Chapitre 49 (partie 2)


L'expression de Christel, quand la jeune fille raccrocha, était complétement lasse. Lilian se souvenait de cette conversation, chez elle, du caractère cynique que prenait la chasse au bout d'un temps. Ce cynisme, elle l'avait maintenant sous les yeux. Il avait vu disparaître tellement de monde, avec les années, que le sort de ces deux élèves ne l'émouvait même pas. Et pourtant, elle ne pouvait se résoudre à le lui reprocher.

– À quoi tu penses ? demanda-t-elle néanmoins.

Il secoua la tête.

– À rien de concret, avoua-t-il. Des divagations, comme ça.

Il se laissa tomber sur une chaise, étirant ses jambes. La jeune fille s'adossa à la table face à lui.

– Ça t'évoque quelque chose que tu connais ?

– Pas spécialement, non. À part Smith, bien sûr, mais bon...

– Oui, mais j'imagine que ça ne doit pas être le seul dans ce domaine, quand même, insista-t-elle.

Il la regarda.

– Tu penses que c'est l'œuvre de quelqu'un d'autre ? devina-t-il. Tu crois qu'un autre ferait exprès de chasser sur son terrain ?

– Non, le détrompa Lilian, ce que je veux dire, c'est si c'est un cas de figure que tu as déjà rencontré par le passé, une situation déjà vue ou vécue. Enfin, un truc qui te rappellerait un fait antérieur et la solution qui va avec. Surtout la solution.

Il comprit où elle voulait en venir.

– On n'arrête pas de chercher après une idée, expliqua-t-elle, mais je viens de penser à ça : si ça se trouve, une vieille astuce déjà utilisée peut très bien marcher aussi.

– Les vieux trucs sont souvent les meilleurs trucs, conclut-il, saluant l'initiative.

Il se prit le menton, réfléchissant à la question.

– J'imagine que tu veux privilégier les cas où Smith n'était pas concerné, devina-t-il.

– S'il pouvait ne pas savoir ce que nous ferions, ce serait mieux, oui.

Il admit.

– Bon, alors voyons...

Il croisa les bras, les yeux perdus dans ses souvenirs.

– Il y a bien quelques spécimens à qui j'ai eu affaire dans ce domaine, se rappela-t-il, mais rien de comparable à Smith. C'étaient des maquereaux sans grande envergure, en fait. On les a eus sans vraiment de problèmes. Maintenant...

Lilian garda le silence, respectant sa ligne de réflexion. Il parlait tout haut pour canaliser ses pensées.

– Peut-être en passant par là... Quoique non, il y a de fortes chances qu'ils ne l'acceptent jamais. Ils ont une bonne opinion de moi, mais quand même, faut pas trop leur en demander. Et puis, je les connais, ils n'accepteraient jamais une aide extérieure. Trop fiers pour ça.

Il se mordit la joue, cogitant férocement.

– Il y a bien Bélial qui m'a à la bonne, mais je suis sûr qu'il me demanderait mes faveurs, ce travelo. Lilith, j'en parle même pas...

À un mot, la jeune fille tiqua. Des faveurs ? Curieusement, le terme ne lui était pas inconnu. Elle ignorait quoi, mais il semblait avoir remué quelque chose dans son subconscient. Des faveurs. Où donc avait-elle entendu parler d'un truc similaire ?

Puis elle se souvint brusquement. Bon sang, mais bien sûr ! Pourquoi n'y avait-elle pas pensé avant ?

– La comtesse ! s'écria-t-elle alors.

Elle en fit sursauter le malheureux Christel qui la regarda en se demandant ce qui lui prenait.

– Eh bien, qu'est-ce qui t'arrive ?

– La comtesse !

– Quoi, la comtesse ? Quelle comtesse ?

– Ben, ta comtesse, imbécile ! Schwartzmachinchouette...

– Schwartzenberg ?

– Oui, celle-là.

– Eh bien quoi ?

Il ne voyait pas du tout où elle voulait en venir.

– Eh bien, tu ne peux pas transiter par elle ? En tant que maudite, elle doit bien être au courant de quelque chose. Et, dans le pire des cas, elle doit avoir suffisamment d'influence pour te donner un coup de main, non ?

Mais Christel secoua la tête.

– Non, se contenta-t-il de répondre fermement.

– Bah, pourquoi pas ?

Il agita un index sentencieux. Sa posture pourtant très calme était étrangement inflexible.

– Ce qu'il est important que tu saches au sujet de la comtesse Schwartzenberg, c'est que je ne l'ai jamais considérée comme une indic.

