Chapitre 48 (partie 2)
Christel, qui entamait son assiette, couvait attentivement la jeune fille. Celle-ci semblait avoir meilleure mine que tout à l'heure.
– Ça va ? Tu te sens mieux ? lui demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
– Un peu mieux, oui, merci.
– Et la viande, ça va ? s'enquit James. Apparemment oui, mais... Tu y arrives ?
Son hochement de tête fut cette fois moins zélé.
– Je comprends maintenant ce que vous voulez dire par « mal nécessaire », avoua-t-elle néanmoins. J'ai... J'ai juste une question.
Elle désigna son assiette.
– Elle vient d'où, la viande ? Je veux dire, vous avez des élevages d'humains, comme on fait pour les porcs ?
Mais Christel la tranquillisa en secouant la tête avec un sourire amusé, alors que James pouffait de rire.
– James a peut-être des opinions très arrêtées sur les humains, et on voit qu'il apprécie le parallèle avec les porcs, mais on pousse pas le délire à ce point-là, je te rassure.
– Alors, ça vient d'où ?
Christel eut un geste vague de la main.
– Joe a ses fournisseurs : morgues, hôpitaux... Ça leur arrive de déterrer des cadavres encore frais, de ramasser des accidentés. Très rarement, mais alors très rarement, du gibier, et encore, en général, ce sont des gens qui l'ont cherché.
Lulu se tourna vers James.
– Tu te rappelles le gang à la Mercedes ? se souvint-elle avec nostalgie.
Mais James fit la grimace.
– Ah non, pas eux ! râla-t-il. Je n'avais jamais mangé une viande aussi dure !
– Ah, il faut leur reconnaître qu'ils avaient le cuir épais.
Lilian avait regardé l'échange avec des yeux ronds.
– Mais..., hésita-t-elle, vous... je veux dire, on... mange tout type de viande ?
– On se fout de savoir s'il est hépatique ou séropositif, si c'est ça que tu veux savoir, lui répondit Christel. On est morts, donc, il peut trimbaler toutes les maladies qu'il veut. C'est pour ça qu'il y en a beaucoup qui viennent des hôpitaux. Il faut juste faire gaffe dans certains cas, tiens, tu as entendu Joe tout à l'heure, il s'était plaint d'avoir reçu des foies métastasés. Une viande malade, ça passe, mais il faut quand même qu'elle soit présentable. Après, jeune, vieux, blanc, noir, homme, femme, on s'en tape, ça a le même goût.
– Et ceux qui sont végétariens, alors ? demanda Lilian. Ou même vegans ? Ils font comment ?
Les trois autres firent tous la grimace.
– Les vegans, ça ne pose pas trop de souci, avoua James. Ce n'est pas de la viande animale, alors ça passe. Les végétariens, c'est autre chose. Joe a essayé de trouver une solution en transformant la viande, que ça ait l'air de légumes. Un peu comme les steaks de soja, mais dans l'autre sens. Ça n'a pas marché. On peut dire qu'il n'y a pas vraiment de solution pour eux. C'est de la viande ou crève. Tiens, regarde Misa. Sa confession lui interdit dix viandes, dont la chair humaine. Qu'est-ce que tu crois qu'elle a été obligée de faire ? Elle a dû contourner le problème. Elle peut manger de la viande si sa santé en dépend, mais elle doit s'assurer qu'elle vient d'un humain qui n'a pas été intentionnellement abattu pour son repas.
Lilian accueillit cette fin de conversation avec un hochement de tête résigné, avalant une bouchée de viande. Elle regarda autour d'elle, observant rapidement les autres convives dans le restaurant, une intense conversation, une partie de cartes, un éclat de rire. Puis elle revint à son plat, sembla s'arrêter sur une décision, et posa ses couverts.
– Christel, commença-t-elle, pour ce qui s'est passé tout à l'heure...
Christel comprit aussitôt de quoi elle parlait, et la fit taire d'un geste.
– C'est bon. On en reste là.
– Laisse-moi parler, bon sang. Je n'ai pas été fair-play, et...
– Tu as au moins la décence de le reconnaître, c'est déjà pas mal.
Lulu stoppa le jeune homme dans son élan.
– Arrête. Si elle veut s'excuser, c'est son droit, non ? Et puis, c'est toujours mieux que si elle ne voulait rien admettre du tout.
Lilian la remercia d'un signe de tête.
– Écoute, c'est vrai que je n'ai pas été exemplaire, mais... tu comprends, non ?
Christel hocha distraitement la tête, posant ses couverts et se laissant retomber sur sa chaise.
– Tu sais, Lilian, si ma plus grande peur, c'est de voir un camarade se jeter sur le premier truc qu'il trouve, c'est bien parce que j'ai une raison.
La jeune fille, qui allait mettre une portion en bouche, arrêta son geste.
– Oh, fit-elle alors. Tu as déjà vu faire ?
– Je n'ai pas vu faire, Lilian, je l'ai vécu.
