Chapitre 33 (partie 1)
Les heures qui suivirent le décès du Doyen et le retour de Christel de l'Enfer furent bien sombres. Tous avaient eu vent de ce qui s'était passé, comment il s'était échappé pour chercher le Doyen à-travers les couloirs, complètement désespéré, et comment il avait fallu l'arracher de l'autel pour le ramener. Des veillées funèbres eurent lieu un peu partout, honorant la mémoire de l'homme qui les avait tous rassemblés.
Indifférent à ce qui se passait à l'extérieur, Christel n'avait plus bougé du lit dans lequel on l'avait remis de force. Il savait que, de toute façon, quoi qu'il fît, on trouverait le moyen de lui remettre la main dessus. Alors, il prit ses geôliers au mot et il ne bougea pas de sa place, allant jusqu'à refuser la moindre visite. Seule Lilian était parvenue à rentrer, en déjouant le tour de garde.
Le dortoir était entièrement silencieux. Quand elle y pénétra, l'absence de bruit la frappa de plein fouet. La lumière était réduite, éclairant chichement les dimensions pourtant larges de la pièce.
Christel était étendu sur son lit, sur le dos, les mains posées sur son front, comme s'il était plongé en pleine méditation. Ses yeux étaient clos.
S'approchant sans bruit, elle vint s'asseoir sur une chaise à côté de lui. Ses doigts trituraient machinalement le chapelet du Doyen.
Elle resta ainsi quelques minutes, sans dire un mot. Alors qu'elle le regardait immobile, elle ne pouvait s'empêcher de penser aux liens qui l'unissait au Doyen. Il avait beau dire qu'il le haïssait, qu'ils ne s'entendaient jamais, le traiter de tous les noms, il était évident qu'il tenait à son mentor plus qu'il ne l'avait jamais admis. Sa réaction face à son décès en était la meilleure des preuves. La jeune fille ignorait les raisons qui l'avaient poussé à croire qu'ils étaient en froid, mais elles ne correspondaient en rien à ses sentiments réels.
Elle regarda autour d'elle. Les murs, le sol, le plafond, tout était du même marbre que le reste du bâtiment. Il n'y avait que quelques meubles essentiels, une rangée de lits et de tables de chevet, et un bureau sur le fauteuil duquel Lilian était assise. Sur le chevet, était posé sa ceinture, avec l'étui qui contenait son missel. Poussée par la curiosité, elle ouvrit l'étui et en sortit le livre.
C'était un vieux missel à la couverture en cuir assez usée, témoignage de ses nombreuses utilisations. Elle était sertie d'un crucifix. La tranche naguère dorée était maintenant presque effacée, et les fines pages de papier bible étaient pour la plupart cornées ou froissées. Combien de fois, au cours de sa vie, s'était-il servi de ce livre ?
– C'est lui qui me l'avait offert.
La jeune fille sursauta, comme prise en flagrant délit. Baissant les yeux sur le lit, elle vit Christel qui la regardait.
– Christel ?
– Salut.
Elle referma le livre.
– Comment tu te sens ?
– De quoi j'ai l'air ?
Elle le regarda sous le nez en faisant la moue.
– Très mal fichu, se moqua-t-elle, mais ça a l'air d'aller.
– Hum...
Il croisa les mains devant lui.
– Comment ça se passe, dehors ? s'informa-t-il.
– Ils ont organisé des veillées funèbres un peu partout, des offices sont en cours dans tous les lieux de culte du coin.
– Et le Doyen ?
– Toujours à la chapelle, ils ont juste... Ils ont juste tout disposé dans un cercueil.
– Les funérailles ne devraient plus tarder. En général, nos morts sont crématisés.
– Tu penses y assister ?
– Si on me laisse sortir d'ici, oui.
Lilian repensa fugitivement aux costauds venus l'arracher de la chapelle. Elle ne remarqua pas que ses mains étaient soudainement crispées.
Christel désigna le missel qu'elle tenait.
– C'est lui qui me l'avait offert, répéta-t-il. C'était un cadeau de sa part, quand j'ai commencé ma carrière.
Elle trouva la force d'en sourire.
– Vous appelez ça une « carrière » ?
Il haussa les épaules, autant que le lui permettait sa position allongée.
– Si on veut, oui. Il me l'a offert en même temps que mon chapelet, pour célébrer la fin de ma formation.
