Chapitre 4
– En vérité, la catastrophe est telle qu'elle ébranle le monde entier. En quelques minutes à peine, tous les recoins du globe apprennent la nouvelle. Les programmes sont interrompus pour laisser place aux journaux télévisés, les gens peuvent voir en direct les occupants prisonniers faire des chutes vertigineuses afin d'échapper aux incendies, les politiciens du monde entier se mobilisent pour condamner l'événement et apporter leur soutien aux victimes. L'ampleur de la tragédie dépasse alors de très loin toutes les autres tragédies que le monde moderne de l'époque avait pu connaître jusque-là. Dans les jours et les semaines qui suivirent, les milieux politique, médiatique, religieux, les gens ordinaires, tous n'ont plus que deux mots à la bouche : « World Trade Center » et « Al-Qaïda ».
Le professeur s'interrompit pour reprendre son souffle.
Mr Davis racontait l'Histoire avec passion. Contrairement à de nombreux enseignants qui se contentaient de dicter des leçons pour gagner leur salaire et de faire profil bas pour garder leur place, lui était un des rares à aimer son métier plus que son chèque. C'était l'un des cours les plus prisés de l'établissement, majoritairement en raison de la transe qui animait le professeur quand il relatait un événement historique marquant. L'autre professeur, Miss Johnson, voyait ainsi fuir tous ses élèves par la faute de son concurrent.
– Le président en activité à cette époque, Georges W. Bush, voit alors là l'opportunité de faire quelque chose de grandiose. Non content d'avoir, pour une fois, tous les Américains de son côté, un coupable tout désigné se félicite de ces attaques par le biais de vidéos postées sur internet. Son nom ? Oussama Ben Laden.
Tous les élèves étaient pendus à ses paroles.
– C'est le début glorieux d'une guerre qui perd très vite de sa superbe. Outre l'échec total quant à localiser le leader d'Al-Qaïda, la guerre dure si longtemps qu'au bout d'un moment, personne ne comprend plus son utilité, ni ses tenants, ni ses aboutissants. On en vient même à accuser le président américain d'avoir utilisé les attentats comme prétexte pour lancer une guerre dont il avait envie depuis longtemps. Le bilan du mandat de Bush Junior se révèle à la fin un véritable désastre : des guerres qui ont coûté des milliards sans résultats, tout autant de soldats tués pour rien, une politique figée, une Amérique au bord du gouffre. Le changement vient aux nouvelles élections, par la campagne du démocrate Barack Obama, qui devient par la suite le premier président noir des États-Unis. Mais ça, c'est un sujet pour plus tard.
Il s'interrompit, regarda ses élèves. Il était constamment surpris, quand il finissait ses récits, de voir une salle de classe pleine d'élèves devant lui. Et pas un seul ne bougeait, ce qui était pour lui la consécration suprême.
– Bien, enchaîna-t-il, nous allons maintenant étudier ce pan de l'histoire en détail. Je viens de faire un rapide survol, mais il est nécessaire, et même vital, de savoir ce qui s'est passé, comment ça s'est passé, et pourquoi. Déjà, y en a-t-il parmi vous qui ont, par le passé, entendu parler de ces événements ?
Il encouragea ses élèves d'un geste des mains, mais ces derniers répondirent par un silence total.
– Vraiment personne ? insista-t-il.
Seuls quelques élèves regardèrent autour d'eux, attendant sans doute de voir un de leurs camarades de décider à se manifester, mais sans grand résultat.
Mr Davis commençait à ressentir quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la déception, quand une main se leva. Celle de Constantine.
– Sérieux, railla-t-il, vous faites vraiment pitié, les jeunes.
Toute la classe tourna la tête vers lui, stupéfaite. C'était bien la première fois qu'il intervenait dans un cours.
Le visage du professeur s'éclaira.
– Ah, je commençais à me poser des questions ! Que savez-vous, au juste, de ces événements ?
Constantine, qui se balançait mollement sur sa chaise, redressa ses éternelles lunettes sur son front et fit la moue.