Des années d'enseignement religieux, le traumatisme de se savoir mort-vivant. Tout comme Lilian, lui aussi avait nié l'évidence, se forçant à avaler une nourriture qui ne le rassasiait pas. Puis, un soir qu'il rôdait à la recherche de quoi se sustenter, il avait entendu le cri déchirant d'un homme agressé, et humé le parfum caractéristique du sang. Ses pieds avaient bougé tout seuls, l'entraînant en avant, jusqu'à tomber sur la dépouille égorgée d'un quidam détroussé. Il s'était jeté sur le cadavre encore chaud, sans l'ombre d'une arrière-pensée. Il avait été par la suite horrifié par ses mains et son visage barbouillés de sang. Mais plus que tout, il avait été horrifié par sa propre réaction, celle d'une bête affamée.
Lulu lui donna une tape sur le bras.
– C'est bon, intervint-elle, tu as fini ta minute d'introspection ?
– J'ai fini.
Et il revint à son assiette.
La soirée passa beaucoup mieux qu'elle n'avait commencé. Leurs plats finis, ils appelèrent même à une deuxième tournée, au plus grand plaisir de Joe. Christel demanda à nouveau l'assiette Grand Veneur, James voulut s'essayer aux spaghettis bolognaise, Lulu resta sur la chiffonnade, et Lilian, voulant laver l'honneur du bafoué carpaccio, fit la commande d'une portion qui ravit James.
– C'est un peu différent du tartare dans le sens où c'est une tranche de viande entière, la prévint-il, mais tu vas voir, ça ne sera pas très différent du carpaccio de bœuf.
Un client se leva, s'emportant contre son voisin de table, poussant Christel à intervenir et à le forcer à se rasseoir. Les deux querelleurs repartirent plus tard bras dessus-bras dessous, avec dans le nez une quantité d'alcool suffisante pour tourner la tête à une garnison. Une partie de cartes acharnée mobilisa pendant un moment l'attention de nombreux convives, laquelle se solda par une tournée générale. Joe renouvela souvent la carafe de sang sur la table.
– ... Tu vois, c'est comme ce concept de la « pécheresse originelle », expliquait Lilian alors qu'ils en étaient à la moitié du deuxième repas. Bon, c'est vrai que c'est Eve qui a croqué le fruit la première, alors que Dieu avait bien dit de ne pas le faire. Ce que je trouve stupide parce qu'Il aurait tout aussi bien pu ne pas le mettre, ce foutu arbre, vous êtes d'accord ? Mais quand elle croque le fruit, il ne se passe rien. C'est quand Adam le mange à son tour que ça part en vrille. Mais cet imbécile, il aurait quand même pu dire quelque chose, au lieu de suivre bêtement, non ? On a blâmé la pauvre Eve, tout ça à cause d'un crétin de mec qui, pour une fois qu'il aurait dû le faire, n'a pas été foutu d'ouvrir sa grande gueule.
Lulu éclata de rire, alors que Christel ouvrait les mains de soumission.
– Si tu passes par là, c'est comme la boîte de Pandore, fit-il le parallèle. Pourquoi Zeus lui a donné cette boîte si c'est pour lui interdire de l'ouvrir ? C'est peut-être l'une des nombreuses raisons pour lesquelles on en veut tellement aux nanas.
Lilian agita sa fourchette dans sa direction.
– Tiens, tu me parles de parallèle, se souvint-elle, encore un truc que je n'ai pas compris. J'ai pris la peine de lire un peu, histoire de comprendre les différentes religions, et je me demandais : pourquoi il y a autant de versions de l'Histoire différentes ? Je veux dire, prenez la création du monde, par exemple. Pour moi, il a été créé en six jours par Dieu ; pour d'autres, les notions de Terre, de Ciel, de Lumière sont brusquement apparues du néant et se sont accouplées entre elles ; ailleurs, c'est un dieu qui se réveille ; il y en a même qui disent que la Terre a été conçu à partir de morceaux de géants, genre la mer, c'est son sang, et les arbres, ses cheveux... Bref, qui a raison, dans tout ça, alors ?
Christel et James échangèrent un regard. Lulu les regarda faire en riant sous cape.
– Je peux d'ores et déjà te dire que tu n'obtiendras rien de Lulu, affirma Christel. C'est une évolutionniste, Dieu seul sait pourquoi.
Il regarda Lilian.
– Qui a raison ? répéta-t-il. Comment te dire ? Tous ? Aucun ? La Terre a été créée il y a moins de cinq milliards d'années grâce à des procédés purement naturels, le reste, pour moi, c'est du péché d'orgueil. Je ne dis pas que la création de la vie est un pur hasard, c'est trop parfait pour être un hasard. Mais qu'il y ait eu autant de monde pour raconter des histoires différentes, faut pas pousser, non plus. Ils cherchent juste à tirer la couverture à eux, c'est tout.
– Mais alors, Adam et Eve, ils se placent où, là-dedans ? voulut savoir Lilian. Si vraiment nos ancêtres sont les singes, eux, c'est qui ?
