Chapitre 40 (partie 2)
– J'imagine que tu te blanchis depuis que tu es petite, poursuivit-il, mais il va falloir t'y faire.
– Et comment je vais faire, si je retourne à la fac ? Rien que de mettre le pied dans la Cité, on va me regarder de travers. Et encore, si j'ai de la chance, les gens se contenteront de me regarder de travers. Tu as vu, comment ils ont parlé à Lulu ?
Mais Christel secoua la tête, bien désolé pour elle.
– À moins de te maquiller, il n'y a pas d'autre solution.
Lilian le regarda avec consternation.
– Tu me vois me maquiller de la tête aux pieds, dis ?
– Couvre-toi un peu plus, ça fera moins de surface à maquiller.
La jeune fille ne répondit pas, jugeant son reflet dans le miroir. Elle frottait inconsciemment sa peau, comme si elle espérait faire partir un indélébile fond de teint.
– Tu n'aimes vraiment pas ta couleur de peau ? s'inquiéta Christel.
– Je ne m'en étais jamais soucié, répliqua Lilian. Je me suis blanchi la peau toute ma vie, c'était aussi normal que me brosser les dents. C'est la première fois que je vois ce visage. Et si je ne m'y habitue pas ?
Christel ne releva pas sa réponse, même s'il y trouvait une amélioration certaine.
– Si ça peut te rassurer..., se permit-il néanmoins.
Elle leva les yeux sur lui. Il regardait le noir de sa peau avec un doux sourire.
– Je te préfère comme ça.
Elle laissa échapper une exclamation maussade.
– Tu aimes toutes les femmes, Christel, ce n'est pas comme si ton avis comptait vraiment.
– Ah, tu me fends le cœur, se lamenta Christel en se mettant théâtralement la main sur le cœur.
Lilian ne put réprimer un sourire et reposa finalement le miroir sur la table de chevet, avant de le désigner d'un dernier geste de la main.
– N'empêche, avoua-t-elle, je me demandais... J'étais surprise, on n'est pas censés ne pas apparaître dans les miroirs ?
– C'est les vampires, la corrigea Christel. Enfin, c'était les vampires. Ceux d'Europe occidentale, du moins. La faute à l'argent.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Plusieurs raisons, expliqua le jeune homme en se grattant distraitement la nuque. C'est un métal associé à la pureté, et dans le temps, le matos religieux était fait en argent. Si tu as lu ta Bible, tu as dû savoir que Judas a vendu Jésus aux romains pour trente pièces d'argent. Tout ça, mis ensemble, a rendu le vampire... « catholique », on va dire, vulnérable à l'argent. Et pourquoi les miroirs ? Parce que, jusqu'à une certaine époque, la surface réfléchissante était faite à base d'argent, c'est pour ça qu'ils n'y apparaissaient pas. Aujourd'hui, les miroirs, on les fait en aluminium, c'est plus pratique. Pareil pour les photos. Photos argentiques. C'est pour ça qu'on a beaucoup rigolé quand ils ont inventé le numérique.
Lilian hocha la tête pour faire signe qu'elle avait compris.
– Donc, aujourd'hui, conclut-elle, les miroirs et les photos, c'est plus d'actualité ?
– Ça l'est plus depuis un bail. Les seuls vampires qui ont encore un problème avec les miroirs, c'est les chinois. Ils ont la trouille des miroirs. Pas parce que c'est fait en telle ou telle matière, c'est parce que c'est le reflet de l'âme. Et ça vient leur foutre dans la gueule qu'ils n'en ont plus, voilà.
Lilian hocha de nouveau la tête avec une grimace appréciative, avant de jeter un regard furtif sur l'innocent petit miroir posé sur la table de chevet.
– Tu ne t'es jamais demandé pourquoi je me maquillais autant les yeux ? demanda alors Christel en désignant son propre visage.
Lilian haussa les sourcils de surprise à ce brusque changement de sujet. Elle se rappela spontanément avoir, par curiosité, demandé à Lulu la provenance de son prénom et de son look. « Christel ? C'est parce que c'est une drama queen, » avait-elle raillé en guise de réponse. La jeune fille n'avait pas insisté et s'en était tenu à ça.
– Non, pas vraiment, répondit-elle néanmoins. Ton look, je suppose ?
Il sourit.
– Il y a de ça aussi, mais ce n'est pas la seule raison. C'est vrai que ça aide, mais il y a eu un truc déclencheur. Tu ne m'as jamais vu démaquillé, je crois.
– Si, au vernissage, non ?
Il secoua la tête.
