Chapitre 41 (partie 1)
– À l'époque, je vivais dans une abbaye, dans la banlieue de Londres. Petite communauté sans histoires. On avait une église, un cimetière attenant, le dortoir, le réfectoire, un jardin avec une petite basse-cour et une écurie. On avait même une hôtellerie pour les gens de passage. On dépendait d'un bourg paisible, on vendait nos produits au marché tous les jours, il y avait toujours du monde à la messe... Je te dis, c'était un cadre tranquille.
– Et toi, alors ?
Christel chercha ses mots.
– Moi, c'était autre chose. J'étais du genre dissident. Tu te rappelles ce que j'avais raconté, au vernissage ? Comment j'avais pris la manie de collectionner les conquêtes ? Eh bien, c'était exactement ça. Mes parents m'ont fait entrer dans les ordres en pensant que ça me mettrait du plomb dans la tête. Les pauvres, regretta-t-il, je dois reconnaître que je leur ai donné bien des cheveux blancs. « J'ai agi comme un insensé, et j'ai fait une grande faute. »
– Attends, arrête-moi si je me trompe, l'interrompit Lilian, mais les religieux ne sont pas censés faire abstinence, ou un truc du genre ?
Il haussa les épaules d'indifférence.
– Techniquement, si, on appelle ça le vœu de chasteté. Après, ça dépend des gens. Certains le respectent à la lettre, d'autres sont moins regardant.
– D'accord, fit la jeune fille en essayant d'imaginer. Un moine, donc, comme le Doyen ? Avec la robe de bure et la tonsure, et tout ?
– Tu comprends maintenant pourquoi mes cheveux sont plus courts sur le haut du crâne ? Bon, c'est sûr que c'est pas parfait, mais le mec qui m'a arrangé ça a fait ce qu'il a pu avec ce qu'il avait.
Il se racla la gorge.
– Donc, voilà pour le décor. Petit coin de paradis, et tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Lilian ne pipait mot, pendue à son récit.
– Et puis, un jour, on a eu à prononcer la messe funéraire pour un jeune mec mort d'un accident en construisant sa future maison. Il s'était cassé la gueule en tombant du toit.
La jeune fille sentit le regard de Christel se voiler légèrement.
– Un brave garçon, pour ce que j'en entendais dire. Droit, travailleur, et plutôt bien fichu. Il devait se marier. Il construisait cette maison pour lui et sa future femme. Elle était à l'office. C'était la fille d'un couple de boulangers, tout juste seize ans. Bonne réputation, pieuse, honnête. Elle était aimée, dans le bourg, tous lui prédisaient que plus tard, elle épouserait certainement un brave garçon qui lui ferait de beaux enfants et qu'ils auraient une jolie maison. Bref, tu vois le tableau. Le genre qui va à la messe tous les dimanches et se confesse dès qu'elle croque dans un morceau de sucre.
– Le genre grenouille de bénitier, c'est ça ?
– Non, même pas. Ce n'était même pas de l'obéissance aveugle, c'était juste... de l'humilité ? Pour elle, c'était normal d'aller à l'église et d'être une bonne personne. Pour être honnête, j'aurais presque préféré qu'elle épouse ce mec, ils auraient fait un beau couple et de beaux gamins. Mais surtout, elle aurait eu une vie tranquille, et pas toute la merde qui lui est arrivée à la place.
Fin octobre 1214. Il se rappelait encore de son arrivée à l'abbaye pour les funérailles. Ses jolis cheveux blonds séparés en deux tresses et son petit nez retroussé, recroquevillés dans leur douleur. L'abbé, bon comme du bon pain, qui l'avait accueillie en lui assurant que son fiancé avait sa place méritée à la droite du Seigneur. Et lui, fidèle à ses habitudes, de noyer son regard dans sa petite poitrine juvénile.
Il se mordit la joue.
– Et donc, un jour, cette fille vient enterrer son fiancé. Presque la moitié du bourg était là pour la soutenir. Elle était inconsolable, mais très digne, c'était beau à voir. Elle avait l'air d'un petit ange. Seulement voilà...
– Il y avait toi, devina Lilian.
