Chapitre 34 (partie 1)


Après avoir repoussé les premières lignes formées par Scarlet et les renforts à la boutique, les maudits avaient vite trouvé l'entrée secrète qui menait au repaire. Un grand nombre de chasseurs les avaient attendus, mais devant le brusque afflux d'ennemis, n'avaient eu d'autres choix que de battre en retraite, des blessés sur les bras. Rendus surexcités et hargneux par l'absence de protection qui régnait habituellement ici, les monstres s'en étaient donné à cœur joie en envahissant méthodiquement la place, faisant succomber sous leurs coups plusieurs adversaires, lesquels ne pouvaient rien faire de plus que de prendre la fuite, excitant davantage les ennemis.

Les instants étaient critiques, l'issue du combat plus qu'incertaine.

C'est alors que, tout à coup, le temps s'était trouvé presque arrêté, figé net l'espace d'une seconde à peine. Tous, jusqu'au plus profond de leurs chairs, avaient ressenti comme un frissonnement dans l'air.

Les maudits s'étaient tous interrompus brusquement, se jetant des regards inquiets. Puis l'instant d'après, l'air avait comme claqué autour d'eux, les effrayant férocement. Les chasseurs, qui jusque-là étaient mal en point, s'étaient sentis revigorés par l'afflux de cette soudaine chaleur qu'ils avaient tant espérée pendant des heures.

Et, enfin, elle était là.

– C'est le Doyen ! avait crié quelqu'un, survolté.

Une vague de soulagement avait déferlé, l'espoir avait réintégré les cœurs, charriant une nouvelle énergie. Les chasseurs s'étaient redressés et les maudits avaient commencé à se replier.

Dans les couloirs, ils couraient en tous sens, cherchant la sortie. Une bande de dégourdis plus dégourdis que les autres trouva enfin le bon couloir, et ils se précipitèrent avec soulagement vers le hall. Mais, alors qu'ils n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres, sortie de l'ombre, se dressa devant eux une silhouette.

Ils ne la reconnurent pas au premier abord. Ils rugirent, cherchant à l'effrayer. Puis l'inconnu leva la tête, et si ces maudits avaient encore eu du sang dans les veines, il se serait certainement glacé.

La silhouette face à eux, aucun maudit n'était assez bête pour ignorer à qui elle appartenait.

– Christel ! s'étrangla l'un d'eux.

Leur sortie était mal barrée. Le jeune homme leur sourit, tendit le bras sur le côté, lissant la chaîne de la main. Puis il ouvrit les doigts, et l'anneau de métal vint tomber au sol avec un tintement qui leur parut assourdissant.

Leur sortie était vraiment mal barrée.

Et, sans crier gare, Christel s'élança.

Ça ne fit pas un pli. L'anneau, plus tranchant que la plus affûtée des haches, fit un travail remarquable. Les têtes tombèrent avec une fluidité et une facilité déconcertante, répandant de la poussière acre sur le marbre du sol. Les maudits tentèrent tant bien que mal de se défendre, mais le jeune homme ne leur laissa pas la moindre chance, bondissant avec souplesse et légèreté. Cependant, il n'ouvrit pas la bouche et, pour la première fois, ne retentit pas le Requiem qui lui était tant familier. Refusant à ses adversaires le moindre salut, il les massacra sans un mot, condamnant définitivement leurs âmes aux tourments infernaux pour avoir ainsi impunément violé leur sanctuaire et néantisé ses frères et sœurs.

L'exécution fut rapide, et il n'en resta plus un seul au bout de quelques minutes. Il acheva le dernier sans l'ombre d'une compassion, et l'anneau retomba au milieu d'un silence quasi religieux.

Christel resta ainsi immobile plusieurs secondes, regardant avec dégoût les corps et la cendre répandus sur le sol.

– On ne t'a jamais dit que ce n'était pas beau, de ne pas partager ? se moqua alors une voix dans son dos.

Il se retourna. James s'avançait vers lui, sa fidèle épée sur l'épaule, tel un chevalier nonchalant.

– On a mis Scarlet et les autres à l'abri, comme tu as demandé, annonça-t-il.

– Comment ils vont ?

– Ils ont eu beaucoup de chance, ils s'en remettront. Je ne dis pas qu'ils guériront vite, mais ils guériront.