– Adam et Eve n'ont rien à voir avec les Hommes, ce sont deux lignées différentes, expliqua Christel. Eux ont vécu en Éden, au Paradis terrestre, et c'est là que se trouvait le Jardin d'Éden. Du coup, quand ils se sont fait lourder, ils étaient toujours au Paradis terrestre. L'Homme, lui, est né sur Terre avec toute l'évolution qu'on lui connaît.
– Et Jésus, dans ce cas ? insista Lilian. Il a existé, lui aussi ? Et les notions d'Enfer et de Paradis, c'est pareil à la création du monde ? D'une religion à une autre, c'est jamais la même chose, alors nous, on va où, finalement ? On va au Jardin d'Éden, dans le Shéol, au Paradis, en Enfer, au nirvana, aux 18 enfers du bouddhisme, au Jannah, au Jahannam... ? D'ailleurs, comment ça se fait qu'il y ait des après-vie différentes pour des religions qui ont le même dieu ?
– Je vais parler, intervint Lulu.
Christel, qui avait commencé à réfléchir à sa réponse, lui laissa la parole.
– Pour répondre à ta première question, expliqua Lulu, les Textes ne sont pas à prendre au sens littéral. C'est plus une sorte de guide général qu'un véritable règlement, si tu préfères. Chaque religion a son histoire, sa façon de la raconter, et sa philosophie, c'est tout. Quant à savoir où tu vas après la mort, tu vas là où ta foi te porte. C'est peut-être vicieux, mais c'est à prendre aussi bien au sens théologique que métaphysique. Si tu es juif, tu vas au Jardin d'Éden ou dans le Shéol, mais d'un autre côté, tu vas là où tu as envie d'aller, si je puis dire.
– Ce qu'elle veut dire, intervint James, c'est que c'est toi qui décides où tu vas. Ça vient de cette vieille théorie selon laquelle il n'y a pas d'après-vie, et qu'où tu vas après la mort est affaire d'appréciation personnelle.
– Alors, dans ce cas, qu'est-ce qu'on fait là ? demanda Lilian avec bon sens. Pourquoi on est là, s'il n'y a aucun Paradis pour lequel se battre ?
– Oui, c'est justement ce qui nous convainc qu'il y en a.
– Pour ce qui est de la multiplicité des Paradis et des Enfers, poursuivit Lulu, c'est un peu la même chose que la création du monde, en fait : chacun le sien. Il y en a même qui n'en ont pas.
– Ils vont où, alors ?
– Là où leur foi les porte, répondit Lulu avec évidence.
La jeune fille se tourna vers Christel.
– Je suis censée en comprendre quelque chose ?
– T'inquiète, la rassura-t-il, ça viendra. Dis-toi bien que, de toute façon, en haut ou en bas, ils savent où vont les gens. Ils doivent certainement avoir des registres comme ça, et quand tu en as un qui se présente, « ah, celui-là, il est pour toi ! ».
– Et ceux qui ne croient en rien, alors ? voulut savoir Lilian. Ils vont où, tous ceux qui ne croient en aucun dieu ?
– D'abord, notre caste est neutre. Peu importe en qui ou en quoi tu crois à la base, tant que tu réponds aux critères, tu fais partie du truc. Si, par la suite, tu choisis une croyance ou une autre, alors ton après dépend de cette croyance-là.
– Oui, insista Lilian, et ceux qui persistent à ne croire en rien, leur après, c'est quoi ?
– Ce qu'ils décideront que ce sera, qu'est-ce que j'en sais ? se défendit Christel. Lilian, tu dois comprendre que jamais personne n'est revenu pour nous dire la suite du programme.
La jeune fille ferma les yeux de lassitude.
– J'aurais mieux fait de me taire, grogna-t-elle. Mais alors, pour le reste... ?
– Que je considère comme étant une excellente question, estima Lulu, mettant fin au précédent débat. Pourquoi trois après-vie différentes pour le même dieu ? Tout simplement parce que les croyances et les cultures sont différentes, c'est tout. Chacun les siens.
– Mais pourquoi elles le sont, si c'est le même dieu ? Il s'est réveillé un matin, et Il s'est dit « tiens, et si j'essayais comme ça ? » ? Le pauvre, Il a dû en avoir, des surprises, lors des guerres de religions.
Christel pouffa brusquement, contenant à grand-peine la gorgée de sang qu'il venait de boire.
– Je ne crois pas que ce soit une histoire d'intention, la corrigea Lulu. Je pense plutôt que c'est une histoire d'interprétation. Mahomet, paix et bénédiction sur lui, était arabe, donc d'une culture très différente de celle des Juifs et des Chrétiens, le message a donc été interprété et appliqué différemment.
– Dans ce cas, pourquoi Il a été trouver les arabes ? Sans offense, Lulu, mais qu'est-ce que cette culture avait qui a pu l'intéresser, si elle était si différente ?
– Allahou A'lam (1), répondit Lulu.
Lilian ne chercha pas à comprendre ce que ça voulait dire.
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(1) « Dieu est le plus savant »
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