– Elle était mignonne, innocente, tout ce qu'il me fallait. J'en demandais pas plus.
– Le parfait goujat.
– Complètement. Je me suis décidé à la séduire par pur défi, juste pour voir jusqu'où allait sa foi. Et c'est vrai que, dès le départ, ça n'a pas été une mince affaire. Elle était en deuil, à cran, en fait. Alors, la première fois que je l'ai approchée, je me suis un peu fait cueillir à froid.
La jeune fille eut une moue impressionnée.
– Gentille et pieuse, mais femme de caractère, on dirait.
– Eh, oui. Sacré tempérament, mine de rien, pour une gamine. Elle avait tout de suite compris ce que je voulais, et pour elle, il n'en était pas question.
– Mets-toi à sa place, aussi, la défendit Lilian. Tu es censé représenter tout ce en quoi elle croit, et tu fais tout l'inverse.
– Je sais. Mais c'est comme ça que ça marchait.
Il l'avait abordée plus d'une fois dans les recoins de l'abbaye où elle venait se recueillir en espérant ne pas croiser sa route, susurrant des compliments, caressant ses tresses du bout des doigts, couvant son petit cœur apeuré d'un regard brûlant. Il se proposait de la confesser – et que le mot paraissait obscène, dans sa bouche !, il se proposait de prier pour elle, et il ne manquait jamais de frôler au passage sa main ou sa taille. Et la nuit, dans l'intimité de sa paillasse et de ses mains, il gémissait entre ses dents le ravissant nom d'Éléonore. Il savait qu'il ne craignait rien. À qui pourrait-elle confier telle ignominie ?
Et, à peine le printemps revenu, Éléonore ne se présenta plus aux offices. Le paysan auprès de qui il se renseigna habilement lui expliqua qu'elle avait décidé de devenir donati et de commencer à travailler.
– Ceux qu'on appelait donati, oblati ou condonati, c'était des serfs qui se mettaient au service d'une église, bien souvent par besoin, expliqua Christel. Ils bossaient dans les champs, les ateliers, comme un serf pour son seigneur, en fait.
Il marqua une courte pause.
– Elle avait fui, tout simplement, conclut-il. Elle avait atteint un point où elle était prête à toutes les excuses pour ne plus venir à l'abbaye.
Le brave abbé s'était ému de sa décision, et lui avait proféré des jurons et des malédictions qui lui avaient valu le cachot pendant trois jours. Il lui avait ensuite été interdit de mettre le pied dehors pendant encore un mois, et, quand il avait enfin été autorisé à sortir, il avait exfiltré l'abbaye et s'était précipité au bourg. Il s'était rendu chez une de ses maîtresses qu'il avait pilonnée de frustration, puis s'était mis en quête d'Éléonore. Il s'était juré ne pas être tranquille avant de savoir où elle avait fui.
– J'ai ratissé le bourg tout entier, j'ai même épié la boulangerie de ses parents, elle était nulle part. C'est complètement par hasard que je l'ai retrouvée.
Alors qu'il rôdait en bordure de forêt, il s'était arrêté à une rivière pour se désaltérer. Il avait alors entendu des voix un peu plus loin, et reconnu un chant de lavandières. Il s'était approché, aguiché. Il aimait les lavandières, il aimait surtout les petites apprenties malhabiles, maniant le battoir avec leurs petits bras graciles. Il avait toujours envie de couvrir leurs courbatures de baisers.
Elles étaient six, ce jour-là, tordant le linge avec application, discutant avec animation, sous la direction d'une énergique matrone. Il avait lorgné la rangée de femmes, son regard s'attardant sur leurs courbes, et s'était brusquement figé en reconnaissant Éléonore en bout de file. Penchée sur son linge, elle ne prenait pas part à la conversation. Elle massait son bras endolori par le travail. Elle avait un peu maigri, son visage avait perdu un peu de couleurs et ses traits étaient tirés. Elle semblait exténuée.