– C'est lui qui t'a appris à te battre ?
Ce qui le fit faiblement rire.
– Oh, non ! J'ai toujours eu beaucoup de mal à imaginer ce grand con faire des coups de pieds retournés.
L'image du Doyen, virevoltant comme un ninja dans sa soutane, était si irrésistible que Lilian ne put s'empêcher de sourire.
– Non, répondit Christel. Je l'ai vu néantiser des maudits avec des prières, de l'eau bénite, des trucs comme ça, mais jamais avec ses poings. C'était plus le genre Yoda, tu vois.
– Qui ça ?
– Laisse tomber. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'a pas été maître d'armes, il a plutôt été un maître spirituel. Il a toujours été spirituel, de toute façon. Il privilégiait la réflexion avant l'action. Ça m'a tiré de pas mal d'emmerdes, je dois reconnaître.
La jeune fille caressa le cuir du livre.
– C'est bizarre, quand même, remarqua-t-elle.
– Qu'est-ce qui est bizarre ?
Elle eut un geste vague.
– Eh bien, d'après ce que j'ai cru comprendre, tous ceux qui sont ici le sont parce qu'ils ont eu affaire aux maudits. Ce que je ne comprends pas, c'est comment un religieux a pu y être confronté.
Il sourit avec fatalisme.
– Ça, c'est mal connaître l'histoire originelle, Lilian. Tu y aurais appris que les maudits et la religion sont des ennemis fondamentaux, au même titre que les chiens et les chats.
– Ils s'en sont pris à lui pour ce qu'il représentait ?
Christel se rembrunit au souvenir du récit du Doyen.
– Je ne crois pas, avoua-t-il. Je pense plutôt qu'ils avaient envie de s'amuser. Ils ont dû voir de la lumière, et ils se sont dit « tiens, pourquoi pas ? ».
– C'est bien un religieux, n'est-ce pas ?
– Ecclésiastique pur jus, assura Christel. Baptisé, catéchisé, sacerdocé et puceau de haut en bas.
– Là, tu es méchant.
Mais le sourire de la jeune fille en disait longtemps sur ses propres sentiments sur cette pique innocente.
Un petit silence s'installa, pendant lequel personne ne trouva rien à dire. Puis Lilian remit le livre dans son étui.
– Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ? demanda-t-elle.
– Au sujet de quoi ?
– Plein de choses. La place de leader, par exemple. Apparemment, le Doyen était un peu la clef de voûte de votre organisation, alors, qu'est-ce qui va se passer, maintenant ? Quelqu'un va prendre sa place ?
Christel ouvrit les mains d'ignorance.
– Aucune idée, avoua-t-il. Je suppose... Enfin, je crois, c'est pas comme si on avait déjà envisagé le truc, tu vois. Quand je suis arrivé, il y était déjà. Ce mec avait une réputation telle qu'il y en a qui sont venus nous rejoindre juste parce qu'ils avaient entendu parler du lui. Putain, ça fait bizarre...
– Qu'il ait été aussi célèbre ?
– Non, qu'il soit plus là. C'est marrant, parce que je détestais entendre ça dans les séries télé, mais j'arrive pas à croire qu'il soit parti.
Il tourna la tête vers Lilian, et son regard était tellement dévasté que la jeune fille eut mal pour lui.
– Il est resté tellement longtemps... Je l'ai toujours connu. Il a toujours été là. Il faisait partie des meubles, ce con, il était increvable. Presque, on n'arrivait pas à fonctionner sans lui... Et maintenant, c'est fini, il est plus là. J'ai presque envie de demander, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
– Ça, c'était ma question, railla Lilian.
Mais Christel ne releva pas cette benoîte tentative d'humour. Il se recroquevilla sur le lit, accablé. Il avait l'air si misérable que Lilian fut bien en peine de trouver quoi dire pour le réconforter. Elle approcha néanmoins sa chaise de lui.
– Allez, avoue, insista-t-elle, tu le détestais pour le spectacle, pas vrai ?
Christel ne répondit pas, mais bien malgré lui, la question marqua sa cible. Il finit quand même par se rallonger sur le dos, et ses épaules retombèrent de défaite.