Lulu arriva à son tour, suivi de Misa et Lilian. Exceptionnellement, cette dernière avait eu l'autorisation expresse d'essayer la rapière qu'elle avait vue à l'armurerie, et la portait au flanc. James avait estimé que comme le travail allait consister à tailler dans le tas, elle pouvait s'en servir sans danger. Elle eut un geste du menton vers l'arme de Christel.

– C'était comment ? voulut-elle savoir.

Le jeune homme ne répondit pas, et elle devina que ce n'était pas le moment d'en discuter.

Il enroula la chaîne de son arme autour du bras.

– Vous êtes prêts ? demanda-t-il.

Tous acquiescèrent.

– On y va.

Ils se mirent en route, retournant dans le labyrinthe des couloirs à la recherche de survivants. Autour d'eux, régnait le capharnaüm le plus total. Chaque camp avait ses blessés et ses hommes valides, lesquels se télescopaient avec violence. Des foyers brûlaient ici et là, noircissant les murs et rongeant des portes, et quelques corps calcinés jonchaient le sol. Rasant les murs, ils évitèrent les maudits qui couraient partout et finirent par tomber, au fond d'un couloir de secours, sur un rassemblement de fortune.

À cette vue, Christel sentit son estomac se soulever. La plupart étaient à terre, gémissant faiblement et soutenus par leurs camarades, tandis que les guérisseurs allaient de l'un à l'autre en prodiguant divers sorts de soin.

– Eh, regardez ! fit alors l'un d'eux.

Tous tournèrent la tête dans la même direction. Certains s'étaient relevés, arme au poing, pour le cas où il s'agirait d'ennemis.

Mais Christel parut, et sa présence soudaine fut un baume qui réchauffa le cœur de tous.

– C'est Christel !

– Eh, vous tous, Christel est ici !

Les gens le virent arriver, lui et ses compagnons, avec une intense ferveur. La fatigue et la douleur se lisaient facilement sur leurs visages, mais leurs yeux brillaient encore d'un reliquat de force qui s'anima soudain. Christel passa parmi eux afin de déterminer l'étendue exacte des dégâts, et il fut remué dans ses entrailles en constatant qu'ils étaient gravement étendus.

– La vache, ils ont pas fait de cadeaux, déplora-t-il avec accablement.

Il arrêta un guérisseur en pleine course.

– Quelle est la situation ? s'informa-t-il.

– Pas excellente, mais elle aurait pu être pire. Nous avons réussi à endiguer les blessures les plus urgentes, mais cela demande du temps et de l'énergie.

– Et ceux qui tiennent encore debout, vous pensez qu'ils sont en état de se battre ?

– Physiquement, je le déconseillerais. Maintenant, là-dedans (et il tapa de l'index sur sa tempe), ils ne demandent peut-être que ça.

Le guérisseur, sur ces dernières paroles, retourna au labeur. Christel le regarda partir, et ses yeux passèrent sur les blessés à terre.

Une boule de colère se forma dans son ventre, ses poings se crispèrent, mais il dut prendre une décision rapide. Ce n'était pas le moment d'enrager, il devait d'abord agir. 

– Votre attention, tout le monde ! appela-t-il.

Le silence se fit aussitôt, et toutes les têtes se tournèrent vers lui.

– Qui parmi vous a encore assez de patate pour se battre ?

La moitié des personnes présentes se leva aussitôt, galvanisée. 

– Ceux-là, vous venez avec moi. Les autres, vous restez ici.

Il chargea une escouade de guérisseurs de s'occuper des blessés, plaçant une seconde escouade avec lui en dernière ligne. Après quoi, il se mit en marche, ses compagnons sur ses traces.

– Ils doivent certainement chercher à gagner la sortie, devina James à ses côtés. On devrait peut-être en envoyer quelques-uns à la Porte, pour les cueillir.

Christel refusa d'un signe de tête.

– Non. S'ils trouvent la sortie, qu'ils s'en aillent. Ça nous fera toujours ça en moins. On a perdu suffisamment de camarades comme ça pour en perdre également avec des trouillards. On va se cantonner aux résistants, m'est d'avis qu'il doit encore y en avoir un paquet.

– D'accord. Prêts, derrière ?

– Prêts.

Ils avancèrent, comme un seul homme, le long des couloirs. Quelques maudits tentèrent de leur barrer la route, mais Christel dédaigna ce menu fretin. Il visait le gros de la troupe, et il savait où le trouver.

