Chapitre 54 (partie 1)
– Mais c'est pas vrai, où j'ai pu mettre ce truc ?
Lilian prit une pièce de costume, la reposa pour en prendre une autre, avant de la reposer aussi.
– Qu'est-ce que j'en ai fait ? pestait-elle. Lulu, aide-moi, s'il te plaît !
Cette dernière sourit avant de se décider à lui donner un coup de main. Elle souleva un jupon qui traînait et mit la main sur le corsage tant recherché.
– Tiens, le voilà. Et arrête de courir dans tous les sens.
– Mais je vais être en retard, et en plus, je ne suis pas prête ! Où j'ai mis mes paniers ?
– Ils sont là, posés sur le lit.
La pauvre Lilian déambulait en tous sens, uniquement vêtue de sa chemise, serrée dans son corselet, en bas et culotte blancs, désespérée de ne pas se savoir prête dans les temps. Sa Dame gardait le silence en levant les yeux au ciel.
Elle se vit obligée d'intervenir.
« Écoutez, Lilian, laissez Lulu vous aider. Vous n'y arriverez jamais comme ça. »
Et, d'autorité, Lulu prit les paniers et les lui fixa aux hanches, avant de lui passer son premier jupon. Elle couvrit sa tête d'une cagoule de velours blanc, la revêtit ensuite de sa belle chemise à col haut de satin blanc brodé de fil doré, puis lui passa le deuxième jupon, également de satin brodé. Elle la recouvrit pour finir de la robe proprement dite, en velours, composée d'un dernier jupon ouvert sur le devant et d'une veste décolletée et ajustée, dont les plis se posaient sur les paniers comme une corolle autour de sa taille. Le tout était bordé de galons en fils d'or et de plumes blanches et dorées.
– Voilà, jugea Lulu après une bonne vingtaine de minutes d'habillage. Tu prends forme.
Elle lui épingla un camée sur la poitrine et lui fit enfiler ses gants blancs, puis, pour finir, posa sur sa tête un tricorne tout emplumé.
– C'est bon, c'est fini. Montre-toi, que je te voie.
Lilian exécuta tant bien que mal un tour sur elle-même.
– La vache, c'est lourd ! grimaça-t-elle.
« Il faut souffrir pour être belle », philosopha sa Dame.
Lilian n'avait cependant pas totalement tort, et ce n'était pas seulement dû à l'apparat. Dissimulés dans ses jupons, il y avait deux kits de base, sans compter l'arbalète démontée que Christel l'avait poussée à rajouter à sa collection. Sa rapière lui battait la jambe, son tricorne était truffé de fioles d'eau bénite et le busc de son corselet remplacé par un fin stylet dans un fourreau. Tout pour danser la java.
– Allez, l'invita Lulu, viens, maintenant.
On frappa alors à la porte qui s'ouvrit.
– C'est bon, les filles, vous avez fini ? demanda une voix d'homme.
Christel entra dans la pièce, accompagné de sa propre Dame, brillant comme un sou neuf dans son costume rutilant.
Lilian et lui avaient des costumes assortis, pour mieux se reconnaître dans les foules. Son justaucorps était ouvert sur la même chemise décorée du même camée et sur une culotte de velours. Même bas blancs, même bottines, même tricorne. Dans une main, il tenait une canne d'agrément qui lui arrivait à l'épaule, mais que Lilian devinait dissimuler une lame quelconque. Dans l'autre main, il tenait son masque.
Le jeune homme détailla sa camarade de la tête aux pieds.
– « Et il vit que c'était bon », apprécia-t-il.
– Trop aimable, grimaça-t-elle de par trop de poids dans les revers.
Elle avait hâte d'être arrivée à destination, pour enfin se délester. Non pas qu'elle ne pouvait pas se mouvoir, mais ce n'était vraiment pas pratique. Le costumier avait fait ce qu'il avait pu pour rendre les caches les moins encombrantes possibles, mais cela n'enlevait rien à leur poids.
– C'est bon, tu es prête ? s'enquit Christel.
– Je pense que ça devrait le faire, oui.
– On y va, alors.
Il ouvrit le bras, l'invitant à l'accompagner, et elle lui emboîta le pas. James était à l'extérieur, jaugeant le couple d'un œil connaisseur.
– Ventrebleu ! se moqua-t-il gentiment. Vous êtes sensationnels, tous les deux.
Lilian hocha la tête en remerciement et ils se mirent en route, puis la jeune fille s'arrêta brusquement.
– Zut, mon masque !
Elle fit demi-tour et courut aussi vite que le lui permettait sa robe alourdie, alors que Christel râlait sur ces filles qui oubliaient toujours quelque chose au dernier moment.
– C'est bon, j'arrive ! lui cria-t-elle.
Elle revint tout aussi vite, son masque à la main.
