Chapitre 48 (partie 3)
– Et il n'y a jamais eu de problème, d'une après-vie à une autre ? voulut-elle savoir à la place. Christel, tu disais que les dieux aimaient bien tirer la couverture à eux. Il n'y a jamais eu de conflits, genre un Enfer contre un autre, un Paradis contre un autre, les Paradis contre les Enfers, je sais pas... ?
Et elle eut la surprise de voir les trois autres aussitôt ricaner en se jetant des regards amusés.
– Ah, ça..., fit Christel.
– Quoi, j'ai raté quelque chose ?
Elle les regardait à tour de rôle, incapable de comprendre leur réaction. Ils semblaient tous retenir un monumental fou rire, et elle ne savait pas pourquoi. Prise de pitié, Lulu se décida finalement à lui venir en aide :
– Par le passé, demanda-t-elle, tu as bien entendu parler des guerres saintes, n'est-ce pas ? Les Croisades, le djihadisme, la Saint Barthélémy, et tout ça ?
– Euh... oui.
La jeune fille ne voyait toujours pas le rapport. Elle ouvrit les mains, l'invitant à poursuivre.
– C'est bon, intervint James en donnant un coup de coude à Christel, ramène ta science, qu'on en finisse.
Christel, qui finissait son verre pour noyer son hilarité, regarda Lilian avec humour. Il croisa les bras sur la table, bien désolé pour le sujet.
– Les guerres de religions, se souvint-il. Sans doute le plus gros malentendu de l'Histoire.
– Malentendu ? Pourquoi ?
Il ne répondit pas, semblant vouloir la laisser deviner. Lilian haussa les sourcils d'ignorance, l'exhortant à abréger le mystère. Les guerres de religions étaient un malentendu ? Depuis quand ? Il s'agissait juste de gens soi-disant bien-pensants, qui s'étaient levés un matin en se disant que tiens, ils iraient bien massacrer du peuple, histoire de répandre la bonne parole...
Puis le sourire de connivence de Christel alluma une lumière, et elle comprit brusquement trop de choses en même temps. Les pensées se bousculèrent dans sa tête à une vitesse folle, l'étourdissant presque. « S'il y a une chose qu'ils réussissent à la perfection, c'est troubler l'esprit des vivants ». Troubler l'esprit des vivants. Troubler l'esprit des vivants.
Sa fourchette tomba sur le bord de son assiette avec un tintement aigu.
– Tu te fiches de moi ?!
Et un éclat de rire accueillit sa réaction ahurie. Bouche bée, la jeune fille regarda Christel, James et Lulu pliés en deux par l'hilarité, alors qu'elle prenait la pleine mesure de ce qu'elle venait d'apprendre.
– Vous êtes en train de me dire que les guerres saintes ont été initiées par les maudits ?
Christel ouvrit les mains d'évidence.
– Par qui d'autre ? « Tu ne tueras point », « tu aimeras ton prochain comme toi-même », « donner de son bien, quelqu'amour qu'on en en ait », Il ne pouvait pourtant pas être plus explicite. Ça ne t'a jamais paru bizarre, tous ces bains de sang au nom de dieux qui prêchent pourtant l'amour du prochain ?
Lilian se souvenait effectivement avoir été bien malgré elle interpellée par ce violent paradoxe, mais il y avait un monde entre le paradoxe et le malentendu, tout de même.
– Eh, se défendit James, plus de convertis, ça faisait plus de pécheurs pour les Enfers, ils n'allaient pas s'en priver. Ils ont été chuchoter dans l'oreille des bonnes personnes, et les gens ont pris ça pour la parole divine.
Le visage allongé par la stupéfaction, Lilian entendit les mots résonner dans sa tête. Alors, tout ça à cause des maudits ? Tous ces conflits, ces boucheries, tous ces morts au nom de dieux qui n'avaient pourtant rien demandé... parce que les Enfers voulaient plus de recrues ?
– Mais... Et les dieux, balbutia-t-elle, ils n'ont rien dit ? Ils sont restés les bras ballants, comme ça, à laisser les maudits faire ce qu'ils voulaient ?
– Le libre-arbitre, Lilian, tu voulais qu'ils fassent quoi ? demanda Christel avec bon sens. Qu'ils envoient la cavalerie ? Qu'ils déclenchent l'apocalypse ? Qu'ils apparaissent dans le ciel, en mode « n'oublie pas qui tu es » ? Ils ont peut-être tous eu la prétention d'avoir créé l'univers, mais ils n'ont jamais eu celle d'assurer le service après-vente.
– Heureusement, lâcha James avec soulagement, ça leur ferait beaucoup de boulot, sinon.
Lilian avait suffisamment compris le sujet pour ne pas lui donner tort... mais quand même.