Mais Lilian haussa à cela un sourcil plein d'ironie.

– Tu te moques de moi ? se moqua-t-elle. Je te mets au défi de ne pas avoir au moins une fois bénéficié de ses confidences sur l'oreiller.

Son ironie fut malheureusement pour elle très malvenue.

– Tu as tes principes, j'ai les miens. Mes relations avec elle sont tout, sauf professionnelles. Jamais tu ne me verras aller la voir pour lui demander de me tuyauter.

Lilian n'en comprenait aucunement les raisons.

– Ah bon, pourquoi ? Je veux dire, elle a l'air riche, haute placée, et loin d'être bête. Et une victime de Smith, comme toi. Elle aurait pu... je ne sais pas, moi, te fournir des armes, des tuyaux, du monde...

Les lèvres de Christel étaient tellement pincées qu'elles ne formaient plus qu'une ligne.

– C'est une maudite, Lilian. Elle n'a peut-être pas demandé à finir dans le plumard des Princes, mais elle leur doit allégeance, que ça lui plaise ou non. Batifoler, ça ne pose de problème à personne. Mais armer un ennemi, par contre...

Et Lilian comprit où il voulait en venir. Haute trahison. Surtout si la meilleure monnaie d'échange, dans ce bas monde, était les informations.

Elle garda le silence, le considérant avec gravité.

– Tu as l'air de la tenir en très haute estime, si tu as tant que ça le souci de sa sécurité, remarqua-t-elle.

– C'est maintenant que tu t'en aperçois ?

Elle se paya de luxe de considérer la question.

– Je ne sais pas, avoua-t-elle. Disons que la première fois que je l'ai vue, vos relations m'ont plus eu l'air de ressembler à de la bagatelle qu'autre chose.

– Ça n'empêche pas le respect, Lilian. Et que tu l'ignores ne me surprend pas.

La jeune fille se tut brusquement, la bouche ouverte, piquée au vif.

– Mais alors la comtesse, c'est qui ?

– Nous sommes amants, ni plus ni moins. La raison pour laquelle jamais je ne l'abaisserai au simple rôle d'informatrice, mets-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes. C'est parce que tu as pris la manie de ne fréquenter les gens que pour tes propres intérêts, que tu es incapable d'y voir autre chose. Alors, laisse-moi te dire un bon truc : je ne te laisserai pas plus longtemps te moquer de mes relations avec la comtesse. Ajoute encore un seul mot, et je peux te promettre que Kat, tu te la chasseras toute seule, compris ?

Lilian le regarda, bouche bée, alors qu'elle prenait subitement la pleine mesure de ce qu'il venait de dire.

– Tu l'aimes beaucoup, non ?

Bien que complètement hasardeuse, et formulée très innocemment, il sembla que sa réflexion avait mis le doigt sur le nœud du problème. À ces mots, comme s'il s'était retrouvé brusquement acculé, les épaules de Christel retombèrent alors, sa colère soudainement envolée, et il s'affaissa sur sa chaise, vaincu.

– Dieu me pardonne, râla-t-il.

Lilian resta muette, presque prise par surprise par le brusque changement d'atmosphère. Il glissa ses mains dans ses cheveux, effroyablement gêné. La jeune fille avait confusément la forte impression qu'il ne semblait jamais se l'être admis.

– Je pense, je crois. Je ne sais pas... Pas autant qu'Éléonore, jamais autant qu'elle. Mais à notre manière, aussi tordue soit-elle, je crois que oui. Un peu. D'une certaine façon. 

Il regarda la jeune fille avec défaitisme.

– Tu me croiras, si je te dis que j'ai jamais vraiment su me décider, avec elle ?

– Elle le sait ? se risqua à demander Lilian.

– Tu te fous de ma gueule ? grimaça Christel. J'ai une réputation à tenir, moi !

– Mais quel imbécile ! désespéra Lilian.

Mais elle ne put que sourire de connivence devant l'expression de Christel qui s'était soudain extrêmement adoucie.

– Tu la connais depuis longtemps ? voulut-elle savoir.

– Tu n'étais même pas l'ombre d'un brouillon d'idée dans le grand schéma du cosmos, Lilian.

Elle ne savait pas trop si c'était censé lui donner un ordre d'idée, mais elle haussa des sourcils impressionnés devant la longévité que ça impliquait.

