Chapitre 45 (partie 2)


– Il va rester comme ça longtemps, lui ? s'enquit Lilian.

– Il ne bougera pas, tant qu'il n'aura pas tout ramassé.

– Et il existe d'autres façons similaires de les occuper ?

Le jeune homme se gratta la nuque.

– Chez nous, à ma connaissance, non. Mais il existe une autre technique très efficace en Europe, et surtout dans les pays germaniques, ce sont les nœuds.

– Les nœuds ?

– Oui, c'est un peu le même principe que les graines de moutarde : il doit défaire tous les nœuds.

– Ah, oui, je me rappelle de ça, se souvint James. En fait, d'après ce que je sais, ce serait surtout utilisé à but préventif : on inhume le défunt avec un paquet de nœuds, et s'il devient vampire, il ne peut pas quitter son cercueil avant d'avoir tout défait, ce qui prend généralement pas mal d'années, car ils mettent autant de temps à défaire les nœuds qu'à ramasser ces bon Dieu de graines. Il me semble que c'était en Grèce, le pauvre bougre avait été enterré avec un filet de pêche. Ça lui a pris plus d'un siècle pour finir.

– Il n'a pas eu de chance, remarqua Lulu.

– Non, le pauvre, le plaignit Christel. Une autre astuce, aussi, mais ça, c'est plus un truc de grand-mère, c'est d'accrocher une passoire devant l'entrée de ta maison.

– Laisse-moi deviner : il doit compter tous les trous ? comprit Lilian.

– Exactement.

Il sourit, puis mit la main à sa ceinture et en sortit un pieu en argent.

– Bon, on y va. Lilian ?

– Oui ?

Il lui tendit le pieu.

– Après la leçon, le baptême ?

– Excuse-moi ?

Elle le regarda avec surprise. Il lui désigna le vampire au sol.

– Tu veux ton baptême officiel ?

– Mon baptême officiel ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

– Ton premier vampire, expliqua Lulu.

– C'est important, le premier vampire, insista James.

Lilian leva les mains d'incompréhension.

– Oui, j'imagine, mais je n'en suis pas à mon coup d'essai, je vous signale. J'ai déjà tué des maudits.

– Oui, mais pas encore de vampire. Et vois-tu, un chasseur qui ne néantise pas de vampire, ça fait désordre.

Lilian les regarda tous les trois, qui l'observaient avec le sourire.

– Lilian, l'encouragea Christel, tout ce que tu as à faire, c'est lui planter ce pieu. Considère ça comme un rite d'initiation.

– D'accord, mais je fais comment ? hésita la jeune fille.

Il s'approcha et lui mit le pieu dans les mains.

– Vise le cœur, conseilla-t-il, sinon ça ne marche pas.

– Bon.

Elle cala le pieu dans sa main et leva le bras.

– Je dois le frapper devant ou derrière ? demanda-t-elle.

– Peu importe, l'essentiel est de viser le cœur.

Elle leva donc un peu plus le bras, pour prendre son élan, et l'abattit d'un geste vif, empalant dans le dos le vampire qui lâcha ses graines de surprise, avant que sa peau ne vînt brusquement se fendre et se parcheminer. Il s'abattit en avant, les membres bringuebalants. Lulu battit des mains.

– Et voilà ! la félicita-t-elle.

– Tiens, remarqua Christel, il était plus récent que je le croyais.

– Plus récent ? Pourquoi ?

Christel se lança alors dans un exposé où il apparut que le cliché du vampire qui tombait systématiquement en poussière n'était dû qu'à la paresse des cinéastes. Dans la réalité, le corps du maudit se voyait juste immédiatement rattrapé par le temps écoulé depuis la fin de sa vie mortelle, et reprenait de ce fait l'état qu'il aurait dû avoir si la décomposition avait suivi naturellement son cours. Ainsi, plus le maudit était ancien, plus le corps était dégradé après annihilation définitive. Avec une tension visibledans le pli des lèvres, Christel expliqua en aparté qu'eux-mêmes étaient soumisà cette règle, et que c'était la raison pour laquelle il était resté si peu duDoyen, à sa mort.

Lilian garda le silence, observant avec surprise les reliquats de vampire à ses pieds. Le pieu, naguère froid, dégageait maintenant dans sa main une drôle de chaleur. Alors c'était donc ça, néantiser un vampire ?

– Quoi, c'est tout ? demanda-t-elle.

Sa question surprit ses camarades. James se prit la tête à deux mains, catastrophé.

– Ah, diantre ! Elle a raté son dépucelage.

Ce qui fit bien rire Lulu. Pour une fois.

Christel ne se formalisa pas de cet échec, et s'approcha de la jeune fille qui ne comprenait toujours pas.

– Quoi ? voulait-elle savoir. Qu'est-ce que j'ai dit ?

Il posa sa main sur son front, indulgent.