Il s'était senti pâlir devant ce spectacle. En une seconde, les pires idées lui étaient venues en tête. Avait-elle des problèmes ? Quelqu'un lui avait-il fait du mal ? Il s'était rué au bourg pour en savoir plus, interrogeant les commerçants à la ronde. Il avait appris qu'elle avait pris cette place de lavandière dans un état de grande détresse, et qu'elle s'investissait dans le métier avec une inquiétante obstination. Suite à ces informations, il était revenu en courant à l'abbaye, réclamant à cor et à cri le nom du responsable. Sa douce Éléonore n'était plus que l'ombre d'elle-même, il voulait savoir qui avait fait cela. Jusqu'à ce qu'il se fût rendu compte que le responsable, c'était lui.
– Tu vois l'étendue de mon problème ? demanda Christel à Lilian. Ce que je faisais me paraissait tellement normal, que pour moi, c'était la faute d'un autre.
Il avait pleuré à cette épiphanie. La douleur et la culpabilité lui étaient brusquement tombées sur les épaules, et il avait gémi, pleurant à chaudes larmes sur le sol de l'église, sous les yeux de l'abbé stupéfait.
– Je m'étais toujours foutu des conséquences que mes manœuvres avaient sur ces filles. Pour moi, c'était pas important, la fin justifiait les moyens, tu vois ? Et, pour la première fois, j'ai vu le résultat de mes actions. Ça a été un sacré choc.
Il s'était confessé, avait fait acte de contrition, puis pénitence, plongeant la congrégation dans la perplexité la plus totale. Il n'allait plus voir ses maîtresses. Se portant volontaire pour toutes les tâches disponibles, il repoussait leurs visites, les laissant médusées. Bientôt, tous avaient vent de son miraculeux revirement.
– Tu l'aimais, pas vrai ? comprit Lilian.
Christel hocha piteusement la tête.
– Je ne l'avais pas encore compris, mais oui, je l'aimais. Moi. Amoureux. Ne me demande pas comment j'ai fait mon compte.
Dans les semaines qui avaient suivi, il avait été un moine exemplaire, effectuant ses tâches, y compris les plus ingrates, avec une désarmante serviabilité. Il profitait de l'heure de la sieste pour s'éclipser hors de l'abbaye et observer les lavandières au travail, caché derrière les fourrés. Il voyait Éléonore reprendre des couleurs, devenir de plus en plus habile au métier, et cela suffisait à le rendre heureux pour la semaine. Il officiait beaucoup au confessionnal, il s'était rendu compte qu'il aimait confesser les enfants. Il aimait leur spontanéité, leur esprit zélé, plus affûté que les adultes ne le croyaient. Il aimait les écouter raconter un petit péché de mensonge ou de gourmandise, et ponctuait l'absolution par un conseil complice, comme de mettre du miel sur les amandes, la prochaine fois. C'était au confessionnal que sa vie avait de nouveau basculé.
Avril 1215. Il avait entendu la porte du confessionnal s'ouvrit et se fermer, et le pénitent prendre place. Il avait écarté le volet couvrant le treillis, prêt à officier, et s'était figé de stupéfaction en reconnaissant Éléonore. Il n'oublierait jamais sa mine extrêmement soucieuse derrière le treillis, ses petites mains jointes avec ferveur, avec cette petite voix qui tremblait de peur. « Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché ». Qu'aurait-il donné pour la consoler, elle qui paraissait si troublée ? Et elle avait parlé, parlé de tout, ignorant l'identité de son interlocuteur, ignorant totalement à qui elle se confiait. « Mon père, avait-elle balbutié, je crois que je suis perdue et vous seul pouvez m'aider ». Il avait attendu ses confessions avec angoisse, puis avait senti son visage se décomposer de plus en plus à force qu'elle avançait dans son récit. « Il y a un homme, mon père. Il me disait des choses. Des choses horribles. Oh, Seigneur, comment avez-Vous pu accepter pareil individu dans Votre propre maison ! J'ai fui parce que je ne pouvais supporter plus longtemps son infamie. Mais il a changé. Il a changé, mon père. Aujourd'hui, c'est le plus doux des hommes. Et j'ai honte de ma joie quand je le vois veiller sur moi. Il est là, il me regarde, et je me sens toute transportée. Mon père... est-ce un crime que de vouloir le cœur d'un homme ? Je crois que je serais prête à lui donner le mien. Mon père, je crois que... Oh, Seigneur, aidez-moi ! Je fuyais cet homme, et aujourd'hui, je l'attends. Je refusais ses paroles, et je me languis maintenant de l'entendre. Je chassais ses mains, et je les réclame... Je vous en conjure, libérez-moi ! Dieu seul est amour, pourquoi alors cet homme occupe-t-il toutes mes pensées ? »
– Il n'y avait aucun mensonge dans ses paroles, se souvint Christel. C'était une émotion brute. Les sentiments d'une toute jeune fille qui n'avait pas la moindre idée de ce qui lui arrivait.