– Perdu. J'avais de l'anti-cernes. En fait, expliqua-t-il, si je me maquille, c'est à cause de mon état de spectre. D'ailleurs, tu vas sans doute y avoir droit aussi, même si on les verra moins.
– Avoir droit à quoi ?
– Aux cernes.
La jeune fille ouvrit des yeux horrifiés.
– Tu te moques de moi ?
– À l'occasion, je te montrerai. Commence dès maintenant à faire tes stocks d'anti-cernes, tu vas en avoir besoin.
– Je vois, c'est comme mes blanchiments de peau. Donc, mes injections n'auront servi à rien.
– De ton vivant, sûrement. Ah, et autre chose que tu devras certainement faire de toute urgence, si tu ne les as pas déjà refaites...
– Quoi donc ?
Il tapota sur ses incisives du bout du doigt.
– Tes dents.
Elle ouvrit de grands yeux.
– Mes dents ?
– Eh, oui, malheureusement. Comme ton corps ne fonctionne plus, tes organes ne sont plus vitalisés, y compris les gencives. Ça provoque la chute des dents.
– Je vais perdre mes dents ?
– Si elles sont naturelles, à la longue, oui.
Lilian porta instinctivement la main à sa mâchoire.
– Si j'étais toi, je prendrais rendez-vous chez le dentiste, poursuivit le jeune homme. Je peux t'en conseiller un, c'est celui qui a refait les miennes. Il comprendra, il est mort aussi.
– Attends, tu veux dire que je vais devoir porter des implants ?
Il sourit, dévoilant sa parfaite dentition.
– À ton avis, à quoi je dois ce merveilleux sourire ? Les morts perdent tous leurs dents, Lilian, et ça vaut pour toi aussi. Je ne dis pas que tu vas les perdre en quelques jours, je te rassure, mais d'ici quelques mois, tu vas voir la différence.
– D'accord, entendu, se soumit la jeune fille. J'achèterai une tonne d'anti-cernes et je prendrai rendez-vous chez ton dentiste. Ça te va ?
– À merveille.
Puis Lilian l'évalua du regard, comme prise par une idée soudaine qui semblait beaucoup l'amuser.
– N'empêche, je me demande, avoua-t-elle. Comment vous faisiez, alors, du temps où il n'y a avait pas de dentistes ?
– On n'était pas beaux à voir, voilà, répondit Christel avec un désarmant sourire qui illustrait, à sa façon, les déboires dentaires de ses prédécesseurs.
Lilian eut une expression entre le sourire amusé et la grimace de dégoût, ce qui ne fit que faire rire Christel davantage.
– Je peux te poser une question ? demanda alors la jeune fille.
– Vas-y toujours.
La jeune fille le regarda une seconde en silence.
– Il vient d'où, ton nom ?
– Lequel ?
– Les deux.
Christel leva alors les sourcils, comme s'il cherchait soudainement à se rappeler un souvenir profondément enfoui.
– Je sais plus trop, en fait, avoua-t-il. Pour Christel, ne me demande pas. Ça fait tellement longtemps que je le traîne, je sais même plus de quand il date, je sais même plus pourquoi j'ai pris ce nom-là. John Constantine, je me souviens qu'à la base, c'était une blague. Une référence à un personnage de fiction, un exorciste. Un mec m'a fait chier, un soir, une sorte d'armoire à glace qui emmerdait le monde. Je lui ai cassé la gueule. Puis il était par terre, avec la tronche comme un steak haché, et il m'a demandé : « tu es qui ? ». J'ai pas pu résister. Je me suis penché sur lui, et j'ai dit : « c'est Constantine. John Constantine, pauvre con. » Ça a fait le tour, et ça m'a collé à la peau pendant un moment. Je me suis dit que c'était pas plus mal, et ça m'a servi de faux nom pas mal de fois. Mais bon, apparemment, il commence à vieillir un peu.
Un silence tomba ensuite, le tour des banalités s'étant achevé. Christel s'accouda sur ses genoux.
– Qu'est-ce que tu as l'intention de faire, alors ? s'enquit-il donc. Pour ta situation, je veux dire.
Lilian haussa les épaules d'ignorance.
– Me battre, je suppose. Maintenant que je suis infatigable, plus forte, plus rapide et plus truc, autant que ça serve, non ?
Il approuva sa réflexion, et arrangea son assise.
– Je suppose que tu vas demander à être formée, devina-t-il. Tu ne vas pas te lancer, comme ça, dans la course, sans y être préparée, quand même.
– Tout le monde est formé à se battre ?
– Étant donné les enjeux, savoir se battre est plutôt utile.
Elle admit.