– T'inquiète, la rassura-t-il, je me doutais que ça se passerait comme ça. C'est pour ça que je n'en faisais pas trop, je savais que tu allais passer à côté.

– J'ai raté quelque chose ?

– Un peu, que tu as raté quelque chose ! se scandalisa James. Tu as raté ton tout premier vampire ! Tu n'as pas ressenti ce petit frisson de force et de victoire qui enserre le cœur au moment de l'empalement ? Normalement, c'est un truc inouï qui vous transforme un homme...

– James, ferme-la.

Lulu posa sa main sur son bras.

– C'est pas grave, c'est comme le sexe, elle fera mieux la prochaine fois.

James bouda en guise de protestation. Christel revint vers la jeune fille.

– Donc voilà, annonça-t-il, tu as enfin eu ton baptême.

Du pouce, il traça trois fois le signe de croix sur le front de Lilian.

– Bon, j'imagine que le Pater, tu y crois quand même un peu déjà, que le Malin, tu y renonces, que truc, bidule, machin... Bref. Je te baptise, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, Amen, prononça-t-il. Voilà.

– Alléluia, fit James.

– Et voilà, fit Lulu.

La jeune fille les regarda sans comprendre.

– Quoi, c'est ça, un baptême ?

– Une version ultra simplifiée, alors.

– Tu devais vraiment faire un drôle de moine.

– Et fier de l'être.

Il frappa dans ses mains.

– Bon, conclut-il, première leçon terminée, interro orale demain matin à la première heure. D'autres questions ?

Lilian leva la main.

– Oui, une. Régime alimentaire ?

Le jeune homme râla devant son obstination.

– Entendu, se soumit-il.

Il se laissa aller contre une stèle et croisa les bras.

– Qu'est-ce que tu veux savoir ?

– Tout ! Tu me parles de régime alimentaire cannibale, et voilà que les spectres tombent dans ta liste de fins gourmets, alors excuse-moi de demander des explications.

– C'est bon, intervint James. Vas-y, dis-lui.

Lilian lui jeta un rapide regard avant de revenir à Christel.

– Nous mangeons de la chair humaine, c'est ça ?

Il ouvrit les mains d'évidence.

– Quand tu es revenue dans la Cité pour la première fois, après ta mort, ça ne t'a pas interpellée, cette façon que tu avais de renifler les gens ?

La jeune fille sentit sa glotte jouer au yo-yo malgré le flegme apparent qu'elle affichait. Si elle avait encore eu une activité digestive, elle aurait certainement rendu le contenu de son estomac dans la seconde. Mais elle se contenta de serrer les dents. Elle se rappelait effectivement de cette avidité soudaine qui l'avait prise, en sentant l'odeur des gens autour d'elle. Elle en avait littéralement salivé.

– Nous mangeons de la chair humaine ? trouva-t-elle la force d'articuler.

Christel eut une grimace indifférente.

– On fait peut-être l'objet d'un marché parallèle, on est peut-être une caste à part, mais on n'en est pas moins spectres, ce qui fait que nous sommes soumis aux mêmes règles de vie que les autres. Tout comme la plupart des maudits, on doit se nourrir pour garder la forme.

La pauvre Lilian resta littéralement estomaquée par la sérénité avec laquelle Christel s'expliqua.

– Mais... C'est de la chair humaine.... Je veux dire, ça ne vous pose aucun problème de conscience ?

– Crois-moi, Lilian, quand tu auras faim, ta conscience sera le cadet de tes soucis.

Elle dut s'asseoir sur une pierre tombale pour assimiler la nouvelle. Elle comprenait maintenant mieux la prudence de la Dame de Christel sur le sujet de leur alimentation.

Lilian enserra ses bras frémissants, comme pour se protéger d'un brusque coup de froid.

– Dans certains films, confia-t-elle, quand ça parle de meurtriers cannibales, on les voit toujours raconter que la chair humaine a un goût de poulet ou de cochon... Il en est quoi, exactement ?

Christel eut une moue dédaigneuse.

– Peuh, qu'est-ce qu'ils en savent ? En plus, dans les films, on les voit souvent cuire leur viande, ça fausse le goût. Nous, on a pour habitude de la manger crue, alors je dirais plutôt que ça évoque un steak tartare.

– Si vraiment tu as du mal, intervint James, ce qui peut se comprendre les premiers temps, on peut te conseiller une adresse : Chez Joe, sur la 4e. Ne cherche pas le truc, il n'a pas pignon sur rue. C'est une sorte de restaurant avec des spécialités culinaires particulières, pour les gens comme nous. La chair fraîche, par exemple, il en fait des steaks tartares du feu de Dieu, avec des petites épices et des assaisonnements à tomber par terre. Si tu veux, on t'y emmènera, si des fois tu as un creux.

– Car ça va fatalement t'arriver, ajouta Lulu.