– J'en ai pourtant connu, des filles, avant elle, révéla Christel. J'en ai connu tellement. Ça n'a pas été facile, au début, j'avais l'impression de trahir Éléonore. J'en ressortais, je me sentais aussi coupable que je pouvais l'être. Puis ça a fini par passer, j'ai cumulé les conquêtes au point de ne plus pouvoir les compter. Et puis, j'ai entendu parler de la comtesse. La première fois, elle venait juste de tenter de se venger de Smith. Ça avait fait grand bruit, à l'époque. Smith était encore bien placé, alors la comtesse, tu penses bien, ils ne l'ont pas vraiment soutenue... Ce salopard l'a brisée dans tous les sens du terme. Le genre de truc qui t'arrive, tu préfères qu'on te tue, c'est plus supportable, tu vois ? Je sais pas trop ce qui m'a pris, j'ai été la voir. Entre victimes de Smith, tu comprends, solidarité, et tout ça. Et puis, j'espérais peut-être un peu une info utile, aussi. C'est comme ça que je l'ai rencontrée. C'était cordial, en tout bien tout honneur. Puis un jour, j'ai fait un commentaire qui lui a déplu. Elle m'a mis son poing dans le nez. Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'intéresser à elle autrement.

– Cupidon a quand même de drôles de flèches, non ?

Christel ne pouvait la contredire, riant doucement.

– Je suis retourné plus tard la voir, je l'ai invitée à dîner pour me faire pardonner. Ça a commencé comme ça.

Lilian essaya d'imaginer l'excentrique Christel dîner en compagnie de la très bien mise comtesse, y parvint à-peu-près, et ne put celer un rire amusé.

– Je suppose que ça explique certaines choses, comprit-elle.

– Lesquelles ?

– Tu te rappelles, notre dîner au vernissage ?

Elle se souvenait de ses manières ampoulées, de ses tournures de phrases recherchées. Elle commençait à comprendre d'où il les tenait.

– C'est vrai, j'avoue lui devoir ça. Pourquoi, ça ne m'allait pas ?

– Oh si, au contraire, c'était excellent. Tu étais littéralement méconnaissable, habillé comme ça.

– Et j'avoue également y avoir pris beaucoup de plaisir... Eh bien quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

Son sourire disparut aussitôt. La jeune fille s'était brusquement figée.

– Lilian ? Ça va ? s'inquiéta Christel.

– Oui, enfin je...

Ses yeux étaient écarquillés, la bouche entrouverte. Elle avait l'air d'être la proie d'une révélation. Christel ignorait laquelle, mais elle semblait d'importance. Lilian était littéralement transfigurée, au point qu'il se demandait ce qu'il avait bien pu dire pour la changer de cette façon.

– Lilian ?

– Mais quelle idiote ! s'écria-t-elle alors.

Et avant même qu'il eût pu lui demander des explications, elle attrapa vivement son oreillette et tourna les talons.

– Je reviens tout de suite ! lança-t-elle avant de disparaître.

Et il la regarda s'éclipser sans plus de cérémonie, sans comprendre. Décidément, la mort ne l'avait vraiment pas arrangée. Elle était encore plus bizarre que de son vivant. Quelle mouche avait donc bien pu la piquer ?

Abandonné à son triste sort, il se décida néanmoins à attendre qu'elle voulût achever son coup de fil et se rassit. Elle allait bien finir par lui expliquer. Cinq bonnes minutes plus tard, il se relevait en la voyant enfin revenir vers lui, son expression naguère illuminée ayant laissé place à un air de franche satisfaction.

– Bon, tu accouches, maintenant ? s'impatienta Christel.

– C'est arrangé !

– Qu'est-ce qui est arrangé ?

– Notre entrée à la fac. Je viens de discuter avec Natacha, elle a accepté de nous arranger le coup pour que nous puissions entrer.

– Euh... oui.

Il avait l'air moyennement convaincu, attendant des explications sans doute plus fournies.

– C'est quand on a discuté de toi et de tes manières que ça a fait tilt, se décida enfin à répondre la jeune fille. J'ai eu une idée, et je voulais d'abord savoir si c'était possible avant de t'en parler.

– Te connaissant, ça doit être grandiloquent.

– Même pas. Fastueux, sans doute, mais pas si grandiloquent que ça, finalement. En tout cas, vu que nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre sagement que Smith veuille bien mettre le pied dehors, j'ai trouvé le moyen de nous introduire dans l'établissement sans être reconnus.

Il s'attendait au pire.

– Et ça va me plaire, tu crois ?

Elle eut un grand sourire satisfait.

– Je ne sais pas. Un bal masqué, ça te plaît ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top