– Si je suis formée, alors, ce sera dans quoi ?
– Un peu de tout. Combat rapproché, maniement des armes, culture générale. Je suppose que James prendra en charge tes leçons d'escrime, car c'est là-dedans que tu vas briller, c'est sûr et certain. Par contre, tu vas devoir t'exercer sur une nouvelle arme, celle que tu avais s'est cassée.
Lilian releva le nez, surprise.
– Elle est brisée ? Comment ça ?
Il écarta les bras d'ignorance.
– Je ne sais pas. On va voir pour la reforger, mais je ne te garantis rien. Je pense pouvoir m'occuper du reste. Après tout, c'était le Doyen qui s'occupait de nous former, alors j'imagine que je dois prendre la suite. Ça ne te dérange pas, si c'est moi qui te forme ?
– Non, au contraire, c'est toi qui as commencé, après tout. Tu vas m'enseigner quoi ? Le coup de pied figure ?
– Dès le départ ? ricana-t-il. Ce serait par trop ambitieux. On commencera par les bases du corps-à-corps, et au fur et à mesure, je t'enseignerai des techniques plus compliquées. Je t'apprendrai également le pieu, l'arbalète, accessoirement, la rapière avec James... On va essayer de te faire un panel complet, histoire que tu sois rodée à toutes les situations possibles. Mais bon, dis-toi que ça va prendre du temps. Ce sera pas comme dans les films, où tu as un rush rapide en mode ellipse, et boum, tu es experte en trente secondes.
Un nouveau silence tomba alors, pendant lequel personne ne trouva rien à dire. Christel regardait désespérément autour de lui, comme à la recherche d'une inspiration. Lilian le regarda se débattre avec sa conversation et, prise de pitié, remit son menton dans sa main.
– C'est tout ? Rien d'autre à me dire ?
Il n'avait plus le choix. Il allait devoir y passer. De toute façon, il savait déjà à quoi s'attendre en venant frapper à sa porte. Il enserra ses jambes repliées contre lui.
– Non, avoua-t-il alors, ce n'est pas tout.
– Oui, j'ai cru comprendre que tu voulais me raconter une histoire.
Alors que Christel gardait le silence, elle enchaîna :
– Ta Dame m'a expliqué que cette histoire avait à voir avec les raisons qui te poussaient à pourchasser Smith.
Il hocha la tête et leva les yeux sur elle.
– Smith et moi avons... une très longue histoire, annonça-t-il en guise de préambule.
– C'est lui, qui t'a tué ? devina doucement Lilian.
Il hocha la tête.
– Tu te rappelles, ce que je t'avais dit, sur les antécédents de Smith, quand j'avais su que tu voulais sortir avec lui ? Je t'avais raconté ce qu'il avait fait à quelqu'un que je connaissais.
Elle s'en rappelait. Et sa bouche s'arrondit en un « oh ! » de lucidité.
– Oh..., comprit-elle. Il n'a pas fait que te tuer toi, n'est-ce pas ?
Christel secoua la tête, la mine brusquement très assombrie.
– Qu'est-ce qui s'est passé ? se risqua à demander la jeune fille.
Il se mordit la lèvre et se jeta à l'eau :
– Tu sais en quelle année je suis mort ?
Surprise par la question, le seul réflexe de Lilian fut de secouer la tête. Christel sourit avec résignation.
– Sans surprise. J'imagine que les autres ont gardé le silence, pour me laisser le plus gros.
La jeune fille n'en savait rien, ce n'est pas comme s'ils s'étaient étendus à loisir sur les mystères de son histoire. Christel hésita encore une seconde, et se lança :
– C'était en novembre 1215.
Lilian mit plus d'une seconde à assimiler la pleine mesure de la date qu'elle venait d'entendre. Elle resta bouche bée.
– 1215 ? répéta-t-elle bêtement.
– 1215, assura Christel. C'était il y a plus d'un millénaire. Faut le faire, non ?
– 1215 ?
– 1215. Eh oui, j'ai connu le temps où on n'avait pas de dentistes. Je me rappelle, on avait tellement presque plus de dents qu'on devait hacher la viande pour la manger. Comme les petits vieux. Laisse-moi te dire que le jour où ils ont inventé les prothèses, on était contents.
La jeune fille le considéra avec stupéfaction, cherchant dans sa tête à quoi pouvait bien ressembler une année comme celle-là.
– 1215... ? Mais, qu'est-ce que tu faisais en 1215 ?
Il eut un sourire, à la fois amusé et nostalgique.
– Tu ne vas peut-être pas le croire, mais j'étais moine.
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