– Ils peuvent se foutre sur la gueule dans leur monde à Eux – regarde Saint Michel qui a jarté Satan, poursuivit Christel, ils peuvent influencer les Hommes, mais agir d'eux-mêmes et envoyer leurs forces sur Terre... Disons qu'ils s'y refusent, se montrer fragiliserait le libre arbitre des gens. Ce ne serait plus qu'au dieu le plus puissant, et au risque de provoquer trop de dommages collatéraux.
– Et maintenant ? insista Lilian. Ils en sont où ? Parce que les guerres de religion, à part semer la terreur dans son propre pays, c'est devenu une notion un peu stérile.
– Pas tant que ça, la détrompa Christel. Les lois sur la religion unique, ça a été loin d'être un caprice de politiques. Mais ils n'ont pas vraiment eu le choix. Il fallait faire bloc, tu comprends ? Le problème qui s'est posé, c'est que les règles ont un peu changé. Comme être mauvais est devenu une norme, les mauvaises actions ne comptent plus comme avant. Aujourd'hui, il faut vraiment avoir des notions de Bien et choisir quand même le Mal pour aller aux Enfers. Les maudits ont peut-être de grands projets, mais ils ne peuvent pas outrepasser cette règle. Du coup, ça peut paraître paradoxal, mais n'avoir aucune notion de Bien est la seule chose qui peut te sauver. « Le péché n'est pas pris en compte quand il n'y a pas de loi ». Dingue, non ?
– C'est ça qui fait qu'aujourd'hui, c'est plus ou moins le statu quo, conclut James. Si ce n'est la rivalité classique entre Enfer et Paradis, ils ne se cherchent pas des crosses les uns les autres. Tous les Paradis veulent la même chose, et tous les Enfers veulent la leur, alors ils s'y retrouvent. Bon, je ne vais pas te mentir, les Enfers n'ont pas une très haute opinion des Paradis, et crois-moi, c'est très réciproque, mais ils s'en tiennent à ça.
Lilian, qui n'avait plus vraiment une très haute opinion de ces soi-disant dieux, renonça finalement à pousser plus loin le débat et repoussa son assiette vide. Christel leva alors le doigt, attirant l'attention de la tablée.
– Dessert, tout le monde ? demanda-t-il. Joe ! Tu nous fais partir tes sorbets maison ?
– Fred ! appela aussitôt Joe. Les sorbets, va voir ce qui reste !
– Oui, chef !
Joe vint débarrasser les plats, promettant l'envoi imminent de leur commande, surveillant du regard une table plutôt bruyante. Puis, alors qu'ils dégustaient de succulents sorbets au sang arrosés d'alcool de framboise, James se leva d'un bond.
– Ah, enfin !
Surprise, Lilian le vit quitter la table et se diriger vers le comptoir. Un petit individu encapuchonné attendait là, un verre entre les doigts, et James vint à lui. Ils échangèrent quelques mots que la jeune fille fut bien en peine de deviner malgré ses observations, James l'invita même à se joindre à leur table, mais l'individu déclina et revint à son verre. James fit signe à Joe que la consommation serait pour lui, remercia l'individu et revint, un long paquet entre les mains.
– Et voilà ! annonça-t-il, ravi.
– C'est ça ? comprit Lulu.
– Absolument.
– De quoi il parle ? demanda Lilian, alors que James disparaissait derrière elle.
Christel la regardait avec un petit sourire.
– Tu te rappelles, quand on t'a amenée ici, on t'a dit que si tu mangeais bien, James te ferait une surprise ?
– Euh... oui.
– Eh bien voilà ! s'égaya James. TADAM !
Et il posa devant elle quelque chose qu'elle n'identifia pas tout de suite, mais dont le souvenir lui revint aussitôt. Elle ouvrit des yeux stupéfaits.
– Mais c'est...
– Eh, oui.
La jeune fille prit l'objet dans ses mains.
– Mais Christel m'avait dit qu'elle s'était cassée...
– « Reforgée sera la lame qui a été brisée », récita Christel, et Lulu leva les yeux au ciel. On lui a fait mettre une lame en argent.
– Vous l'avez réparée ?
– On l'a fait réparer, rectifia James. Elle est à toi, maintenant.
Lilian n'en revenait pas.
– À moi ? Mais je croyais que les armes appartenaient à tout le monde.
– C'est vrai, concéda son ami. Mais notre cher Doyen, dans sa grande mansuétude, a accordé une dérogation.
– C'était d'autant plus facile que très peu de gens s'en servaient, ajouta Christel.
– Vu l'état dans lequel elle était, aussi, ça n'a rien d'étonnant.
La jeune fille baissa les yeux sur la rapière que James venait de lui remettre. Oui, elle se rappelait cette arme, avec laquelle elle se sentait si bien. Pourtant, elle n'avait jamais fait d'escrime de sa vie, elle n'avait même jamais entendu parler de ce sport. Mais son choix s'était instinctivement porté sur cet étrange instrument qui lui avait courbaturé les bras. Elle se rappelait avoir dû la tenir à deux mains, tant ses muscles lui faisaient mal.