– Ça dépend, vous voulez savoir quoi ?
Si la religion avait encore eu son lustre d'antan, Mr Davis aurait certainement cru au miracle. Mais ce n'était pas le cas, et il dut se contenter de croire au génie. Les autres élèves, eux, retinrent leur souffle et attendirent la suite qui promettait d'être intéressante. Jamais, au grand jamais, Constantine n'avait pris la parole en classe, et ils étaient curieux de voir comment le nouveau se débrouillait.
Mr Davis croisa les bras.
– Fort bien, se soumit-il, nous allons voir ça. Dans les jours qui ont suivi les attentats, de nombreux pays du monde ont apporté leur soutien aux États-Unis. Le Pakistan le 12 septembre, la Chine et la Russie le 13, le Royaume-Uni, l'Australie et 19 pays membre de l'OTAN le 14, le pape Jean-Paul II le 24...
– Ce bon vieux Jean-Paul, glissa Constantine avec émotion.
– Nombreux sont les représentants et les pays favorables à la légitime défense américaine, seul un pays refuse de donner son aide, le 18 septembre. Lequel ?
Lilian et Natacha se jetèrent des regards désespérés.
– Comment il veut qu'il sache ça ? souffla Natacha.
Mais à leur grande surprise, le jeune homme n'eut pas à réfléchir longtemps.
– En fait, le 18, c'est le Conseil de sécurité des Nations Unies qui demande aux talibans de leur livrer Ben Laden.
Mr Davis fronça les sourcils. La salle devint toute ouïe.
– Excusez-moi ?
– Ouais. Ça papote bien comme il faut, et les talibans demandent à Ben Laden de foutre le camp le 20. Non sans ajouter qu'ils sont quand même décidés à répliquer si les amerloques venaient à les faire chier dans leur pays.
Mr Davis l'interrompit d'un geste.
– Vous devez faire erreur. Je ne suis pas sûr que..., tenta-t-il.
– Et moi je suis sûr, le coupa Constantine. Le 18, les Nations Unies réclament Ben Laden aux talibans. Le 20, les talibans disent à Ben Laden de se barrer. Et le 21, c'est l'ambassadeur taliban au Pakistan, parce que selon lui il n'y a aucune preuve de son implication dans les attentats, qui envoie les Américains se faire foutre. Et voilà comment on déclenche la Troisième Guerre Mondiale.
Il y eut un drôle de silence.
Les autres élèves jetaient des regards qui allaient de l'admiration pour Constantine à la surprise pour le professeur. Lilian et Natacha échangèrent un nouveau coup d'œil, rendues admiratives par le savoir du jeune homme.
– Comment on appelle un prof qui en sait moins qu'un élève ? railla une fille dans une tentative pour se montrer intéressante.
– Calme ton string, nunuche, cingla Constantine. C'était une question piège.
La répartie fit se rapetisser l'élève sur sa chaise, alors que ses camarades le regardaient bouche bée.
– Eh, d'où tu lui parles comme ça ? protesta un garçon. Tu te crois où ?
– « Celui qui se moque du pauvre outrage celui qui l'a fait ; Celui qui se réjouit d'un malheur ne restera pas impuni, » se contenta de répondre Constantine avec toute la tranquillité du monde.
Mr Davis ouvrit la bouche pour parler, mais resta à court de mots. C'était bien la première fois qu'un élève prenait la peine de venir au secours d'un enseignant. En règle générale, plus ils étaient pris en défaut, mieux les étudiants se portaient.
Puis la porte s'ouvrit d'un coup.
Tous les regards de la classe se tournèrent pour voir entrer deux jeunes filles dans la salle. La surprise fut immédiate, personne ne les ayant jamais vues avant.
– C'est qui, celles-là ? demanda une élève avec un dédain évident.
Constantine, qui allait à nouveau rabattre ses lunettes sur son nez, ne put de son côté retenir un petit ricanement :
– Tiens, j'ai cru voir des vamps !
