Chapitre 32 (partie 2)
– Non, arrêtez !
– Reste tranquille !
– Tenez-le bien !
– Attendez, non ! Il faut que je retourne là-bas !
– Mais tu vas cesser de gigoter, oui ? Restez pas là, venez m'aider !
– Christel, reste tranquille !
– Où est-il ?
– Christel, je t'en prie !
Ils étaient au moins cinq, penchés sur le lit, à tenter de maintenir le jeune homme qui se démenait comme un diable, gigotant en tous sens en cherchant à se libérer.
– Où est-ce qu'il est ? répétait-il.
– Il n'est pas ici, Christel, calme-toi.
– Laissez-moi partir, il faut que je le voie !
Ils réaffirmèrent leurs poids sur lui.
– Tu le verras plus tard, mais pour l'instant, tu dois te calmer.
– Vous êtes cons, ou quoi ? C'est maintenant, que je veux le voir ! Laissez-moi partir !
– Mais bon sang, reste tranquille !
Il eut beau les supplier, les admonester, les menacer, ils ne voulaient pas le lâcher. Aussi rua-t-il, rugit-il, gesticula-t-il à tel point qu'il parvint finalement à se dégager. Il bondit hors du lit et se précipita dehors.
– Christel, reviens !
Il ne les écouta pas et enfonça la porte du dortoir.
– Rattrapez-le, il ne doit pas sortir !
Mais le jeune homme fila comme une flèche dans les couloirs, indifférent aux personnes qu'il bousculait, suivant son chemin par pur automatisme. Bientôt, il parvint aux abords d'un extraordinaire attroupement.
Il s'arrêta, surpris. Tous avaient la mine très sombre, et la plupart pleuraient. Il aperçut l'imam Assim, non loin, qui priait avec ferveur. Quand il le vit, il s'arrêta et alla vers lui. Ses yeux étaient embués.
– Ah, akhouia !
Il avait des trémolos dans la voix.
– Salâm sur lui ! Qu'Allah lui accorde miséricorde !
Christel sentit un grand froid lui envahir l'estomac. Tout autour, les gens le reconnurent, et il y eut vite un grand silence. Il leva alors les yeux, et reconnut le couloir qui menait à la chapelle. Il était comble, tout le monde semblait être venu.
Il s'avança dans cette direction, comme un automate, et les gens s'écartèrent devant ses pas. Il arriva bientôt devant la façade de ce qui leur servait de chapelle, et vit le voile en crêpe noir qui en habillait le fronton.
Combien de temps mit-il à atteindre cette porte ? Lui-même aurait été incapable de le dire. La seule chose qu'il savait, c'était qu'il avait poussé le lourd battant de bois et qu'il était entré.
À l'intérieur, l'ambiance était encore plus sinistre. Sombre, amorphe, entrecoupée de sanglots vite étouffés. Les bancs étaient déserts, il ne flottait pas l'odeur d'encens habituelle. Même les murs, qui d'ordinaire semblaient résonner indéfiniment des chants liturgiques, étaient muets. Il avait davantage l'impression de se trouver dans un tombeau que dans une chapelle.
Il marcha le long de l'allée principale, s'inclina par habitude devant le grand crucifix. Ses mains commençaient à trembler et ses jambes devaient à chaque pas fournir un effort toujours plus considérable. Puis, au prix d'une incroyable force de volonté, il leva les yeux vers l'autel.
Cinq personnes l'entouraient, et une sixième se tenait à l'écart. Celle-ci tourna la tête à son approche.
– Christel ? s'étonna Lilian.
Elle alla vers lui. Les cinq autres personnes, l'apercevant, ne perdirent pas de temps. Ils saisirent les bords du drap et en recouvrirent les objets posés sur l'autel.
Ce qui fut entièrement inutile. Ces objets, il les aurait reconnus entre mille.
Ainsi donc, il était réellement parti.
Le jeune homme sentit ses épaules tressaillir et ses jambes se dérober sous lui. Il tomba à genoux, poignardé à mort par le chagrin.
Lilian s'agenouilla devant lui.
– Christel, lui dit-elle d'une voix douce, tu ne devrais pas être ici.
– Cet imbécile non plus ne devrait pas être ici !
Et il désigna les objets disposés sur l'autel. Il se prit la tête à deux mains, comme pris par une effroyable migraine.
– Pourquoi est-ce qu'il a fallu que... ?
