Chapitre 55



Christel se souvenait encore des bals de promo, quelques siècles auparavant. Ainsi que James s'était plu à le rappeler, c'était un défilé constant de robes parfois du plus grand ridicule avec des brushings qui l'étaient tout autant, accompagnées de smokings-nœuds papillon méchés façon Elvis.

Aujourd'hui, foin de robes meringue, même si le smoking avait survécu. Dans cette nouvelle société, il fallait du chic, du cher. Pas forcément de bon goût, mais tant qu'il s'agissait de la création originale de tel créateur en vogue sur telle grande avenue, peu importait la forme qu'elle avait. Les tissus les plus improbables côtoyaient les coupes les plus extravagantes, d'une griffe qui pouvait atteindre des dizaines de milliers de dollars.

Christel et Lilian avaient réussi à jeter un œil dans la salle de bal, par un fenestron communiquant avec leur couloir, et ce simple regard avait bien failli les faire s'étouffer de rire. Ils avaient aperçu Natacha, laquelle cancanait au milieu de ses amis, puis Miss Truman déguisée en squaw qui conversait avec animation avec Mr Davis, déguisé en Abraham Lincoln. Partout, ce n'était que profusion de tissu lamé, rubans, dentelles, frou-frous. La tendance chez les messieurs était à l'iconographie militaire, et s'il y avait une constante marquée pour l'uniforme galonné, l'on pouvait aussi voir, qui un samouraï, qui un treillis bionique, et même ce qui ressemblait fort à un Vulcain. En revanche, chez les dames, l'uniformisation n'était pas de mise. Certes, il y avait quelques doublons de marquises, mais les costumes étaient dans l'ensemble plus hétéroclites. Squaw pour Miss Truman, geisha, pirate, charleston, french cancan, écossaise, princesse égyptienne ou orientale, et même une bergère, il y en avait pour tous les goûts, richement parées de tissus et de quincaillerie hors de prix. Cela étant, Christel ne put s'empêcher de remarquer chez certaines un penchant pour les versions court vêtues, manque de respect historique qui le fit grimacer.

La salle était décorée avec les sempiternels ballons gonflés à l'hélium, guirlandes et macarons. Le long du mur, était dressé un buffet derrière lequel s'affairait le personnel engagé pour l'occasion, veillant à la présentation des petits fours et autres gâteries, livrés par un grand traiteur de la ville. Mais pour l'instant, ledit personnel était plutôt occupé à remplir les dizaines de coupes de champagne tendues devant lui, car il était inconcevable, voyons, de se promener avec un verre vide devant l'objectif du photographe chargé d'immortaliser la soirée.

Lilian observa tout ceci en se disant que, quand même, elle était en train de rater quelque chose d'unique.

– Ça vaut le coup d'œil, hein ? sourit Christel.

Elle devait bien admettre que oui.

– Ça me rappelle l'ancien temps, raconta le jeune homme, les cours royales et les courtisans. Le fond était exactement le même : voir et être vu. J'ai l'impression d'être revenu sept siècles en arrière, c'est dingue.

– Je suppose qu'ils n'avaient pas de costumes de King Kong, à cette époque, devina la jeune fille.

– Sérieux, King Kong ? Où ça ?

Elle lui désigna une direction du doigt. En effet, venait d'entrer une grande boule de poil d'apparence simiesque qui rendit surexcitées certaines demoiselles, qui se précipitèrent vers lui.

– Vous vous souvenez de King Kong ? s'étonna Christel.

Son amie fit la grimace.

– Tout n'a quand même pas disparu, lui apprit-elle.

– Oui, mais alors dans ce cas, pourquoi pas Superman, ou Captain America ?

– Qui ça ?

– Laisse tomber.

Ils revinrent à l'observation du terrain.

– Tu les vois ? demanda Lilian au bout d'un moment.

– J'en ai repéré un, oui.

Il tendit le doigt, et la jeune fille l'aperçut enfin.

Smith était posté à côté du point photo. Choix stratégique, car toutes les filles de la soirée allaient immanquablement venir se faire tirer le portrait ici, lui permettant de toutes les estimer. Il portait une perruque bouclée verte à la coupe carrée, avec la mèche en arrière. Chemise bleue, cravate marron, gilet vert, veste et pantalon bleu foncé, avec un manteau mauve, mi-long, par-dessus, et des gants en cuir. Son visage était grimé en blanc, les yeux noircis, le sourire élargi en rouge vif.

