Chapitre 32 (partie 1)
Bon Dieu, qu'est-ce qu'il faisait chaud, dans ce patelin ! On suait sang et eau, ici. S'il était sujet aux calembours foireux, il dirait volontiers que la chaleur était infernale.
Christel ignorait depuis combien de temps il était là. Il n'en avait pas une idée précise, mais il devinait facilement que ça faisait un bon moment. Et toujours personne pour l'accueillir. Il savait que les usages se perdaient aux Enfers, mais tout de même ! Il se promit d'assaisonner à sa manière le premier péquenot qui viendrait le chercher.
Il attendit.
La chaleur était de plus en plus intenable. Autour de lui, tout n'était que flammes gigantesques et rougeoyantes. Elles s'écartaient devant ses pas, telle une invitation, mais il ignorait où il se trouvait exactement, et il préféra ne pas s'aventurer plus loin.
Il attendit, donc, qu'on vînt le chercher. Il se demandait fugitivement qui ferait bien le déplacement pour l'accueillir. Ce travelo de Bélial ? Cette saleté de mouche de Belzébuth ? Ou ce vieux bouc de Pan ? Il espérait peut-être que ce fût Lilith. Avec un peu de chance, il la distrairait suffisamment pour qu'elle voulût faire de lui un amant... Mouais, fallait pas trop rêver.
La seule chose qu'il se promit néanmoins du plus profond de ses entrailles, du moins ce qu'il en restait, c'était de faire la peau à cette vache putassière de Kate. Il avait beau essayer de se raisonner, rien à faire, il avait envie de lui arracher bras et jambes avec des ciseaux à broder. De quoi lui couper l'envie de le charcuter comme elle l'avait fait.
Mais elle y était arrivée, ainsi était la vie. Ou la mort, selon l'angle sous lequel on se plaçait. Grimaçant devant ce pitoyable trait d'humour noir, Christel porta la main à sa poitrine, sentant sous ses doigts avec une douloureuse acuité les perforations hystériques infligées par Kate. Il avait presque l'impression de sentir encore le pieu s'enfoncer dans sa chair.
Il vit alors quelque chose.
Quelqu'un venait. C'était pas trop tôt !
– Eh bien, vous pressez pas, surtout ! râla-t-il. Ça fait des plombes que je vous attends !
La silhouette qui venait d'apparaître s'approcha dans sa direction.
– Mes amis et moi-même vous souhaitons la bienvenue en Enfer, salua-t-elle.
– Super, on s'en fout, railla Christel en guise de réponse. Bon alors, elle est où, l'entrée, qu'on commence ?
Il s'avança, prêt à suivre l'individu.
– Vous semblez extrêmement hâtif, releva celui-ci.
– Sans blague ? Vous croyez que je suis là pour me la couler douce ? J'ai des culs à botter, moi ! Ça va saigner, vous allez voir, il y en a qui vont regretter le temps où j'étais là-haut !
Christel marcha d'un pas résolu vers la silhouette. Mais celle-ci s'interposa et se dressa devant lui, et le jeune homme sentit un frisson lui traverser le corps.
Il s'était attendu à tout et n'importe quoi pour la cérémonie d'accueil, mais pas à ça. Il avait pensé à Bélial, Belzébuth, même à Pan, espéré un chouïa Lilith, mais là... Rien à faire, il n'en revenait pas.
– Je regrette, Christel, mais vous ne botterez rien du tout.
Le Doyen. En personne.
– C'est une blague ? Qu'est-ce que vous foutez là, vous ? balbutia le jeune homme stupéfait.
– Je suis là pour vous empêcher de commettre la plus monumentale erreur de votre vie.
Christel resta là, les bras ballants, considérant le Doyen bouche bée. Il regarda hasardeusement autour de lui, comme s'il espérait trouver dans la fournaise un quelconque portail permettant d'expliquer sa présence.
– Mais d'où vous sortez ?
– Du même endroit que vous, évidemment.
Christel se prit la tête à deux mains.
– Misère, se lamenta-t-il, je me demande comment j'ai pu faire pour vous comprendre pendant tout ce temps. Et surtout, comment j'ai pu faire pour choper moi-même cette sale manie que vous avez de ne jamais dire les choses simplement.
Le Doyen lui sourit, à la fois d'amusement et de bonté.