Lilian fut bien en peine de lui répondre. Elle aurait voulu trouver les mots, mais une autre voix s'éleva alors :
– C'est la faute à cette sorcière !
La jeune fille pâlit et se raidit. Christel remarqua qu'elle se mordait les lèvres et que son menton était crispé. Levant les yeux, il reconnut la voix qui avait parlé, celle de Shania. Il se souvint du premier soir où il avait emmené Lilian ici, après qu'elle eût échappé au lycanthrope, Shania avait été là.
Et aujourd'hui, elle semblait en colère contre elle.
– C'est à cause d'elle ! accusa-t-elle. Il a fait ça parce qu'elle lui avait dit qu'il ne voulait rien faire pour toi ! Il est mort par sa faute !
Christel la regarda sans la voir. Il n'avait d'yeux que pour les objets sur l'autel dont il distinguait juste la forme sous le drap.
Lilian resta les mâchoires serrées, refusant de parler pour sa défense.
– Vous pariez combien, qu'elle l'a fait exprès ? poursuivait Shania qui la désignait d'un geste accablant. Dès le départ, elle l'a méprisé. Et maintenant, regardez : il est mort. Il est mort !
– Tais-toi, Shania, grinça Christel.
– Qu'est-ce qu'on attend, pour lui faire payer ? Pourquoi lui a dû mourir si vite et elle serait encore en vie, hein ? Réponds, sorcière !
Le jeune homme plaqua ses mains sur ses oreilles.
– Tais-toi ! La ferme !
Shania se tut aussitôt, et tous le regardèrent. Il était tendu, crispé, au bord de la crise de nerfs. Il pointa sur Shania un doigt acéré.
– Ne parle jamais sans savoir, articula-t-il âprement. Qu'est-ce que tu en sais, que c'est de sa faute ?
Personne n'osa se risquer à lui répondre. Christel dégageait une aura de telle fureur que tous avaient l'impression que s'ils prononçaient un mot, ils étaient bons pour y passer.
– Qu'est-ce que tu en sais, que c'est de sa faute ?! répéta Christel avec férocité.
– Pourquoi tu prends sa défense ? protesta Shania. Ce n'est qu'une mortelle impure et arrogante ! Elle a couché avec les maudits !
– ET ALORS ?!
Son rugissement résonna dans toute la chapelle et figea tout le monde sur place.
– « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle » ! ragea-t-il. La moitié d'entre nous l'a fait ! Je l'ai fait ! Nous sommes des abominations tout autant qu'elle !
Plus personne n'osait parler.
– Personne n'a voulu ce qui arrive ! Nous n'avons pas demandé à chasser les maudits ! Elle n'a pas demandé à perdre ses parents ! C'est une martyre, comme nous tous, et je vous interdis de dire le contraire !
Shania se le tint pour dit et baissa la tête, vaincue.
Christel ploya l'échine. Il eut néanmoins la force de se relever et de se traîner jusqu'à l'autel. Puis il saisit un bord du drap et tira, découvrant les objets qu'il dissimulait.
Il y avait la robe de bure, soigneusement pliée et nouée dans sa corde. Et sur la robe de bure, était posé son chapelet à grains d'acajou. À côté de la robe de bure, était posée une petite boite de bois vernis. Christel sentit aussitôt son cœur se serrer en devinant le funèbre contenu. Un si petit contenant pour un si grand homme...
Ses mains tressaillirent, presque honteuses de leur audace. Avec des mouvements hésitants, le jeune homme récupéra le chapelet d'acajou.
– Comment oses-tu ? s'offusqua Shania.
Le jeune homme l'ignora. La gorge serrée, il alla vers Lilian et le lui remit.
– Il m'a demandé de te le rendre, expliqua-t-il.
– Q... Quoi ? balbutia Lilian avec stupeur.
– Il m'a dit de te dire que tu ne devais pas t'en vouloir, que tu avais raison. Qu'il nous traitait d'égoïstes, mais qu'il s'était rendu compte qu'il l'était encore plus que nous. Il a fait ce qu'il a fait parce qu'il disait que tu avais besoin de moi.
Elle dut serrer les dents pour ne pas pleurer, mais elle ne put empêcher les larmes de couler sur ses joues.
– Quand je pense que mes dernières paroles envers lui ont été des paroles de colère, hoqueta-t-elle. Il n'a même pas mérité ce que je lui ai dit, et lui, il...