Il l'avait absoute dans un état quasi second, prononçant les mots rituels par pur automatisme. Et après qu'elle eût eu quitté le confessionnal, le dégoût lui avait tordu le ventre. Il s'était senti sale, immonde, indigne. Et il avait pleuré. Il avait pleuré l'innocence perdue de cette pauvre petite âme malheureuse. Il avait pourtant rencontré nombres de jeunes filles vertueuses, et il s'était toujours appliqué à leur prouver que la vertu était un défaut. Elles étaient pour la plupart bien moins vertueuses par la suite, ce qui était la preuve même de ce qu'il avançait. Mais il était, en cet instant, prêt à donner tout ce qu'il possédait, et même plus, pour pouvoir revenir en arrière et rendre à Éléonore sa pureté.
Il n'avait plus été au bourg pendant un mois, accumulant les offices et les travaux à l'abbaye.
– Il a pourtant un jour fallu que tu réagisses, quand même, protesta Lilian.
– Oui. Ce n'est pas comme si j'avais le choix.
Mai 1215. Il s'était enfin résolu à retourner au bourg. Alors que ses frères faisaient la sieste, il avait pris le chemin qu'il connaissait désormais par cœur, menant aux lavandières. Le cœur étreint par une angoisse irrépressible, il s'était dissimulé derrière un arbre.
Il avait constaté avec peine qu'Éléonore semblait moins enjouée. Elle battait son linge sans entrain, son regard partant souvent en direction du buisson derrière lequel il se cachait habituellement. Son cœur s'était aussitôt serré à toutes les fois où il s'y était dissimulé, en pensant ne pas être vu. Et pourtant, elle l'avait vu. Et elle avait fini par espérer sa présence. Et aujourd'hui, contre toute attente, elle se languissait de ne plus le voir. Brusquement animé par ce raisonnement, sans réfléchir, il avait immédiatement repris sa place derrière les fourrés. Et le visage rayonnant d'Éléonore quand elle avait remarqué sa présence avait été un baume miraculeux sur son cœur endolori.
Elle était restée à sa place quand les lavandières avaient eu fini, frictionnant ses courbatures, demeurant seule. Lui s'était levé, et avait marché vers elle. Et quand il était parvenu à sa hauteur, et qu'elle s'était levée de surprise, il était tombé à genoux à ses pieds, le visage enfoui dans ses mains, répétant le même mot inlassablement. Pardon. Elle n'avait pas compris de quoi il voulait parler, il lui avait alors avoué qu'il savait la confession qu'elle avait faite. Elle était devenue blême, cherchant dans sa tête quel moine avait pu commettre pareille trahison, mais il lui avait rapporté que ses frères n'y étaient pour rien, que le confesseur à qui elle s'était confiée, c'était lui, et qu'il en avait honte. Et il avait gémi de douleur, portant la responsabilité de son pauvre petit cœur troublé, avouant les paroles empoisonnées qu'il avait sciemment versées dans ses oreilles, dans le seul but de la mettre à mal. Il avait pleuré en voyant le résultat de son infamie, enfonçant son front dans la terre alors qu'il confessait ses fautes. Et elle l'avait regardé, prosterné à ses pieds, agrippant le bas de sa robe telle une relique sacrée, à piteusement lui demander de la pardonner. Elle avait alors joint les mains contre sa bouche, puis était tombée à genoux et l'avait étreint de toutes ses forces. « Je vous pardonne, avait-elle chuchoté avec ferveur, je vous pardonne ». Secoué, incapable de dire un mot, il l'avait étreinte à son tour et avait posé ses lèvres sur les siennes.
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