– Je suppose qu'en dépit de nos divergences, nous étions beaucoup plus proches que vous ne le pensiez.
– Euh... Ok. Là, ça devient inquiétant. Qui êtes-vous, et qu'avez-vous fait du Doyen ?
Mais ce dernier ne répondit pas, jetant un rapide coup d'œil autour de lui.
– Je n'ai plus beaucoup de temps, je vais donc avoir l'obligation d'être bref.
– Ah bon ? Pourquoi ? s'étonna Christel.
Et il se tut, car les flammes autour d'eux s'étaient brusquement agitées. Elles avaient gagné en hauteur et en chaleur, les enveloppant presque.
– Merde, qu'est-ce qui se passe ?
– Ça a commencé, murmura le Doyen.
Il mit ses mains sur les épaules de Christel et lui fit face.
– Nos chemins se séparent ici, déclara-t-il. Christel, écoutez-moi très attentivement : retournez là-haut. Il y a dans le monde des vivants une personne qui a besoin de vous, plus que n'importe qui d'autre. Accompagnez-la, je sais que vous êtes tout à fait capable et tout désigné pour le faire.
– Euh... Quoi ?
– Vous n'avez plus rien à craindre, maintenant, le rassura le Doyen, j'ai tout arrangé avec eux. Partez, Christel, une grande tâche vous attend.
Et il alla pour se détourner, mais Christel le saisit vivement par le bras et le fit se retourner.
– Vous êtes sérieux ? Vous me faites quoi, là ? articula Christel.
Sa question aurait pu passer pour naïve, mais le ton de sa voix, le regard dans ses yeux, n'avaient en rien les accents de l'inintelligence. Il était tendu, la pupille contractée par l'angoisse. Il commençait à comprendre, et il avait peur de comprendre.
Le Doyen posa doucement sa main sur la sienne, l'encourageant silencieusement à relâcher sa poigne.
– Je prends votre place, expliqua-t-il simplement. J'estime que le monde, là-haut, aura davantage besoin de votre véhémence que de ma passivité. J'étais prêt à vous laisser mourir en me disant que c'était dans l'ordre des choses, et je me trompais. Dites à votre amie de ne pas s'en vouloir, elle avait raison. Je vous accusais d'égoïsme, mais laisser mourir son prochain n'est-il pas une forme d'égoïsme ?
Mais la poigne de Christel se resserra soudain, et le Doyen tourna la tête vers lui. Christel le regarda, furieux.
– Vous vous foutez de ma gueule ? Vous avez le culot de débarquer comme ça, mine de rien, et vous osez me balancer votre beau discours de sauveur de l'humanité, comme si tout allait bien ?
La main de Christel était tellement crispée autour de son bras que même le Doyen eut un mouvement pour tenter de se dégager.
– C'est ma fin, pigé ? ragea Christel. C'est moi, qui viens de clamser ! Alors, c'est à moi de passer cette putain de porte et d'aller foutre ma merde ! Si vous voulez dire à Lilian qu'elle avait raison de vous traiter de tocard, vous le ferez vous-même !
– Taisez-vous !
Le jeune homme se tut alors, interloqué par le ton cassant du Doyen au point qu'il eut un sursaut de frayeur. La colère brusquement évanouie, il le regarda, interdit. Jamais, au grand jamais, il n'avait entendu le Doyen parler comme ça.
Le Doyen marcha vers lui d'un pas rapide, et Christel recula par réflexe. Bien qu'encapuchonnés, il devinait les yeux étincelants de fureur.
– C'est à moi d'y aller, trancha le Doyen d'une voix ferme. Je n'ai plus rien à faire, là-haut, tous se sont bien chargés de me faire comprendre le bien qu'ils pensaient de moi.
Le jeune homme entendit ce dernier aveu, bouche bée.
– Vous êtes sérieux ? se moqua-t-il. Vous êtes là juste parce que, pour une fois, on vous a envoyé paître ? Vous êtes sensible à ce point-là ?
Le Doyen pinça les lèvres de contrariété. Il jeta un regard impatient autour de lui, puis sembla se résigner. Il tendit alors les bras devant lui, retroussant ses manches, puis écarta le bord de ses mitaines et dévoila ses poignets. Christel vit alors, sidéré, les perforations qui ne voulaient dire qu'une seule chose.