– En temps normal, je t'aurais dit qu'il avait compris mieux que quiconque le véritable sens du mot « pardon ». Mais, en fait, il avait une conception du pardon un peu chelou.
Elle lui tendit le chapelet en retour.
– Je ne suis même pas sûre de le mériter.
Il repoussa sa main, la prit par les épaules et la regarda dans les yeux.
– Quoi que tu puisses penser, jamais il n'a pensé à toi en mal. Et ça, c'est une chose dont je suis persuadé.
Il laissa tomber ses bras et détourna la tête. Les autres personnes présentes ne faisaient plus un geste, attentifs à la suite des événements.
Il ramassa le drap qu'il avait laissé tomber par terre, en recouvrit les objets sur l'autel, puis se remit à genoux et joignit les mains.
– Je n'aurais jamais imaginé qu'un jour je le réciterais pour lui..., gémit-il.
Lilian resta immobile, les mains frémissantes, à le regarder psalmodier silencieusement. L'atmosphère demeura ainsi muette pendant une minute, jusqu'à ce que la lourde porte de la chapelle s'ouvrît.
La jeune fille se tourna vers l'entrée, et vit une demi-douzaine de costauds entrer. Shania s'interposa :
– Quel toupet ! C'est un lieu de culte, ici, vous êtes priés d'aller jouer les gros bras ailleurs !
– Toutes nos excuses, avança l'un des hommes, mais on est là pour récupérer Christel.
Celui-ci avait interrompu sa prière, mais ne prit même pas la peine de tourner la tête vers eux.
– Vous ne voyez pas que je suis occupé ?
Et il recommença à prier.
– Christel, insista l'homme, tu as quitté ton lit alors que tu n'aurais pas dû. Nous devons absolument te ramener.
– Peut-être, mais après.
L'homme s'avança.
– Tu reviens d'un passage en Enfer, tu as assisté au sacrifice du Doyen. Tu n'étais pas prêt.
Le jeune homme se retourna alors vivement et lui fit face.
– Pas prêt ? Vous avez dit pas prêt ? J'ai assisté en direct à son acheminement en Enfer, et vous avez décidé que je n'étais pas prêt ?
– Tu es en état de choc, Christel ! Tu n'étais pas censé quitter ta chambre aussi tôt !
– Vous m'auriez enfermé comme un chien pour que jamais je ne le revoie ! Il a sacrifié ce qui lui restait de salut pour moi, c'est quand même la moindre des choses que d'aller le voir, non ?
– Tu l'aurais vu, Christel, mais plus tard. Là, c'était trop tôt.
Ils s'avancèrent vers lui.
– On va te ramener.
Christel recula, enserrant ses bras.
– N'approchez pas. Je veux rester ici.
– Arrête de faire l'enfant. Dès que tu seras remis, tu pourras le voir autant de fois que tu voudras.
– Laissez-moi tranquille !
Les hommes se jetèrent un regard, semblèrent tomber d'accord. Ils avancèrent en éventail, tentant de le prendre en tenaille.
Le jeune homme se recroquevilla contre l'autel.
– Laissez-moi. Laissez-moi tranquille...
Lilian le regarda, incapable d'agir. Elle n'avait jamais vu Christel aussi abattu. Il donnait l'impression que l'emmener hors de cet endroit était pire que la mort. Elle lui évoquait ces petits enfants apeurés qui se cachaient dans les placards, et que les violents adultes venaient arracher à leurs refuges.
– Laissez-moi ! Non !
Mais l'étau se referma sur lui, inexorablement. Ils le saisirent chacun par un membre et l'emmenèrent.
– C'est pour ton bien, Christel.
– Non, je dois rester ! Je ne peux pas l'abandonner encore une fois !
Ils refusèrent de l'écouter, et marchèrent vers la sortie. Christel ruait entre leurs mains, s'accrochant désespérément à la vue du Doyen étendu sur l'autel.
– Lâchez-moi !
Ils l'emportèrent, hors de la chapelle, loin du Doyen.
– Non !
Lilian, pétrifiée, ne faisait plus un geste. Impuissante, elle le vit partir, entraîné de force.
La lourde porte de la chapelle se referma sur eux, et tous se regardèrent avec gêne. Muets, ils gardèrent le silence alors que les murs de la chapelle résonnaient encore de ses cris de désespoir.
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