smith crispait de plus en plus les mâchoires. Lilian le devinait à deux doigts d'exploser. Elle se tendit instinctivement, prête à toute éventualité. Car connaissant Christel, il n'aurait pas abordé et insisté sur le sujet à moins de vouloir le provoquer.

Smith n'explosa pas comme prévu. Au contraire, il fallut lui reconnaître un calme olympien. En revanche, l'air frissonna soudain, et une ombre se jeta sur eux.

Lilian fut mise à terre avant même de comprendre ce qui arrivait. Elle chuta sur le sol, devinant autour d'elle un brusque remue-ménage. Quand elle se redressa, elle vit Christel aux prises avec un arlequin en rouge et noir qui sifflait comme une furie. Son flair se mit alors en marche et elle reconnut l'adversaire.

Kat. Ainsi donc, elle était là aussi.

Christel lui fit une manchette qui l'étourdit. Kat vacilla, laissant à son ennemi l'opportunité de lui décocher un crochet dans le ventre, puis de la repousser d'un coup de genoux dans le nez.

Smith n'avait toujours pas bougé de sa place, assistant au combat. Lilian vit là une ouverture et s'élança vers lui. Mais la voix de Christel s'éleva brusquement :

– Ne l'approche pas !

Elle se figea net et se retourna. Même Smith le regarda. Le jeune homme dardait sur Smith des yeux flamboyant.

– Il est à moi !

Les deux hommes se firent face, des éclairs dans le regard. Kat profita alors de cet instant pour se relever et, d'une détente, se jeter sur Christel.

Un choc sourd l'arrêta en plein élan, et elle bascula au sol. Lilian se dressa devant elle, rageuse.

– Couché, toi ! gronda-t-elle. Si tu veux un adversaire, ce sera moi et personne d'autre. Nous avons des comptes à régler, toutes les deux.

La vampire jeta un rapide coup d'œil sur Smith qui hochait la tête.

– Néantise-la, ordonna-t-il.

Kat se redressa, féline.

– Je peux jouer avec elle ? roucoula-t-elle.

– Autant que tu veux.

Elle ricana, dévoilant un sourire acéré, et s'élança vers la porte qu'elle ouvrit à la volée avant de disparaître dans le couloir. Lilian hésita une seconde, craignant une ruse.

– Va t'occuper d'elle, fit alors la voix de Christel dans son dos, peu importent les moyens. Moi, je me charge de Smith.

– Entendu.

La jeune fille s'exécuta et se jeta à la poursuite de la vampire.

Christel se retrouva seul avec son adversaire. L'atmosphère était glaciale.

– Il fait froid, ici, ou ça vient de moi ? se moqua-t-il.

Ce qui fit bien ricaner Smith.

– Tu te prends pour Stallone, maintenant ? Tu t'es regardé ? Prends quelques muscles, et on en reparlera.

– Quand je t'aurai botté le cul bien comme il faut, tu sauras que les muscles ne font pas tout dans la vie.

– Parce que tu appelles ça une vie ?

Éclatant de rire, Smith écarta les bras, désignant l'espace autour de lui.

– Regarde ce monde, Christel, regarde ce qu'il est devenu. Sauver ces misérables, c'est une vie, pour toi ? Ils ne méritent même pas les efforts que les tiens font pour eux. Tu t'évertues à les protéger, mais ces gens ne penseront jamais qu'à eux-mêmes. Ce n'est rien d'autre qu'une race dégénérée, aliénée et lobotomisée, et c'est pour eux que tu te bats ? Les hommes ne sont bons qu'à se remplir les poches et les femmes qu'à remplir leurs lits. Une race comme celle-là ne mérite pas d'exister.

– Elle mérite de faire ce choix elle-même, bordel ! C'est peut-être des pourris de première, mais c'est pas à nous de décider de qui doit vivre ou crever !

Smith pointa un index sentencieux vers lui.

– C'est justement ça que j'essaie de te faire rentrer dans le crâne depuis des lustres. Laisse-les dépérir à leur guise. Si je ne peux juger de leur mort, tu ne peux juger de leur vie. Arrête d'essayer de rattraper leurs erreurs, tu n'y arriveras jamais. Quand ils règlent un problème, si tant est qu'ils en règlent, il faut qu'ils en créent un nouveau. Cette civilisation ne reconnaîtra jamais ses torts, peu importent les efforts que tu fourniras. Nous, nous sommes là pour compter les points et ramasser ce qui tombe.

Christel le fit taire d'un geste de la main.