– Je vous rassure de suite, je ne suis pas qui vous croyez, ce serait bien trop présomptueux de ma part. Mais je vous prie de me croire quand je vous dis que j'ai autant de raisons que vous de me trouver ici.
Le Doyen remit ses mitaines en place, glissant ses mains dans ses manches.
– J'étais comme vous, Christel. Innocent, sans histoire. Nous n'étions qu'une simple communauté sans prétention. Puis, un jour, des maudits sont arrivés, aidés par des démons qui avaient possédé trois de nos prêtres. Ils ont tout détruit. Mes frères ont été torturés, mes sœurs violentées. Ce jour-là, Christel, j'ai su ce qu'était l'enfer.
Il releva alors son capuchon et le rejeta en arrière. Christel eut tout juste le temps de se dire qu'il devait certainement être le premier à pouvoir voir le reste de son visage. Puis il aperçut les paupières closes, tendues sur des orbites vides, et distingua enfin les sutures qui les maintenaient fermées. Horrifié, il comprit. Les yeux du Doyen avaient été crevés.
– Je n'ai jamais compris pourquoi c'est arrivé. Nous n'avions rien fait de mal, nous n'avions ni fortune, ni orgueil. Alors, dites-moi, si Dieu est véritablement amour, pourquoi a-t-Il laissé faire une chose pareille ?
– Mais... Et le pardon ? demanda Christel étourdiment, tellement étourdiment qu'il se sentit ridicule.
– Le pardon ? railla le Doyen, et Christel frissonna devant le mépris dans sa voix. Le pardon pour qui ? Pour quoi ? Pour les maudits qui ont fait ça, ou pour le Seigneur qui n'est pas intervenu ?
Le Doyen sembla alors prendre conscience de son emportement, et pinça les lèvres. Il rabattit le capuchon sur ses yeux.
– J'ai appris de la plus cruelle façon que tendre la joue gauche n'était que fadaises, reprit-il d'une voix plus posée. J'ai souvent entendu ces prétendus gens de bon conseil dire qu'il faut savoir pardonner pour notre bien. Sauf que le pardon n'est pas toujours la bonne solution, Christel, il apporte rarement le réconfort. Le réconfort, bien souvent, c'est d'avoir la force de regarder ce qui nous est arrivé en face et de se dire que l'on n'a pas mérité ça.
Le jeune homme fut bien en peine de lui répondre. Il devina les mains du Doyen se crisper dans ses manches.
– En dépit de mes vœux et de mes enseignements, j'ai juré de venger les miens. Aujourd'hui, me voilà. Je ne connaîtrai jamais le Paradis, mais si cela peut soulager mes frères et sœurs, alors je franchirai cette porte la tête haute, et je ferai payer leur crime aux responsables, cela dût-il me coûter la moindre parcelle de salut qu'il me reste.
Il soutint le regard de Christel, avait écouté sa confession en silence.
– Mais... Pourquoi maintenant ? voulut savoir le jeune homme. Vous avez tenu le coup pendant tout ce temps, et subitement, vous vous rappelez que vous avez des comptes à régler ?
Mais le Doyen ne sembla pas se formaliser face à la question de Christel. Au contraire, il eut même un petit sourire.
– Je considère cette occasion comme un bon investissement, affirma-t-il avec confiance.
Puis il se tourna vers le brasier, décidé.
– Faites votre office, ordonna-t-il alors d'une voix ferme.
– Attendez, non ! protesta Christel.
La fournaise se mut dans leur direction et les flammes se tendirent vers le Doyen.
– Arrêtez !
Christel se précipita, mais le Doyen le stoppa d'un geste.
– Sachez, Christel, que ce fut un honneur et une immense joie que de vous avoir compté à mes côtés.
– Non, je vous en prie !
Trop tard. Une bourrasque violente rugit dans sa direction, et le jeune homme se sentit soufflé en arrière. Il fut pris dans une sorte de tourbillon qui l'éleva brusquement du sol. Il se débattit, gesticulant, tendant les bras. Mais le Doyen ne bougea pas, se laissant entraîner vers la porte de l'Enfer.
– Ah, au fait, se souvint-il, vous serez bien aimable de rendre mon chapelet à Miss Hamilton.
Christel cria dans sa direction, mais une langue de feu l'enveloppa soudain, et tout disparut.
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