Lilian fit la grimace à ce commentaire. Certes, elles étaient très belles, l'une avait des cheveux roux qui cascadaient jusqu'à sa taille et un tailleur cintré, l'autre avait des cheveux noirs en un gros chignon, un très ancienne mode foulard de soie noué autour du cou et des ongles étrangement longs. Elles avaient des tablettes numériques sous le bras, des talons très hauts, et déjà les faveurs d'au moins la moitié des élèves mâles de la classe. Mais vamps... Fallait pas non plus exagérer, pas vrai ?
Tous les garçons avaient les yeux sur elles et, de toute évidence, déjà énormément de suite dans les idées. Même Mr Davis eut une seconde d'hésitation avant de se décider à leur demander leur identité.
– Bonjour, mesdemoiselles, salua-t-il. Puis-je connaître vos noms, je vous prie ?
– Katharine McGowan, répondit la rouquine, et Siti Shan. Nous venons de nous inscrire.
Mr Davis hocha la tête en assentiment, et leur fit signe d'entrer.
– Vous avez une table de disponible, là-bas.
La table en question se trouvait juste derrière celle de Constantine.
Ce dernier remit ses lunettes et continua à se balancer sur sa chaise.
– Salut, les filles, leur lança-t-il alors qu'elles passaient devant lui. Il s'est passé quoi, vous êtes tombées du lit ?
Natacha donna une tape sur le bras de Lilian pour attirer son attention.
– Il les connaît ?
– On dirait bien, répondit son amie toute aussi intriguée.
Elles suivirent les deux élèves du regard, un peu surprises. Ça faisait beaucoup de nouvelles têtes dans la classe, d'un coup.
Les deux nouvelles passèrent outre la remarque de l'impertinent et s'installèrent en silence. Constantine n'insista pas, mais Lilian devinait à son sourire qu'il n'en avait pas fini.
La fin du cours fut calme. Mr Davis, devant l'incident de l'interrogation, préféra s'en tenir au récit, et développa son cours sans autre forme de procès. Et quand l'heure fut enfin finie, les élèves sortirent pour se rendre au cours suivant. Certains garçons vinrent d'emblée pour s'approcher des nouvelles, l'œil brillant et le téléphone en main, mais Constantine les devança en faisant exécuter à sa chaise une volte-face et revint à la charge :
– Alors ? demanda-t-il à Katharine McGowan. On est tombées du lit ?
– Casse-toi ! grinça Siti Shan.
Le jeune homme n'eut pour toute réponse qu'un sourire entendu et regarda la demoiselle dans les yeux :
– C'est lui qui vous envoie, je parie. Sérieux, les filles, vous n'auriez pas été plus flagrantes si vous aviez débarqué avec un panneau lumineux au-dessus de la tête. Vous voulez qu'on en discute tout de suite, histoire de gagner du temps ?
Mais les deux jeunes filles ne firent que se renfrogner davantage.
– Va te faire foutre ! cingla Katharine.
– Ah, vous me fendez le cœur, ricana Constantine, alors que les deux filles rangeaient nerveusement leurs affaires avant de se lever.
Elles quittèrent la salle avec raideur, et Constantine sentit sur lui le regard déçu des garçons, comme des poignards chauffés à blanc.
– Ne me regardez pas comme ça, vous allez me faire rougir, se moqua-t-il.
Il se leva à son tour, mais l'un des élèves l'interpella :
– Eh, connard, tu t'es pris pour qui, là ?
Constantine fut loin de relever l'insulte, bien au contraire. Il regarda les élèves mécontents, notant leur dépit, et son sourire ne fit que s'élargir davantage.
– Croyez-moi, les mecs, c'est une fleur que je vous fais. Vous auriez eu de mauvaises surprises, avec ces deux-là. « Mais celui qui m'écoute habitera en sécurité et sera tranquille, sans crainte du mal. »
Lagrogne des garçons mua en stupéfaction, et, sans plus attendre, Constantineprofita de leur mine hébétée pour quitter à son tour la salle.
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