– Si on devait laisser faire, ce serait l'enfer sur terre en peu de temps, tu me crois con à ce point-là ? Je sais pertinemment que ces chers Princes n'attendent qu'une occasion pour éventrer ce monde et en faire leur cirque, alors ne viens pas me raconter de salades. Ces gens sont peut-être fautifs, et ils le sont, on ne va pas se mentir, hein ? Mais ils ont droit à un salut équitable, et on est là pour renvoyer aux Enfers tous ceux qui oseront prétendre le contraire.

– Quelle ambition, railla Smith. Ça fait quand même un paquet de monde.

– « Usez donc de patience, frères, jusqu'à la venue du Seigneur ». Qu'est-ce que tu crois ? Rome ne s'est pas faite en un jour.

Christel jeta volontairement le pavé dans la mare. Smith comprit puis marcha dans la pièce, jaugeant le jeune homme.

– Je vois. Dois-je comprendre que les hostilités sont ouvertes ?

– Elles sont on ne peut plus ouvertes.

– Comme tu le souhaites.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel ils se défièrent mutuellement. Smith ôta calmement ses gants, puis mit bas son manteau. Christel avait ouvert son étui et sorti son fidèle missel qu'il feuilletait consciencieusement.

– Généralement, raconta-t-il, j'ai une tradition, au combat : je lis le Requiem. Ne me demande pas comment c'est venu, j'ai toujours fait comme ça. Je suppose que je devais me trouver trop classe avec un bouquin, genre vieux routard de la baston qui n'a même pas besoin de regarder où il colle ses baffes. Au moins, ça avait l'avantage qu'on me reconnaissait direct.

Puis il referma le missel d'un geste sec.

– Seulement voilà, tu n'es pas un adversaire comme les autres, je dois admettre.

Il remit le livre dans son étui.

– Et pour bien te montrer que c'est un combat exceptionnel, je vais réciter mon Requiem de mémoire.

Et il boucla l'étui de cuir.

Smith le regarda faire avec dédain.

– Tu me vois ravi par cet honneur, Christel, seulement, je me suis toujours demandé...

– Quoi donc ?

Et il pouvait sentir toute l'ironie de ses propos.

Sans se démonter, Smith retira calmement sa veste et son gilet, puis dénoua sa cravate.

– Je vais encore mettre mes vêtements en pièces, déplora-t-il.

– T'inquiète, le rassura Christel. Beau comme t'es, tu pourrais te balader à poil, ça ne poserait de problèmes à personne. En tout cas, pas aux filles, les connaissant...

Il mit les poings sur les hanches.

– Bon, allez, accouche, s'impatienta-t-il, tu t'es toujours demandé quoi ?

– Qu'est-ce qui se passerait si un camp l'emportait sur l'autre ? demanda alors Smith. Tu ne t'es jamais posé la question ?

Christel, un peu pris par surprise, marqua une pause.

– Je suppose que si le Bien l'emportait, tout irait bien dans le meilleur des mondes, répondit-il. Et que si le Mal l'emportait, alors on l'aurait tous bien profond. Pourquoi ?

Smith haussa les épaules d'indifférence.

– Le Bien, le Mal, ils sont indissociables, non ? Après tout, l'un ne va pas sans l'autre. Thèse, antithèse. Peut-on parler de notion de « Bien » si la notion de  « Mal » n'existe pas, et vice-versa ?

Christel regarda Smith comme s'il lui était subitement poussé une deuxième tête.

– Tu verses dans la philosophie, maintenant ? C'est la nouvelle mode du monologue de méchant ?

– Non, j'essaie juste de te faire comprendre que de la même façon que nos poids sur la destinée des mortels doivent rester équivalents, l'un ne peut pas être sans l'autre, c'est tout.

– Le foutu Yin et Yang, comprit Christel.

– Tu as tout compris, se satisfit Smith qui semblait très fier de lui. Des fois, je m'impressionne moi-même.

Christel, qui était pourtant prêt à trouver à ses propos un vague fond de vérité, sentit son intérêt chuter d'un coup.

– Ben voyons, railla-t-il. Bon, allez, on arrête un peu les conneries, maintenant. Montre un peu les crocs, que je te botte le cul comme il faut.

Smith gronda sourdement devant sa désinvolture, et ses pupilles virèrent au noir. Christel se pourlécha avec appétit en voyant sa peau se fendre de toutes part et dévoiler l'épiderme luisant.

– C'est bien, tu es un bon garçon...

Ravi, il considéra la créature rugissante debout devant lui. Il empoigna son arbalète, ignorant la lascive sensation qui tomba sur la salle.

Enfin, les choses devenaient intéressantes.

Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle les illumine...

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