– C'était plus... un genre de running gag, se résolut-il à admettre. Au début, j'ai eu beaucoup de mal à accepter ce qui m'était arrivé... Et il me faisait chier, avec sa bonté à la con. Il m'énervait. J'avais l'impression que personne ne comprenait ce que je vivais. J'en ai voulu au monde entier. Il y a eu une période où je n'avais même pas envie d'aller mieux, j'avais pas envie qu'on essaye de me consoler, de me dire que ça allait s'arranger. Je me vautrais littéralement dans ma misère. Ça a duré longtemps. Et puis... Je ne sais pas ce qui s'est passé. Un jour, j'ai compris. J'en sais rien, j'ai eu un espèce de moment « tilt ! », et j'ai compris. Si le Doyen était là, c'était qu'il lui était arrivé quelque chose, à lui aussi. Tu sais, ce moment où tu comprends enfin un truc, et tu repenses à tous les indices que tu as manqués, à toutes les fois où tu as parlé sans savoir, et subitement, tu es là « oh, merde ! » ? Eh bien, c'était ça.
Il agita vaguement la main devant lui.
– C'est juste que... C'est pas que j'ai refusé de le reconnaître, mais... Voilà. J'étais con comme un balai, j'avais ma putain de fierté, je me voyais mal faire acte de contrition après avoir passé des années à l'envoyer se faire foutre... Alors je suis resté comme j'étais. C'est juste que... C'était par tradition ? Une signature ?
– Il le savait ? demanda Lilian.
Christel laissa échapper une exclamation amusée.
– Mes deux bras et mes deux jambes qu'il le savait, paria-t-il. Mais il a jamais rien dit. Nos rapports sont devenus comme ça, mais je ne lui ai jamais manqué de respect. De toute façon, si je l'avais fait, tous les autres me seraient tombés dessus.
Un silence de circonstance tomba sur ce nostalgique constat, et Lilian le regarda avec un petit sourire.
– On ne se rend compte de la valeur des choses que quand on les a perdues, philosopha-t-elle.
Christel articula un son évasif, puis leva les yeux vers la table de chevet : son oreillette s'était mise à vibrer, le voyant clignotant avec discrétion.
Il grimaça, comme si être appelé était la dernière chose qu'il voulait, mais tendit le bras pour le prendre. L'indicatif lui apprit que l'appel venait de Scarlet, et il décrocha.
– Je te préviens, je ne suis pas en état de souscrire à tes exigences sexuelles pour le moment, lança-t-il en guise de bienvenue.
L'entendant, Lilian leva les yeux au ciel et elle devina, à-travers le court silence que Scarlet observa, que cette dernière devait en faire autant.
– Désolée d'interrompre tes chastes médiations, se moqua-t-elle, mais j'ai un petit souci...
– Ah bon ? Qu'est-ce que c'est ?
La jeune fille resta étrangère à la conversation, mais elle comprit vite que quelque chose n'allait pas. Christel se redressa brusquement dans le lit, et elle vit avec inquiétude son visage se décomposer de plus en plus au fur et à mesure qu'il écoutait Scarlet parler. Quand il raccrocha, il semblait extrêmement anxieux.
– Qu'est-ce qui se passe ? s'alarma Lilian. Ça ne va pas ?
– Euh... Non, ça va pas.
– Qu'est-ce qui se passe ?
Le jeune homme reposa l'oreillette sur le chevet.
– Scarlet vient de me dire que ça bouge, autour de la boutique. Apparemment, les maudits ont l'air agités.
– Ils ont dû apprendre le décès du Doyen, supposa Lilian, peut-être qu'ils se sont dit que c'était une occasion.
Christel secoua la tête, amusé par leur culot.
– Ils peuvent toujours essayer, de toute façon, ils ne pourront pas rentrer tant que...
Et il ouvrit soudain des yeux horrifiés, plaquant ses mains sur sa bouche.
– Oh, merde ! jura-t-il. Mais quel con !
– Quoi ? s'inquiéta Lilian. Qu'est-ce qui se passe, encore ?
Il n'eut pour toute réponse qu'un sourire extrêmement nerveux.
– Je suis un imbécile.
– Ça, c'est pas nouveau. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Il la regarda, bien embêté, tout à coup.
– J'ai dit une connerie, avoua-t-il.
– Ce ne sera ni la première, ni la dernière. Alors, tu accouches ?
Il se gratta la nuque.
– Je viens de dire qu'ils ne pouvaient pas entrer, n'est-ce pas ?
C'était inutile d'en dire plus, Lilian avait déjà compris.
– Ils peuvent rentrer, c'est ça ?
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