Elle la regarda entre ses mains, sentant la fraîcheur du métal dans ses paumes. Elle se souvenait de la vieille rapière un peu abîmée sur les bords, qu'un artiste patient et passionné avait remis à neuf. La lame que Christel lui avait racontée brisée en deux avait été remplacée. La garde avait été redressée, lustrée, et la vieille poignée recouverte d'un velours cramoisi. Son vieux fourreau de cuir lui était toujours attaché, seule la ceinture et la bandoulière, usées, avaient été changées.
Elle voulut la sortir de son fourreau, impatiente de l'admirer, mais les autres arrêtèrent immédiatement son geste.
– Non, s'il te plaît !
Elle s'interrompit et les regarda avec surprise : ils avaient tous l'air paniqué.
– Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?
– Si tu pouvais éviter de la sortir ici, la pressa James, ça nous arrangerait.
– Pourquoi ?
Christel sourit et se pencha vers elle.
– Nous sommes entourés de maudits, dont la plupart sont très susceptibles et prennent le moindre dégainage pour une provocation. Alors oui, si tu pouvais éviter de faire ça ici, ça nous arrangerait, Joe le premier.
Elle rengaina donc son arme et son admiration, toujours sous le coup de la surprise, et posa sa rapière contre la table. Elle se décida néanmoins à l'examiner sitôt sortie du restaurant. Elle reprit son dessert, mordit dans sa cuillère. Qu'aussitôt, elle étouffa un cri et porta la main à sa mâchoire.
– Qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiéta Christel.
Elle gémit, une main contre sa joue.
– Tu es tombée sur un os ? plaisanta James.
– Arrête, grimaça Lulu, c'est pas drôle. Qu'est-ce qui se passe, Lilian ?
Celle-ci, renonçant à la bienséance, avait mis deux doigts dans sa bouche, cherchant le coupable de sa douleur soudaine. Elle exhiba alors, aux yeux des autres, une dent. Une molaire.
James haussa les sourcils.
– Ah oui, il fallait s'y attendre.
Christel la regarda, souriant avec ironie.
– Combien de fois je vais devoir te le répéter, Lilian ? Dentiste !
– Oui, je sais ! se défendit-elle.
– Oui, tu sais, mais en attendant tu ne fais rien, et ça y est, tu commences déjà à tout perdre.
Elle brandit sa molaire, menaçante.
– Je vais te la faire avaler avec ton sorbet si tu continues comme ça !
– Je suis mort de peur.
Les autres éclatèrent de rire, et Lilian bouda pour la peine.
– Et encore, ajouta James, tu as eu de la chance que ce ne soit qu'une molaire. Tu imagines, si ça avait été une incisive ?
– Ah, tais-toi !
James éclata à nouveau de rire, mais quelque chose dut le surprendre, car il s'étouffa en avalant sa bouchée.
– Tiens, se vengea Lilian, punition du ciel !
– Ouais, s'étrangla James, c'est cool.
Et toussant, éructant, ponctué de raclements de gorges et de tapes sur la poitrine, il désigna quelque chose derrière Christel.
Celui-ci se retourna, et eut la surprise de voir sa Dame.
– Tiens, vous ici ! s'étonna-t-il.
Lilian la salua d'un geste de la main.
– Bonsoir, Dame.
« Bonsoir, Lilian. J'espère ne pas troubler votre appétit. »
– Vous ne le troublez en aucune manière. Je crois que même un tremblement de terre ne le dérangerait pas.
« Voilà une bonne nouvelle. Christel se posait beaucoup de questions sur votre alimentation, ces derniers jours. »
Le jeune homme la fusilla du regard.
– J'ai quand même le droit de me faire du souci pour mes apprenties, non ?
« Je n'ai jamais prétendu le contraire », répondit la Dame avec malice.
Il clôtura le sujet d'un geste désinvolte de la main.
– Bon, dites-nous tout. Les nouvelles sont bonnes ?
« Tu devrais savoir, depuis le temps, que je suis rarement porteuse de bonnes nouvelles, Christel. »
Le visage de ce dernier se couvrit alors d'inquiétude. L'atmosphère changea du tout au tout.
– Qu'est-ce qui se passe ?
Tout le monde avait les yeux fixés sur la Dame.
« Il se passe que ce que je vais t'annoncer ne va pas du tout te plaire. Je viens d'en être informée. »
Un silence de mort était tombé sur la table. Plus personne ne trouvait matière à rire. Même le brouhaha aux alentours semblait s'être tu. James tentait de calmer sa toux le plus silencieusement qu'il pouvait.
Déjà fataliste, Christel laissa retomber ses épaules.
– Allez-y, accouchez.
« C'est Smith... »
À ce nom, Lilian se redressa aussitôt.
– Il est arrivé quelque chose ?
« Plutôt, oui. »
Son visage s'assombrit, et Lilian s'attendit au pire, lequel ne tarda pas.
« Il va revenir à votre université. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top