– Sympa, le costume, jugea Christel.

– Je ne sais pas ce que c'est, avoua Lilian, mais ça lui va bien. On dirait une espèce de fou psychopathe.

Christel s'abstint de tout commentaire, même s'il n'en pensait pas moins.

– Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda la jeune fille. On sait que Smith est là, d'accord, mais il en manque une.

Il la calma d'un geste.

– Doucement, d'accord ? Ça sert à rien de se précipiter,c'est le meilleur moyen de se planter. N'oublie pas qu'à la chasse, on piste le gibier avant de le tuer.

– Alors, on fait quoi ? On attend sagement qu'il veuille bien se rendre dans un coin plus tranquille ?

– Pas le choix. Tu veux faire quoi, lui sauter dessus en plein milieu du bal, avec le monde qu'il y a ? À moins de trouver le moyen de l'attirer à l'extérieur de la salle, forcer le destin est une très mauvaise idée. Ah, attend une seconde...

Il scruta soudain la foule à ses pieds, et elle tenta de suivre son regard. Lilian aperçut alors cette silhouette de femme, habillée de l'un des nombreux costumes de marquise, approcher Smith et lui chuchoter quelque chose à l'oreille. « Au flair », avait dit Christel. Pourtant, elle avait beau flairer, elle ne ressentait absolument rien de démoniaque dans cette personne, elle en était persuadée. C'est alors que l'inconnue eut un geste caractéristique des mains, et elle reconnut l'héritière Goldenwood. Il n'y avait qu'elle pour joindre ses mains de cette façon-là. Un plan drague, sans aucun doute.

Quoi que ce fût, Smith ne mit pas longtemps avant de se décider à la suivre. Il quitta son poste d'observation et marcha dans le sillage de la demoiselle qui frétillait d'excitation dans sa robe démesurée.

Christel se redressa brusquement.

– On y va.

Et il s'éloigna dans le couloir.

– Tu sais au moins où ils vont ?

– Connaissant Smith, affirma-t-il, il ne voudra pas trop s'éloigner de la salle. Il cherchera la salle fermée la plus proche. C'est quoi, la plus près d'ici ?

– De ce côté ? Il y a une espèce de bar, avec une bibliothèque.

– Vous avez encore une bibliothèque ?

– Oui, une petite. Elle n'est pas très grande, mais nous en avons une, même si je t'avoue qu'elle ne sert pas beaucoup. Ça ne leur sera pas difficile d'y être tranquille.

– C'est parfait.

C'était parfait, en fait. En tout cas, ç'aurait pu l'être, s'ils n'avaient pas croisé une patrouille.

S'ils avaient encore gardé leurs costumes, ils n'auraient sans doute pas été inquiétés. Mais ils étaient à visage découvert, et armés jusqu'aux dents. Les agents les aperçurent et, devinant très vite la situation, se mirent aussitôt sur leurs gardes.

– Eh, vous là-bas ! les interpellèrent-ils.

Les agents coururent vers eux.

– Et merde, grommela Christel.

– Tu peux le dire.

Sans réfléchir, Christel s'élança alors en avant, droit vers la sécurité qui le vit se précipiter vers elle.

– Arrêtez-vous ! Halte !

Il ne les écouta pas et fonça férocement dedans. Les agents furent renversés comme des piétons par une voiture lancée à toute vitesse.

– Halte ! trouva la force de crier l'un d'eux.

Ce fut peine perdue. Les deux intrus leur passèrent devant sans un regard.

– Tu vois, je t'avais dit qu'il risquait d'y avoir une sécurité ! râla Lilian alors qu'ils couraient dans le couloir.

– Oh, arrête un peu, tu veux ?

– Tu sais quoi ? Je commence à me dire que tu aurais dû imaginer des costumes avec lesquels nos armes auraient fait moins tâche.

Moins prompt à la fatigue, ils furent suffisamment rapides pour échapper aux agents qui s'étaient remis debout et qui leur couraient après. Ils disparurent après un angle et dévalèrent un escalier.

– Là, c'est là ! fit soudain la jeune fille en tendant le doigt.

Christel ne chercha pas à savoir si elle se trompait ou non. Il se précipita sur la porte, l'ouvrit à la volée. Puis ils se jetèrent dans la pièce et refermèrent précipitamment l'entrée avant que la sécurité ne franchît l'angle du couloir.

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