– Voilà, maintenant, on peut y aller.
Ils avancèrent le long des couloirs, attirant les regards. Certains les dévisagèrent en se demandant ce que c'était que ce carnaval, d'autres manifestèrent au contraire une certaine forme de recueillement.
– Prenez-en de la graine, les jeunes, enseigna Christel aux nouvelles recrues qui s'étaient rassemblées pour les regarder partir. Bien souvent, la fin justifie les moyens, y compris le ridicule le plus absolu.
Ce qui en fit rire certains.
Scarlet vint vite leur ouvrir la Porte, et ils pénétrèrent dans l'arrière-boutique.
– Ça y est, vous êtes prêts à y aller ? demanda-t-elle.
Christel jeta un œil vers l'extérieur.
– Aucun signe d'activité suspecte ? voulut-il savoir. Pas de mouvements bizarres ?
Scarlet secoua la tête.
– Rien, affirma-t-elle. Juste la voiture que tu attends qui patiente devant l'entrée.
Il avisa effectivement la carrosserie noire proprement garée en bordure de trottoir. La comtesse était réglée comme une horloge suisse. Prévoyante, elle avait même pensé à leur prêter un modèle avec des vitres fumées. Il regarda la pendule, qui affichait sept heures du soir. La nuit n'était pas encore tombée, mais le jour commencer à décliner.
– Très bien, décida alors Christel, on y va.
« Nous vous retrouverons sur place », annoncèrent les Dames avant de disparaître.
Ils franchirent la barrière du comptoir, marchant vers la sortie. À peine ils apparurent sur le trottoir que le moteur de la voiture se mit à vrombir, mis en route par un tour de clef rodé à l'exercice.
Lilian avisa le véhicule, reconnaissant le style de voiture si cher à la comtesse Schwartzenberg.
– Tu crois que je vais réussir à rentrer là-dedans, avec ma robe ? s'inquiéta-t-elle.
– T'inquiète, je monterai devant pour te laisser la place à l'arrière, la rassura Christel.
Il se pencha sur la portière pour l'ouvrir. Ce faisant, son regard entra dans l'habitacle, et il laissa échapper une exclamation de surprise.
– Vous ? Mais qu'est-ce que vous foutez là ?
Surprise, Lilian ne comprit pas tout de suite de quoi il parlait. Elle se pencha elle aussi sur la portière, et eut l'explication.
La comtesse. En personne.
En tenue de chauffeur derrière le volant.
– Comtesse Schwartzenberg ? s'étonna-t-elle.
– Guten Abend, Fräulein, salua cette dernière.
Sidéré par la surprise, Christel ne réagit pas tout de suite. Il se contenta de la regarder alors qu'elle le considérait avec malice, les yeux ombragés par la visière de sa casquette. Ses cheveux étaient tirés en arrière et elle portait un tailleur jupe. Un maquillage écarlate signait ses lèvres. Le jeune homme resta ainsi, puis il reprit ses esprits et se pencha à nouveau sur elle.
– Qu'est-ce que vous fabriquez là ? demanda-t-il alors.
– J'ai décidé d'être votre chauffeur pour la soirée, répondit simplement la comtesse.
– Mais, pourquoi ?
– Parce que, mein Lieber. Allez-vous me refuser ce plaisir ?
Devant sa mine tranquille, il rendit les armes avec un râle d'agonie. Ça lui faisait plaisir, et il devait admettre ne jamais avoir été en mesure de lui refuser quoi que ce fût.
Sans plus discuter, il ouvrit donc la portière et s'installa sur le siège passager.
– Vous m'aurez tout fait, grommela-t-il.
– Peut-être pas tout, je l'espère, lui répondit malicieusement la comtesse. Je m'en voudrais de ne plus vous surprendre.
Lilian leva les yeux au ciel et se glissa dans la voiture.
Du fait de la taille de son costume et de son encombrement, elle eut un peu plus de difficultés à s'asseoir, au point que Christel dut ressortit lui pousser les jupons dans les jambes. Mais tout se passa relativement bien et le véhicule démarra enfin, ses pneus roulant souplement sur le vieux bitume craquelé.
Les cinq premières minutes restèrent silencieuses, passées à regarder les bâtiments qui défilaient de chaque côté. C'était la fin de la journée pour beaucoup de gens. La petite épicerie se dépêchait de fermer avant la tombée de la nuit, les gens avançaient sur les trottoirs, comptant mentalement leur maigre salaire de la journée. Certains suivirent la voiture des yeux, se demandant ce qu'un véhicule aussi racé pouvait bien faire dans ce coin. Il y en eut même un pour cracher devant avec mépris, mais aucun esclandre ne fut provoqué. C'était heureux, car Christel ne voulait pas avoir à sortir et prendre le risque d'abîmer sa tenue.