La jeune fille les regarda à tour de rôle, incapable de savoir quoi dire. Elle venait d'apprendre d'un bloc qu'elle était cannibale, qu'il existait même un restaurant spécialisé dans ce type de régime, qu'elle allait forcément un jour y mettre les pieds, tout ça pour manger de la chair humaine, et eux en parlaient avec une légèreté ahurissante, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.

Christel croisa calmement les bras.

– Je peux comprendre ton dégoût, Lilian, crois-moi, on est tous passés par là. Mais tu ne pourras pas passer à côté. Il y en a qui ont joué les têtes de mule, par principe, mais je trouverais ça bête de la part d'une fille qui prétend être capable de secouer l'Enfer de ne pas se plier à l'exigence naturelle la plus élémentaire.

Elle comprit.

– Donc, si je comprends bien, si je veux aller jusqu'au bout, je dois faire ça aussi.

– Tu comprends très bien.

Elle les regarda dans les yeux, choquée par leur nonchalance.

– Vous vous rendez quand même compte qu'on parle d'êtres humains, là ! protesta-t-elle. On parle de gens qui avaient une vie, une famille...

– Oui, et alors ?

La jeune fille n'en revenait pas.

– C'est tout ce que ça vous fait ?

– Lilian, comprends bien ceci, intervint Lulu. Tu es une maudite. Ça ne servira à rien d'essayer de manger autre chose.

Elle se le tint pour dit.

Christel se redressa alors et frappa dans ses mains.

– Bon, allez, debout tout le monde, lança-t-il. C'est fini pour cette nuit, je crois qu'elle en a assez entendu comme ça.

Elle fut reconnaissante pour son intervention, et n'insista pas sur ses positions. Il se pencha vers elle :

– Viens, on s'en va.

Christel s'éloigna, les mains dans les poches, le plus tranquillement du monde, suivi de près par James et Lulu. Lilian les regarda s'éloigner, puis, après une brève seconde d'hésitation, leur emboîta le pas, trottinant aux côtés du jeune homme.

– Mouais, lâcha-t-elle, peu convaincue, vous ne m'ôterez pas l'idée que vous êtes de sacrés barges dans votre genre.

– Oh, pauvre chérie, ironisa James. On t'a coupé l'appétit ?

– C'est bon, ça suffit, intervint Lulu.

Lilian les ignora et revint à Christel qui la regardait en souriant, les doigts croisés derrière sa nuque.

– Tu sais, lui dit-il, dans notre métier, c'est mieux d'être barge. C'est pas un monde très évident, malgré les apparences, alors on compense comme on peut. Tu nous prends pour des barges, mais c'est la seule chose qui nous empêche de péter les plombs pour de bon. Un jour, James a dit : « l'Histoire nous a souvent appris que c'étaient les coups les plus foireux qui réussissaient le mieux ». Et il a bien raison. Avec les maudits, il vaut mieux éviter les plans de bataille, car ils échappent à tout schéma stratégique. Alors on fonce dans le tas et on prend notre pied comme ça, ça nous fait oublier quelques instants la fragilité de notre condition. De toute façon, je ne t'apprends plus rien dans ce domaine, n'est-ce pas ?

Elle baissa la tête, approbatrice. Effectivement, elle n'avait plus rien à apprendre sur les difficultés de ce monde. Aussi se posait-elle la question : existait-il, quelque part, un monde où la vie était gaie et facile ?

– Oui, au Paradis, répondit James. Enfin, à ce qu'on dit. Maintenant, tu sais ce qui te reste à faire pour y aller...

Oui, elle le savait. Ses épaules s'affaissèrent devant tant d'injustice.

– Quelle poisse ! jura-t-elle.

Christel la rassura en enserrant ses épaules de son bras.

– T'inquiète, tu vas t'y faire. Ça risque de prendre un peu de temps, parce que tu as tout un tas d'habitudes à perdre et à reprendre derrière, mais ça viendra.

Ils marchèrent tranquillement le long de l'allée principale, vers la sortie. La jeune fille jeta un regard autour d'elle, mais apparemment, aucun autre vampire n'avait envie de sortir ce soir. Peut-être que ce qui était arrivé à leur malheureux camarade les avait refroidis.

– Bon, qui a faim ? demanda soudain Christel. C'est ma tournée.

– Pas moi, se récria aussitôt Lilian.

Lulu la poussa gentiment dans le dos.

– Ah, arrête de faire ta fine bouche ! Il faudra bien que tu manges un jour.

– Peut-être, mais pas ce soir.

James s'approcha du jeune homme et lui claqua malicieusement l'omoplate.

– Dommage ! se moqua-t-il. C'est pas ce soir que tu l'inviteras à dîner !

Christel et Lilian préférèrent l'ignorer. Lulu, elle, leva les yeux au ciel.

– James...

– Quoi ?

– Ferme-la.

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