Chapitre 44 (partie 1)


– Tu sais l'heure qu'il est ?

Quand Lilian entra dans la boutique, tirant deux grosses valises derrière elle, la question de Scarlet la prit au dépourvu. Elle se retourna et vit la jeune femme sortir de ses rayons, essuyant ses doigts couverts de l'éternelle huile de graissage avec l'éternel même torchon, avisant Lilian avec humeur. Bon d'accord, elle était affreusement en retard, mais ce n'était pas comme si elle devait être rentrée avant une heure précise, si ?

Malheureusement, ce qu'elle avait voulu faire lui avait pris plus longtemps que prévu. Elle avait perdu une heure folle à convaincre ses futurs ex-avocats de faire une dernière chose pour elle, pourboire à l'appui. Puis le reste, encore, qui avait traîné en longueur, avec sa ribambelle de gens à convaincre...

Scarlet tapa de l'index sur son poignet.

– Tu sais l'heure qu'il est ? répéta-t-elle.

– J'ai arrêté de regarder après six heures du soir.

La jeune femme rejeta son torchon sur l'épaule.

– Les garçons sont rentrés depuis des heures, tu étais passée où ? Christel n'a pas arrêté d'essayer de t'appeler.

Lilian pinça les lèvres.

– Je remercie Christel de se faire autant de soucis pour moi, mais si je suis en retard, c'était parce que mon projet a pris plus de temps que prévu. J'ai dû m'occuper des formalités pour mes parents, de mon oncle, d'un tas de trucs, alors désolée si ça ne m'a pas pris cinq minutes.

Scarlet ne put que se soumettre devant sa logique imparable.

– N'empêche, tu aurais pu prévenir.

– Mon après-midi a été assez speed, j'avoue ne pas avoir eu le temps d'y penser. Je peux entrer, maintenant ? Si Christel m'attend, autant ne pas le faire attendre plus longtemps.

Scarlet céda et libéra le passage. Elle avait aussi mauvais caractère que Christel, cette fille. Les deux faisaient décidément la paire.

Lilian fila comme une flèche dans l'accès qui menait au grand hall, traînant ses valises.

Vu l'heure avancée de cette fin de journée, il commençait à y avoir foule. Beaucoup la dévisagèrent sur son passage, elle et ses valises.

Enfin, elle trouva Christel, nerveusement assis sur la rambarde de la galerie. James et Lulu étaient en sa compagnie, un peu plus sereins que lui. Puis Lulu la vit arriver, et son visage s'éclaira.

– Ah, bah la voilà !

Lilian grimaça de contrition en s'approchant.

– Coucou, tout le monde ! salua-t-elle. Désolée, je sais que je suis terriblement en retard, mais j'ignorais que je vous devais un compte-rendu détaillé de tous mes faits et gestes.

Sa courte tirade ferma le clapet de James qui ouvrait la bouche pour protester. Lilian ouvrit alors son sac et en tira un mouchoir, essuyant le maquillage rendu baveux par ses mains moites.

– Je suis partie m'occuper de mon oncle, expliqua-t-elle. Avec le sale coup qu'il m'avait fait pour la maison, je me suis dit que j'allais lui rendre la pareille. Je me suis souvenue qu'il louchait aussi sur l'entreprise, alors je lui ai fait un coup à ma façon.

– Et tu as fait quoi ? voulut savoir Lulu.

– J'ai d'abord dû voir mes avocats – enfin, mes futurs ex-avocats, et j'ai dû leur promettre une commission comme ça pour qu'ils acceptent de m'aider une dernière fois. Le plus long, en fait, ça a été ce genre de négociations. Sinon, le reste s'est fait tout seul. Mais j'ai dû batailler pour rester dans une limite raisonnable devant leurs exigences. Bref, ils m'ont délivré un contrat que j'ai fait signer à mon oncle.

Christel comprit.

– Tu lui as vendu la société de ton père ?

– Pas tout à fait.

– Tu as fait quoi, alors ?

Elle sourit, machiavélique.

– Je lui ai vendu le personnel.

– Quoi ? Le personnel ?

– Oui. Il n'a pas eu la société, mais le personnel, uniquement.

– Tu lui as refourgué les employés ?

– Exactement. Je suis venue le trouver en lui faisant une offre d'achat pour la société. Il était tellement ravi qu'il a signé sans même lire le contrat. Sauf que je lui avais menti et que c'était un contrat de mutation du personnel. Ça veut dire que le personnel de ma société va simplement muter dans la sienne. Il a payé deux cents millions de dollars – ce qui aurait été une misère, pour cette entreprise – pour récupérer mes employés.

James intervint :

– Mais alors, ton entreprise, tu en as fait quoi ?