Ils quittèrent la Ceinture, entrant dans la partie déserte de la banlieue. L'état des lieux s'améliorait de rue en rue, signe d'une approche fatidique de la Cité.
La comtesse conduisait sereinement, gardant une allure modérée.
– Où dois-je aller, maintenant ? demanda-t-elle au bout d'un moment. J'ai cru comprendre qu'une tierce personne devait vous rejoindre.
– Lilian ? appela Christel en se tournant vers elle.
La jeune fille se pencha sur l'ouverture vitrée qui séparait l'habitacle du conducteur des places arrière, et pointa du doigt devant elle.
– Suivez High Street, puis James Park. Une fois arrivée, en direction du nord sur Queensway. Ce sera le numéro 1632.
La comtesse mit son clignotant, et tourna dans la rue indiquée. Le silence dura encore un instant, puis, après un regard dans les rétroviseurs, elle se décida à le briser :
– Êtes-vous prêts ? demanda-t-elle.
Christel, qui regardait défiler une rangée de magasins de luxe, ne répondit pas tout de suite, puis tourna la tête vers elle.
– On fait tout pour, lâcha-t-il alors.
– Avez-vous envisagé une solution de repli, pour l'après ?
– Pas vraiment, non, j'avoue.
– Dans ce cas, voudriez-vous que je reste sur place, pour vous évacuer en cas de besoin ?
Les épaules de Christel retombèrent d'amusement.
– Pourquoi tout le monde est là, ànous proposer des plans de repli ? ricana-t-il. On va juste au casse-pipe,c'est tout. J'apprécie votre offre, c'est gentil à vous, mais s'il n'y a plus personne à évacuer ?
– Ne soyez pas pessimiste.
Il secoua la tête.
– Je ne suis pas pessimiste, je suis prévoyant. Si ça se trouve, ce sera un fiasco complet. Je sais que vous êtes venue vous rincer l'œil, mais on pourrait ne pas en sortir en un seul morceau.
La comtesse garda le silence une seconde, puis reporta son attention sur la route.
– Prévoyant, dites-vous ? Pourquoi donc avez-vous cette fâcheuse propension à ne prévoir que le pire ? voulut-elle néanmoins savoir.
– Je préfère être agréablement surpris que profondément déçu, c'est tout.
La comtesse lui jeta un rapide coup d'œil, puis sa main lâcha le volant et vint se poser sur la sienne. Christel recueillit son geste et lui serra doucement la main.
Lilian regarda leurs doigts entrelacés un moment, puis reporta son attention sur l'extérieur. Ils étaient en train de longer Queensway, et ses maisons cossues. Elle reconnut la maison des Haversham, et leur peste de fille de six ans qui faisait la princesse dans le jardin. Plus loin, elle aperçut le couple McFinnan qui rentrait de son shopping. L'employé qui les suivait croulait sous les paquets de toutes tailles et de toutes formes, tentant vaillamment de suivre ses maîtres qui défilaient sur le trottoir sans un regard pour le malheureux. Dire quelle avait fait partie de ces gens-là... L'espace d'une seconde, Lilian eut alors soudain envie de faire quelque chose. Elle avait envie d'ouvrir la vitre de la portière et de crier « mort aux vaches ! », ou de traiter Madame McFinnan de grosse truie. Dans cette société, l'on disait si peu ce que l'on pensait qu'elle avait soudain envie de tout évacuer.
– Je suppose que cet endroit doit vous rappeler certains souvenirs, dit soudain la comtesse, la faisant sursauter.
La jeune fille se détourna de la portière, et leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur du pare-brise. Quelque chose disait à Lilian qu'elle avait deviné à quoi elle pensait.
– Oui, répondit-elle donc, beaucoup de souvenirs. Mais rien que je ne regretterai.
Les yeux de la comtesse se détournèrent, et la voiture freina alors.
– Nous sommes arrivés, annonça-t-elle.
Jetant un coup d'œil dehors, elle reconnut en effet la haute bâtisse de brique rouge d'aspect ancien qu'elle aimait tant admirer. La maison de Natacha comptait parmi l'une des plus belles de la ville, et elle n'avait pas volé ce titre. Quand elle était petite, Natacha s'était amusée à lui raconter que la façade ressemblait à un visage. Cette affirmation n'avait jamais été prouvée, mais depuis, chaque fois que Lilian levait les yeux dessus, elle avait l'impression que la maison la regardait. Elle enfila rapidement son masque. Elle ne s'était pas maquillée, et ne voulait pas que Natacha vît sa couleur de peau naturelle.
Son champ de vision fut alors brusquement obscurci par une ombre qu'elle identifia d'abord comme étant un gros nuage. La seconde d'après, elle crut qu'il s'agissait d'une pièce montée. Puis une voix connue s'éleva et elle comprit qu'il s'agissait d'une perruque.
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