À l'étage, dans le hall central, quelques survivants résistaient avec l'énergie du désespoir. Affaiblis, acculés, il ne leur restait plus beaucoup de ressources. Ils ne devaient la vie qu'à un taoïste, mais ses sorts de rétention ne fonctionnaient que sur un adversaire à la fois, ne leur permettant pour l'instant que de repousser l'échéance. Les maudits devant eux n'essayaient même plus d'attaquer, ils se contentaient de leur rôder autour, mettant leurs nerfs à rude épreuve. Leur excitation face à ces proies était telle qu'ils ne faisaient même plus attention à cette sensation insupportable dans leurs têtes, préférant la subir et chasser plutôt que fuir comme des pleutres.

Mais cette sensation désagréable, aussi insignifiante fût-elle à leurs yeux, ne les empêcha pas d'entendre l'étrange grondement qui s'éleva petit-à-petit.

L'un des maudits releva la tête, couina avec appréhension. Ses camarades en firent autant quand le bruit s'intensifia. Ils regardèrent autour d'eux, cherchant l'origine de ce vacarme. Les chasseurs immobiles crurent d'abord à un effondrement, et commencèrent à croire que leurs camarades avaient préféré détruire le bâtiment plutôt que le laisser entre les mains des maudits. Mais le bruit s'intensifia, et ils comprirent qu'ils étaient loin du compte.

Loin devant eux, marchaient tous les chasseurs qui avaient encore assez de bras et de jambes pour se battre, et Christel était à leur tête, faisant tournoyer son arme qui luisait sinistrement entre ses mains.

– Et maintenant, s'égaya James, le plat principal !

Les maudits, interloqués par ce retournement, les virent courir vers eux avec rage. Bientôt, une véritable marée humaine submergea le hall. Les créatures leur firent face avec hargne, mais les adversaires étaient trop nombreux. Ils se rentrèrent dedans avec des hurlements épouvantables.

Les guérisseurs prirent les survivants en charge immédiatement. Autour d'eux, tout n'était que violence et chaos. Les chasseurs, rendus furieux par l'échec qu'ils avaient dû subir, se battaient avec une hargne inhabituelle. Les maudits, pris de court par cette brutale contre-offensive, se défendirent comme ils purent.

James et Lulu s'étaient éparpillés dans le hall, guillerets. Lilian, elle, avait retenu de James que de par son inexpérience, elle ne devait jamais tourner le dos à l'ennemi. Aussi se battait-elle contre un mur, moulinant sa rapière dans tous les sens. Son inaptitude était cependant flagrante, le poids de l'arme et son manque d'habileté l'obligeant à la tenir à deux mains.

James, la voyant faire, fit la moue.

– Mouais, jugea-t-il. Ça manque un peu d'entraînement, ça.

Christel lui donna une bourrade affective et s'élança.

L'arme tournoyait dans sa main, dessinant dans l'air un cercle d'argent, et s'abattait sur tous les adversaires qu'elle croisait. Le jeune homme n'avait presque pas l'impression de la manier. Elle semblait comme animée par une volonté propre, et il n'avait plus qu'à lui donner l'impulsion, la lançant devant lui et la voyant revenir au bout de sa chaîne, tel un fidèle yo-yo. Un maudit tenta de l'immobiliser, mais il rata son coup et l'anneau, qui avait rebondi sur le sol, remonta en lui sectionnant le bras. Christel le rattrapa au vol, et s'approcha du maudit qui se tordait de douleur par terre. Il lança l'anneau vers le sol, lui tranchant le cou, et l'arme vint rebondir dans sa main.

– Trop cool, ce truc, apprécia-t-il.

Il commençait à adorer le Doyen pour cette idée. C'était une arme extraordinaire. Depuis qu'il l'avait ceinte, il avait l'impression d'être encore plus fort qu'avant. La chaîne était comme le prolongement de son bras, et il pouvait lancer avec les attaques les plus précises et les plus folles. C'était quasiment surréaliste, encore mieux que dans les films.

Autour de lui, la bataille manifestait les prémices d'une rémission. Les maudits étaient perdus, quoi qu'ils fissent, et il sentait à leurs attaques désespérées qu'ils en étaient parfaitement conscients.

C'était parfait.

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