Lilian leva alors les bras, dévoilant ce qu'elle tenait en main.

– Sitôt que mon oncle m'a fait son virement, j'ai tout liquidé.

Et elle ouvrit sous leurs yeux ébahis les deux grosses valises qu'elle traînait derrière elle depuis tout à l'heure, les deux compartiments remplis jusqu'à la garde de liasses de billets de banques. Et pour sûr, pas des petites coupures.

– La vache ! s'émerveilla James.

– Tout ça ? s'effara Lulu.

Christel se contenta de l'interroger du regard.

– Je me suis dit que quand il allait découvrir le truc, raconta la jeune fille, ça n'allait pas faire un pli, il allait me coller tous les avocats du monde sur le dos. Il valait mieux pour moi que je disparaisse. Alors, j'ai tout liquidé. La boîte, les actions en bourse, les comptes bancaires, les assurances-vie, tout, et j'ai tout rassemblé ici. Il en a pour des milliards de dollars, et je ne sais même pas quoi en faire. J'en ai juste un peu dépensé pour le taxi, mais le reste, je ne sais même pas à quoi les employer. Alors, je me suis dit que, peut-être, ça pouvait servir ici.

Un silence stupéfait suivit sa déclaration.

Lulu en papillonna de trop d'abasourdissement.

– Attends, articula-t-elle, j'ai cru mal comprendre... Combien tu dis qu'il y a, dans ces valises ?

– Euh... Quelques dizaines de milliards... À quelques millions près. Je ne sais pas le montant exact.

– Je crois que je vais me sentir mal...

– T'inquiète, t'es déjà morte, la rassura James.

Christel n'en croyait pas ses oreilles non plus.

– Tout cet argent ?

– Oui, c'est tout ce que je possède. Tout l'argent de mes parents se trouve ici. Il n'existe plus aucun compte officiel, quel qu'il soit. De toute façon, je suis définitivement grillée dans la Cité, alors franchement, je ne vois pas à quoi ça m'aurait servi de le garder à la banque. Sans compter qu'il y avait de grandes chances pour qu'on me le saisisse un jour... Bref, je me suis dit, spontanément, qu'il serait peut-être plus utile ici, sachant que j'allais devoir m'installer définitivement là.

Le jeune homme avait toujours du mal à y croire.

– C'est... un don considérable, tu sais ?

– Je sais. Mais je me doute bien que votre organisation, toute utile soit-elle, ne fonctionne pas en roue libre, comme ça. Vos armes, même l'aménagement de cette banque, a dû nécessiter un minimum de capitaux. Alors voilà, je vous en donne.

– Quoi, tu nous le donnes, comme ça ?

– Il ne va plus me servir à rien, je te dis. La fortune, c'était bon pour l'époque où on partait en vacances et où on s'achetait des villas en bord de mer. Mais maintenant, c'est fini.

Sur ces mots, elle referma les valises d'un geste sec et les poussa du pied vers Christel.

– Depuis que je connais ce monde, il ne m'a jamais paru aussi inutile. Alors, s'il peut servir dans cette nouvelle vie, allez-y, prenez-le.

Christel baissa les yeux sur les volumineux bagages devant lui. James et Lulu restaient cois, incapable de savoir ce qu'il fallait dire en pareille circonstance. Jamais, au grand jamais, dans les annales de leur clan, ils n'avaient reçu une aide de cette importance. « Quelques dizaines de milliards de dollars », avait-elle dit. Pour eux, Lilian venait de leur offrir là une sérieuse subvention pour les siècles à venir.

– Considérez-le comme des frais d'inscription, acheva la jeune fille.

Il sortit tout seul, ce fut irrésistible. Les autres se plièrent en deux, pris d'un fou rire nerveux.

– Sacrés frais d'inscription, rigola James.

– Putain, enchaîna Lulu, tu imagines un club avec des dizaines de milliards de dollars de frais d'inscription ? Les salles doivent être en or, et les accessoires aussi.

Lilian leva les yeux devant leur brusque hilarité.

– D'accord, capitula-t-elle, considérez-le comme ma participation, alors.

– Très généreuse, la participation.

Elle mit ses poings sur ses hanches.

– Bon, alors, vous le voulez, cet argent, ou non ?

Leur fou rire cessa aussitôt, et Christel posa la main sur une valise, songeur. C'était une somme considérable, qu'ils avaient maintenant à disposition. Il ne pouvait s'empêcher de remarquer à quel point Lilian avait changé. Il se rappelait encore les premières rencontres, cette fille frivole et insouciante, centrée sur son nombril et ses plaisirs personnels. Et voilà qu'elle donnait aujourd'hui, sans la moindre hésitation, la totalité de sa fortune.

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